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Full text of "1770-1790 : l'opéra secret au XVIIIe siècle : aventures et intrigues secrètes racontées d'après les papiers inédits conservés aux Archives de l'État de l'Opéra"

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University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/17701790lopras00jull 


L'OPÉRA   SECRET 


XVIir    SIECLE 


Justification  des  tirages  de  Luxe 


3  Exempl.  sur  peau  de  vélin n"  i  à       ? 

12        —      sur  papier  du  Japon n"  4  a     i3 

i5        —              —          de  Chine n"  16  à     3o 

20        —              —          teinté  de  Renage,  n"  3i  à     3o 

5o        —             —          Whatman n"  3r   à  100 


^A.^AA/VVw'^^ 


gAUX-J'ORTES   PAR  DE    ]V[aLVAL 


'i^.i^ 


l^'JO-l^OO 


L'OPÉRA  SECRET 


AU 


XVIir  SIECLE 

Q/iventures   et   intrigues  secrètes 

racontées 

d'après  les  papiers  inédits 

conservés  aux  Archives  de  l'État  et  de  l'Opéra 


^DOLTHE    JULLIElSi 


PARIS 

LIBRAIRIE   ANCIENNE   ET   MODERNE 

EDOUARD    ROUVEYRE 

I,  rue  des  Saints- Pères,   i 
1880 


BtBLlOJHlCA 


ML 

mo 


^V^i'lsUr-TXO'POS 


f"^^g-j,^ORsauE  j'enlrepris  de  rechercher  aux  Ar- 
^..  chives  de  l'Etat  tous  les  papiers  ayant 
trait  an  séjour  en  France  de  Sacchini 
et  de  Salieri,  ainsi  qu'aux  ouvrages  qui 
leur  furent  commandés  par  V Administration  pour 
F  Académie  de  musique,  je  jus  tout  d'abord  effrayé 
des  liasses  énormes  qu'il  me  fallait  dépouiller  :  il 
s'agissait,  en  effet ,  de  seize  cartons  contenant  en 
moyemie  chacun  trois  cents  pièces,  sans  aucun  clas- 
sement méthodiaue  ni  chronologique. 


Ce  beau  désordre,  auquel  il  serait  d'ailleurs  très 
difficile  de  remédier,  rend  1rs  redierches  cxirêmernent 
longues,  car  telle  pièce  qui  parut  d'abord  insignifiante 
et  dont  la  trace  est  perdue ,  peut  acquérir  une  grande 
importance  rapprochée  de  tel  autre  papier  quon  dé- 
couvre beaucoup  phis  tard  :  ou  comprend  dés  lors  quel 
rôle  joue  la  mémoire  pour  un  travail  de  ce  genre,  dans 
l'impossibilité  où  l'on  est  de  noter  toutes  les  pièces  qui 
passent  sous  les  veux. 

A  mesure  que  je  poursuivais  mes  recherches,  je 
découvrais  de  nouvelles  données  très  intéressantes  sur 
r Opéra  du  dix-huitième  siècle,  et  je  m'assurais,  sans 
trop  m'en  étonner,  que  tons  les  écrivains  qui  se  sont 
occupés  de  l'histoire  de  notre  premier  théâtre  n'ont 
jamais  eu  l'idée  de  consulter  ces  documents,  où  four- 
millent les  révélations  les  plus  piquantes  :  c'est  pour- 
tant là,  et  non  ailleurs ,  que  se  trouve  la  véritable 
histoire  de  V Opéra. 

Seul,  Castil-Bla-:^e ,  a  eu  connaissance  des  trésors 
enfouis  dans  les  cartons  des  Archives,  mais  il  n'en  tira 
aucun  parti  et  ne  sut  même  pas  reproduire  exactement 
les  rares  renseignements  qu'il  y  puisa.  M.  Desnoires - 
terres,  du  moins,  les' a  dépouillés  avec  réflexion  et  a  su  ' 


les  mellre  à  conlribulion  pour  son  travail  si  cotiiplc! 
au  point  de  vue  documentaire  sur  Gluck  et  Piccinni. 

J'en  ai,  à  mon  tour,  extrait  soigneusement  toutes 
les  pièces  visant  Sacchini  et  Salieri,  les  plus  impor- 
tantes comme  les  moins  saillantes,  et  elles  ont  toutes 
trouvé  place  dans  mon  ouvrage  sur  la  Cour  et  l'Opéra 
sous  Louis  XVI. 

Mais  je  ne  m'en  suis  pas  tenu  là,  et,  m'y  reprenant 
à  plusieurs  fois  pour  ne  rien  laisser  échapper  de  cu- 
rieux ,  fai  voulu  écrémer  tous  les  papiers  présentant 
quelque  intérêt  et  les  produire  au  jour.  De  là  ces 
différents  articles ,  ayant  trait  à  tel  artiste  célèbre,  à 
telle  intrigue  demeurée  secrète,  qui  parurent  d'abord 
dans  divers  journaux  et  qui  forment,  réunis  ensemble, 
une  histoire  mystérieuse  et  vraie  de  l'Opéra  pendant 
les  années  qui  précédèrent  la  Révolution. 

Du  jour  où  je  les  publiai,  plusieurs  de  ces  pièces  se 
répandirent  très  vite  dans  la  presse.  La  plupart  de 
mes  cofifrères  voulurent  bien  nommer  celui  qui  les  avait 
recherchas ,  mais  plusieurs  se  les  approprièrent  sans 
plus  de  façon.  Certain  rapport  de  Dauvergne,  no- 
tamment, a  obtenu  un  vif  succès  de  curiosité,  mais 
l'intérêt  même  excité  par  ces  documents  à  leur  appari- 


lion  a  pu  faire   constater  gui  les  avait,  le  premier, 
découverts  et  publiés. 

Tous  les  papiers  vianuscrils  réunis  dans  ce  volume 
ont  vu  le  jour  par  mes  soins,  et,  quant  à  ceux  qu'on 
pourrait  déjà  connaître  en  partie  pour  les  avoir  lus 
sous  une  autre  signature,  ils  étaient  extraits  de  mes 
propres  articles.  Au  besoin,  la  date  de  publication  en 
ferait  foi  et  je  ne  fais ,  pour  ceux-là,  que  reprendre 
mon  bien  chez  autrui. 


2^  ■ 


irn^^^}^^^^^^ 


ERS  la  tin  du  dix-huitiéme  siè- 
cle, un  homme  exerça  une  in- 
fluence dominante  à  l'Opéra, 
i|'  influence  supe'rieure  même  à 
?^  celle  du  ministre  qui  de'tenait 
le  pouvoir  nominal ,  mais  qui 
laissait  son  second  gouverner. 
Ce  personnage  considérable  ne  jouissait  pas  seulement 
d'une  autorité  occulte,  car  lui-même  était  décoré  du 
titre  de  Commissaire  du  Roi  près  l'Académie  de 
musique,  mais  il  avait  su  par  son  esprit  d'intrigue, 
par  son  habileté  à  flatter  le  tiers  et  le  quart,  se  faire 
peu  à  peu  une  place  beaucoup  plus  grande  que  ses 
fonctions  ne  le  comportaient  d'abord.  Il  sut  enfin 
occuper  ce  poste  envié  pendant  les  dix  années  qui  pré- 
cédèrent immédiatement  la  Révolution,  et  ne  fût-ce 
que  par  la  durée  de  son   autorité,  il  mériterait  qu'on 


4  l'opéra    secret   au    XVllI»    SIÈCLE 

s'occupât  sérieusement  de  lui,  alors  même  qu'il  n'aurait 
pas  eu  une  si  grande  influence  sur  les  destine'es  de 
notre  Opéra,  partant  sur  celle  de  la  musique  drama- 
tique en  France. 

C'est  d'ailleurs  une  figure  singulière  et  bien  curieuse 
à  étudier  que  celle  de  ce  Papillon  de  la  Ferté,  parti 
d'une  position  assez  modeste  et  arrivé  aux  fonctions 
les  plus  enviées,  jouissant  d'un  crédit  sûr  et  l'em- 
ployant volontiers  pour  ses  favorites,  homme  aimable 
d'ailleurs  et  très  affable ,  trop  affable  même ,  doué 
d'une  grande  activité  et  d'un  sens  droit,  ne  boudant 
pas  au  travail,  imaginant,  proposant,  essayant  quantité 
de  projets  qu'il  croyait  être  pour  le  bien  de  l'Opéra  ; 
homme  de  mérite,  au  résumé,  mais,  pour  employer 
une  expression  toute  moderne,  faux  bonhomme  au 
premier  chef.  Ce  n'est  pas  assez  d'un  mot  pour  expli- 
quer ce  caractère  complexe,  et  il  ne  suffit  pas  d'inju- 
rier La  Ferté,  comme  fait  Castil-Blaze  le  déclarant  : 
«  vieux  dévot,  libertin  et  frappé  d'imbécillité  dès  ses 
plus  jeunes  ans,  »  pour  le  juger.  Celui-là  mérite  mieux 
qu'une  appréciation  sommaire,  qui  sut  jouer  un  tel 
rôle  dans  notre  histoire  musicale,  qui  gouverna 
presque  souverainement  l'Opéra  durant  une  période 
aussi  glorieuse  pour  ce  théâtre,  puisqu'elle,  vit  éclore 
les  chefs-d'œuvre  de  Sacchini  et  de  Salieri. 

Né  d'une  famille  vouée  aux  fonctions  financières,  le 
jeune  Papillon*  obtint  d'abord  des   intérêts  dans  les 


*  Denis-Pierre-Jean  Papillon,  dit  La  Ferté,  fut  inscrit  à  la  p.iroissc  de  Notre- 
Dame  de  Châlons  le  18  février  1727,  ainsi  qu'il  résulte  des  copies  de  son  acte 
de  naissance  et  de  son  acte  de  décès  (i"  thermidor  II)  conservées  aux  archives 
de  l'Opéra. 


UNROIDECOU  LISSES  5 

fermes  ;  puis,  lors  de  la  suppression  des  sous-fermes, 
il  acheta  assez  cher  une  charge  des  plus  recherchées 
et  fut  nommé  Intendant-contrôleur  de  l'Argenterie  et 
des  Menus  Plaisirs  de  la  Chambre  du  Roi.  Multiples 
et  délicats  étaient  les  devoirs  de  ces  fonctionnaires, 
appelés  plus  brièvement  intendants  des  Menus.  Ils 
devaient  examiner  en  détail  la  recette  et  la  dépense, 
tant  ordinaire  qu'extraordinaire,  qui  se  faisait  dans  la 
chambre  du  roi,  tant  pour  sa  propre  personne  qu'à 
l'entour  d'elle;  ils  en  tenaient  contrôle  et  devaient  faire 
rendre  compte  aux  trésoriers  généraux  de  l'Argenterie 
et  des  Menus ,  d'abord  devant  les  premiers  gen- 
tilshommes de  la  Chambre,  puis  à  la  Chambre  des 
comptes.  La  dépense  pour  la  personne  du  roi  compre- 
nait ses  habits,  linges,  ornements,  joyaux,  etc.  ;  la 
dépense  hors  de  sa  personne  embrassait  les  meubles  et 
l'argenterie  pour  les  appartements  royaux,  plus  les 
dépenses  extraordinaires,  telles  que  bals,  ballets, 
mascarades,  carrousels,  tournois,  baptêmes,  sacres, 
couronnements,  mariages,  pompes  funèbres,  services, 
enterrements,  anniversaires,  etc..  Les  intendants  des 
Menus  prêtaient  serment  de  fidélité  entre  les  mains  du 
chancelier  et  à  la  Chambre  des  comptes,  à  laquelle  ils 
soumettaient,  chaque  année  de  leur  exercice  finissant, 
le  résumé  de  tout  le  contrôle  exercé  par  eux.  Leurs 
gages  et  droits  étaient  portés  sur  les  états  de  la  dépense 
ordinaire  de  l'Argenterie,  mais  ils  avaient  en  outre 
pour  «  leur  bouche  à  cour  en  argent  »  chacun 
1,200  livres  à  la  Chambre  aux  deniers,  au  lieu  de  la 
bouche  à  cour  qu'ils  avaient  précédemment  à  la  table 
des   premiers  valets    de    chambre    et    secrétaires    du 


6  L    OPERA    SECRET    AU   XVIIl'   SIECLE 

cabinet,  et  ils  avaient  enfin  pour  leur  propre  usage 
chacun  deux  mulets  de  l'équipage  du  roi*. 

La  Ferté  employa  d'abord  toute  sa  diplomatie  à 
conquérir  la  sympathie  de  ses  supérieurs,  les  gen- 
tilshommes de  la  Chambre  du  roi ,  qui  avaient  mal 
accueilli  sa  nomination,  et  il  y  parvint  après  un  temps 
relativement  assez  court.  A  la  suite  de  l'insuccès  de 
l'administration  de  la  Ville,  en  1776,  il  fut  choisi  une 
première  fois  par  le  roi,  pour  mettre  un  peu  d'ordre 
dans  les  affaires  de  l'Opéra;  il  n'y  resta  guère  plus  d'un 
an,  mais  ce  court  ofhce  lui  suffit  pour  montrer  de 
réelles  qualités  d'administrateur  théâtral.  Aussi  quand, 
après  de  nombreux  essais  et  de  nouveaux  échecs,  le 
roi  dut  encore  enlever  la  gestion  de  l'Opéra  à  la  Ville 
en  1780,  rintendant  des  Menus  se  trouva  tout  naturel- 
lement désigné  par  ses  services  antérieurs  pour  sur- 
veiller de  près  la  direction  du  théâtre,  confiée  d'abord 
à  Berton,  puis  à  Dauvergne  :  c'est  de  ce  jour  que  date 
le  règne  artistique  de  La  Ferté. 

La  toute-puissance  de  La  Ferté  s'explique  par  ce 
simple  fait  que,  pendant  les  dix  années  qu'il  resta 
Commissaire  du  Roi  près  l'Académie  de  musique,  il 
vit  se  succéder  au-dessus  de  lui  quatre  ministres  de 
la  Maison  du  roi,  qui  devaient  nécessairement  prendre 
ses  avis  pour  paroles  d'Evangile  en  un  sujet  où  ils  ne 
connaissaient  pas  grand'chose,  et  qui  ne  restaient  pas 
assez  longtemps  en  place  pour  apprendre  à  juger  par 
eux-mêmes   les   contestations    si    compliquées    et   si 


*  Etat  de  la  France,  t.  I,  p.   290.  Le  dernier  Etat  de  la  France  a  été  publié 
en  1749,  six  ou  sept  ans  seulement  avant  l'entrée  en  fonctions  de  La  Ferté. 


UN    ROI    DE    COULISSES  7 

délicates  qui  s'élevaient  presque  chaque  jour  à  l'Opéra. 
La  Ferté  savait  très  habilement  jeter  le  grappin  sur  eux 
dés  qu'ils  entraient  en  fonctions,  et,  sous  prétexte  de 
leur  éviter  tous  les  désagréments  d'une  «  machine 
aussi  compliquée  »  à  conduire,  il  ne  leur  expliquait 
que  ce  qui  était  absolument  nécessaire;  il  leur  présen- 
tait chaque  affaire  en  litige  sous  le  jour  le  plus  propice 
à  ses  vues  ou  à  ses  projets  et  leur  dictait  le  plus  souvent 
leurs  ordres,  qu'ils  n'avaient  qu'à  signer. 

Une  lettre  comme  exemple  précis.  A  peine  le  comte 
de  Saint-Priest  eut-il  pris  possession  du  ministère,  que 
La  Ferté  lui  écrivit  la  lettre  suivante,  qu'il  avait  déjà 
dû  envoyer  aux  ministres  précédents  : 

Monseigneur, 

Je  respecterois  trop  vos  occupations  pour  oser  vous 
en  distraire  dans  un  moment  aussi  intéressant,  si  je  ne 
croyois  de  mon  devoir  de  vous  éviter  par  cette  même 
raison  les  importunités  qu'ont  même  éprouvées  dans 
des  temps  plus  tranquilles  MM.  vos  prédécesseurs,  à 
leur  avènement  au  ministère,  relativement  à  l'Opéra. 
Pour  les  éviter,  je  penserois ,  Monseigneur,  que 
jusqu'au  moment  où  vous  pourrez  me  sacrifier 
quelques  instants  pour  avoir  l'honneur  de  vous  rendre 
compte  de  l'administration  de  l'Opéra  et  des  raisons 
qui  ont  déterminé  le  roi  à  réunir  ce  spectacle  à  son 
domaine,  il  seroit  à  propos  que  vous  écartassiez  toutes 
les  demandes  importunes  qui  pourront  vous  être  faites 
surtout  relativement  à  des  congés,  en  répondant  que 
vous  ne  pouvez  rien  entendre  à  cet  égard  qu'après  vous 
être  fait  rendre  compte  de  la  position  de  l'Académie 
royale  de  musique.  J'ai  l'honneur  de  vous  prévenir. 
Monseigneur,  à  l'avance  que  ce  n'est  pas  une  des  plus 


8  l'opéra  secret  au  xviii^  siècle 

faciles  de  votre  ministère.  Mais  j'espère  qu'avec  M.  le 
vicomte  de  Saint-Priest,  qui  m'a  témoigné  de  la  bonté, 
nous  pourrons  vous  épargner  l'ennui  qui  est  la  suite 
de  cette  administration  et  dont  j'ai  cherché  à  éviter 
autant  que  j'ai  pu  les  dégoûts  à  MM.  vos  prédéces- 
seurs*.... 

Lorsque  La  Ferté  fut  chargé  de  la  surveillance 
supérieure  de  l'Opéra,  en  mars  1780,11  avait  au-dessus 
de  lui  le  ministre  Amelot,  —  et  c'est  avec  lui  qu'il  en 
prit  le  moins  à  son  aise,  parce  que  Amelot  voyait  de 
plus  près  les  affaires,  au  moins  celles  de  l'Opéra,  que 
ne  firent  ses  successeurs.  Mais  lorsque  Amelot  fut 
remplacé  parle  comte  de  Breteuil  au  courant  de  1783, 
lorsque  celui-ci  céda  la  place,  le  24  juillet  1788,  à 
M.  Laurent  de  Villedeuil,  qui  fut  remplacé  l'année 
suivante  par  le  comte  de  Saint-Priest,  La  Ferté  n'eut 
plus  de  conseils  à  prendre  de  personne  :  il  en  donnait, 
au  contraire,  à  ses  supérieurs,  qui  les  accueillaient  le 
plus  souvent  avec  l'empressement  de  gens  trop  heu- 
reux d'être  aussi  bien  renseignés.  Durant  ces  dix 
années,  La  Ferté  n'eut  sous  ses  ordres  qu'un  seul 
directeur  de  l'Opéra,  Dauvergne,  excepté  pendant  trois 
ans,  d'avril  1782  à  Pâques  1785,  durant  lesquels  Dau- 
vergne, exaspéré  par  l'insubordination  et  les  réclama- 
tions des  artistes,  avait  dû  se  retirer  et  les  laisser  se 
gouverner  en  république  ;  mais  le  comité  des  artistes 
était  alors  dans  la  main  de  La  Ferté  par  son  beau-frère 
Morel.  Peu  importait  dès  lors  à  l'intendant  des  Menus 


■   Archives   nationales.    Ancien   régime.  O  i.   626.    Lettre  de  La  Ferté   du 
20  juillet   1787. 


UN    ROIDECOU  LISSES  9 

qu'il  y  eût  oui  ou  non  un  chef  nominal  à  la  tète  de 
l'Opéra,  d'abord  parce  qu'il  devait  facilement  s'entendre 
avec  ce  directeur,  puis,  parce  qu'en  cas  de  de'saccord 
avec  lui,  il  pouvait  le  faire  combattre  par  le  comité  dont 
il  tenait  tous  les  fils  et  qui  était  toujours  prêt  à  contre- 
carrer son  chef  immédiat.  De  quelque  façon  qu'on  s'ar- 
rangeât,  c'était  toujours  lui,  La  Ferté ,  qui  demeurait 
le  conseiller  nécessaire  et  le  maître  souverain. 

Des  quatre  ministres  précités ,  c'est  le  baron  de 
Breteuil  qui  resta  le  plus  longtemps  à  la  Maison  du 
roi  :  c'est  aussi  sur  lui  que  La  Ferté  exerça  le  plus 
d'empire,  précisément  parce  que  le  baron  était  peu  au 
courant  des  choses  du  théâtre  et  qu'il  marqua  d'abord 
pour  elles  un  extrême  dédain,  si  l'on  en  croit  Métra. 
«  En  s'installant  dans  son  département,  M.  de  Breteuil 
a  trouvé  fort  plaisant  que,  depuis  le  ministère  de 
M.  Amelot,  il  y  eût  douze  volumes  in-folio  de  lettres 
respectivement  écrites  entre  ce  ministre  et  l'adminis- 
tration de  l'Opéra  ;  il  a  bien  assuré  que  tel  long  que  pût 
être  son  règne,  il  ne  laisserait  jamais  dans  les  archives 
ministérielles  des  dépôts  aussi  complets  de  son  attention 
en  cette  partie,  et  c'est  ce  que  tous  ceux  qui  connais- 
sent la  gravité  respectable  de  M.  de  Breteuil  ne  balan- 
cent point  à  croire  ;  il  y  a  bien  quinze  ans  qu'on  ne 
l'a  vu  au  spectacle,  et  certainement  il  se  respecte  trop 
et  respecte  trop  les  hommes  pour  donner  autant  de 
temps  à  des  choses  futiles  en  comparaison  de  celles 
que  l'on  néglige,  et  qui  intéressent  le  bonheur  et  la 
paix  de  la  société  *.  » 

'  Correspondance  secrète,  23  novembre  1783. 


lo  l'opéra  secret  au  xviii*'  siècle 

Il  n'y  a  qu'à  ouvrir  les  cartons  des  Archives  nationales 
pour  s'assurer  que  M.  de  Breteuil,  malgré  sa  «  gravité 
respectable  »,  a  dû  s'occuper  beaucoup  de  ces  «choses 
si  futiles  »,  et  plus  peut-être  qu'aucun  autre  ministre, 
car  les  pièces  échangées  entre  lui,  le  commissaire  royal 
et  le  comité,  durant  les  cinq  années  qu'il  resta  ministre, 
sont  presque  innombrables.  C'est  autant  de  perdu  pour 
sa  réputation  de  gravité,  mais  c'est  autant  de  gagné 
pour  l'histoire  *. 

D'ailleurs  La  Ferté  avait  su  très  habilement  s'y  pren- 
dre pour  établir  son  crédit  auprès  du  ministre  et  de 
son  secrétaire,  M.  Comyn.  Il  leur  faisait  assidûment  la 
cour,  il  les  invitait  à  tour  de  rôle  à  sa  petite  campagne 
de  l'île  Saint-Denis,  il  jouait  à  merveille  la  lassitude, 
il  se  plaignait  fort  à  propos  des  ennuis  de  cette  admi- 
nistration, —  juste  assez  pour  qu'on  le  complimentât, 
sans  songer  à  l'en  décharger  ;  —  il  se  représentait  vo- 
lontiers comme  «  enrhumé  ou  enfluxionné  »  et  jouait 
d'autres  fois  la  résignation.  «  Monseigneur,  je  serai 
privé  aujourd'hui  d'avoir  l'honneur  de  vous  faire 
ma   cour ,    étant  incommodé ,   étant   arrivé    au  mo- 


*  M.  de  Breteuil  compromit  bien  aussi  cette  belle  gravité  par  sa  conduite  lé- 
gère. Outre  ses  relations  avouées  avec  une  de  ses  sujettes,  la  première  danseuse 
Victoire  Sauluier,  il  était  le  cavalier  servant  de  M™=  Griraod  de  la  Reynière, 
femme  du  fermier  général  et  mère  du  gastronome  incomparable,  le  plus  lettré 
des  gourmands  et  le  plus  gourmand  des  lettrés,  comme  dit  M.  Monselet  dans 
son  intéressante  étude  sur  Grimod  de  la  Reynière.  M.  de  Breteuil  fît  arrêter  et 
incarcérer  le  (ils  de  sa  maîtresse,  en  avril  17S6,  pour  se  venger,  elle  et  lui,  de 
quelques  traits  moqueurs.  «  Un  ministre,  écrivait  plus  tard  Grimod,  dont  le 
nom  sera  longtemps  célèbre  dans  les  annales  du  despotisme  et  de  la  brutalité, 
m'exila  dans  une  abbaye  au  fond  de  la  Lorraine.  Il  n'était  nullement  question 
du  gouvernement  dans  mon  mémoire,  et  cet  exil  fut  une  vengeance  personnelle 
du  ministre,  auquel,  il  est  vrai,  je  n'avais  jamais  pris  la  peine  de  dissimuler  mon 
profond  mépris.  >> 


UN    ROI    DE    COULISSES  II 

ment  fâcheux  qui  m'avoit  été  annoncé ,  il  y  a  plus 
de  dix  ans,  si  je  continuois  à  mener  une  vie  aussi 
sédentaire  sur  mes  papiers  :  mais  c'est  chose  faite  *.  » 
Il  avait  à  l'occasion  le  mot  pour  rire  et  savait  dérider 
ses  supérieurs,  après  les  avoir  apitoyés.  «  Le  temps 
affreux  qu'il  fait  à  Paris  a  presque  fait  fermer  aujour- 
d'hui l'Opéra  ;  les  sujets  ne  trouvant  pas  de  voiture, 
les  rues  étant  des  rivières,  ils  se  sont  rassemblés  au 
magazin,  d'où  ils  m'ont  fait  prier  de  leur  prêter  un 
chariot  couvert  des  Menus  avec  des  cheveaux,  pour 
les  mener  et  ramener  de  l'Opéra  ;  on  a  arrangé  le  tout 
en  dedans  avec  des  chaises  et  bancs,  j'espère  qu'il  ne 
leur  arrivera  pas  malheur  et  que  cela  ne  ressemblera 
pas  au  voyage  de  Ragotin  **.  » 

Le  ministre  était  assez  porté  sur  sa  bouche,  à  ce  qu'il 
paraît,  et  La  Ferté  s'entendait  fort  bien  à  flatter  son 
faible  pour  la  bonne  chère  :  leur  correspondance  admi- 
nistrative est  assez  souvent  entremêlée  de  détails  culi- 
naires qui  font  venir  l'eau  à  la  bouche.  «  Monseigneur, 
écrivait  certain  jour  La  Ferté,  je  suis  bien  fâché  de  la 
raison  qui  me  prive  de  l'honneur  de  vous  posséder 
demain,  j'espère  cependant  que  votre  guérison  sera 
aussi  prompte  que  je  le  désire  et  que  vous  voudrez 
bien  alors  me  dédommager.  Je  ferai  en  sorte,  si  je  suis 
un  peu  moins  enchaîné,  d'avoir  l'honneur  d'aller  m'in- 
former  demain  de  votre  santé  et  de  vous  faire,  Monsei- 
gneur, ma  cour  ;  je  vous  prie  de  vouloir  bien  agréer 


■  Archives   nationales.    Ancien    régime.   O  i.   62b.    Lettre  de  La   Ferté  au 
ministre,  du  24  février  1784. 

"  Ihid.  Lettre  de  La  Ferté  au  ministre,  du  2  janvier  1784. 


12  L  OPERA    SECRET    AU    XVIIl"   SIECLE 

un  outardeau  qui  m'est  arrivé,  je  désire  que  vous  le 
trouviez  de  votre  goût  *.  » 

Mais  après  manger  il  faut  boire,  et  La  Ferté  étant 
allé  passer  quelque  temps  en  Champagne,  à  l'automne 
de  1784.  le  baron  de  Breteuil  lui  adresse  une  petite 
lettre  dont  voici  le  passage  important  :  «  Je  vous  remer- 
cie des  informations  que  vous  voulez  bien  me  donner 
sur  les  différentes  espèces  de  vins  de  Champagne,  dont 
votre  séjour  dans  cette  province  vous  a  mis  à  portée 
de  prendre  connaissance.  Je  vois  que  le  bon  est  assez 
rare.  Si  vous  voulez  en  rapporter  quelques  essays,  je 
verrai  h  votre  retour,  à  me  décider  sur  la  quantité  que 
je  pourrai  m'en  procurer  **.  »  La  Ferté  était  trop  bon 
courtisan  pour  ne  pas  offrir  à  son  chef  tous  les  «  essays  » 
que  celui-ci  désirait  ;  et  nul  doute  que  M.  de  Breteuil 
n'ait  pavé  le  vin  de  Champagne  de  la  même  monnaie 
que  l'outardeau. 

Malgré  toutes  ces  prévenances,  La  Ferté  essuyait 
parfois  quelques  rebuffades  du  ministre,  mais  le  nuage 
était  bientôt  passé.  Comme  tous  les  gens  pénétrés  de 
de  leur  importance  et  qui  se  savent  indispensables,  La 
Ferté  ne  négligeait  aucune  occasion  de  faire  du  zèle  : 
il  paraissait  se  donner  beaucoup  de  peine  pour  résoudre 
les  questions  les  plus  simples  et  faisait  semblant  d'aper- 
cevoir de  graves  complications  là  où  il  n'y  avait  nul 
embarras.  Ainsi  écrit-il  certain  jour  au  ministre  (27. 
mars  1784)  que  tout  le  comité  de  l'Opéra,  le  bailli  du 


*  Archives  nationales.    Ancien   régime.   O   i,   62e.  Lettre  de  La  Ferté  au 
ministre,  du  12  janvier  1784. 

"  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  634.   Lettre  du  ministre  à  La 
Ferté,  du  25  octobre  1784. 


UNROIDECOULISSES  10 

Rollet  et  Salieri,  sont  venus  le  trouver  tout  en  émoi 
pour  lui  exposer  de  graves  réclamations.  L'apparition 
des  Danaïdes,  lui  ont-ils  dit,  a  été  fixée  au  lundi  19 
avril,  de  façon  à  assurer  le  paiement  des  sujets  pour  la 
fin  de  ce  mois  ;  cette  représentation  importante  est 
attendue  avec  impatience  par  le  public,  et  voilà  qu'on 
répand  le  bruit  que  M"°  Montansier  voudrait  faire 
chanter  trois  ou  quatre  fois  à  Versailles,  la  semaine 
prochaine,  les  artistes  de  l'Opéra.  Ce  retard  dans  les 
répétitions  pourrait  causer  à  l'Opéra  une  perte  de  plus 
de  i5o,ooo  francs,  car  les  recettes  seraient  presque  nul- 
les pour  le  mois  d'avril,  et  les  appointements  des  ac- 
teurs resteraient  encore  en  suspens.  Cependant,  ajoute 
La  Ferté,  ces  considérations,  si  graves  qu'elles  soient, 
doivent  céder  devant  les  désirs  de  la  reine,  si  c'est  vrai- 
ment pour  répondre  aux  intentions  de  Sa  Majesté  que 
la  Montansier  veut  attirer  les  sujets  de  l'Opéra  à  Ver- 
sailles et  les  déranger  des  répétitions  :  c'est  ce  qu'il 
faudrait  éclaircir  en  toute  hâte,  à  son  humble  avis. 

A  lire  cette  lettre  si  pressante,  il  semblait  vraiment 
qu'il  y  eût  péril  en  la  demeure.  Le  ministre  ne  s'en 
émut  pas  beaucoup  et  fit  simplement  répondre  par  son 
secrétaire  que  «  le  projet  en  question  n'avait  pas  le 
moindre  fondement,  que  M.  de  La  Ferté  en  a  pris 
allarme  à  tort  ;  »  puis  il  ajouta  de  sa  main,  non  sans 
une  nuance  d'impatience  :  «  Vous  aurez  tous  les  jours 
des  inquiétudes  nouvelles,  si  vous  ouvrez  les  oreilles 
aux  propos  *.  » 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  626.  Lettres  de  La  Ferté,  des 
17  et  27  mars  1784.  Lettres  du  ministre,  des  27  et  28  mars. 


14  l'opéra  secret  au  xviii^  siècle 

Avant  même  d'être  chargé  de  la  direction  de  l'Opéra, 
La  Ferté,  qui  avait  su  prendre  assez  vite  le  premier 
rang  parmi  les  intendants  des  Menus  pour  que  le  mi- 
nistre et  les  gentilshommes  de  la  Chambre  aient  voulu, 
en  1762,  réunir  les  trois  charges  d'intendants  sur  lui 
seul,  La  Ferté  voyait  déjà  onduler  autour  de  lui  une 
cour  nombreuse  de  flatteurs,  de  ces  gens  à  l'œil  exer- 
cé, au  flair  subtil,  qui  savent  discerner  entre  mille  le 
puissant  du  lendemain,  le  maître  futur,  et  qui  s'atta- 
chent dès  lors  à  sa  destinée  avec  une  obstination  d'au- 
tant moins  touchante  qu'elle  est  plus  tôt  récompensée. 

Poinsinet,  l'illustre,  l'unique  Poinsinet,  Poinsinet  le 
mystifié,  était  un  des  courtisans  les  plus  empressés  de 
La  Ferté,  et  lorsque  sa  comédie  du  Cercle  fut  repré- 
sentée à  la  Comédie-Française ,  il  s'empressa  de  la 
dédier  à  son  protecteur  *.  Cette  flatterie  lui  valut 
aussitôt  une  dure  leçon  : 

On  s'étonne  et  même  on  s'irrite 

De  voir  encenser  un  butor  ; 

N'a-t-on  pas  vu  l'Israélite 

Jadis  adorer  le  veau  d'or  ? 

Un  auteur  peut,  sans  être  cruche, 

Emmécéner  un  La  Ferté  ; 

C'est  un  sculpteur  qui  d'une  bûche. 

Sait  faire  une  divinité  **. 

■  Cette  petite  comédie,  le  Cercle  ou  la  Soircc  à  la  modi,  renfermait,  parait-il, 
plusieurs  scènes  de  la  comédie  de  Palissot  jouée  à  Nancy  et  imprimée  dans  ses 
œuvres  sous  ce  même  titre  du  Cercle.  Comme  ou  demandait  à  Palissot  pourquoi  il 
n'avait  pas  revendiqué  cette  comédie  ;  "  Serait-il  décent,  dit-il,  que  Géronte 
revendiquât  sa  robe  de  chambre  sur  le  corps  de  Crispin?  >>  Cette  petite  pièce,  en 
forme  de  mosaïque,   renfermant  quelques  peintures  assez  vraies  de  ce  qui  se 

passait  parmi  les  gens  d'un  certain  monde,  le  duc  de disait  à  l'auteur  : 

I.  Il  faut,  monsieur  Poinsinet,  que  vous  ayez  bien  écouté  aux  portes.  » 

"  Mémoires  secrets,  2  octobre  1764. 


UN    ROI    DE   COULISSES  15 

Cette  injurieuse  facétie  n'empêcha  pas  Poinsinet  de 
tomber  en  récidive  pour  mieux  s'assurer  les  bonnes 
grâces  de  son  illustre  patron,  car  moins  d'un  an  après 
il  composait  une  pièce  de  vers  bien  élogieuse  et  bien 
fade  pour  célébrer  la  fête  de  M'"'^  Razetti.  «  Qu'est-ce 
que  c'est  que  cette  dame  ?  demande  Bachaumont.  C'est 
la  maîtresse  de  M.  de  La  Ferté.  Qu'on  juge  de  là  avec 
quelle  infamie  M.  Poinsinet  prostitue  sa  muse.  A  quelle 
bassesse  ne  se  dégrade-t-on  pas,  quand  on  a  perdu  les 
mœurs  *  ?  » 

La  Ferté  se  fait  plus  sévère  et  plus  rigide  qu'il  n'était 
lorsqu'il  se  pique  en  certain  mémoire  d'avoir  dirigé 
cette  gent  intraitable  des  artistes  avec  une  équité  par- 
faite, de  s'être  écarté  d'eux  autant  que  possible  et  de 
n'avoir  jamais  eu  ni  faiblesse  ni  tendresse  pour  aucune 
de  ses  charmantes  sujettes.  Cette  indépendance  de  cœur 
est  toujours  bien  difficile  à  conserver  pour  un  homme 
placé  dans  une  position  où  mille  occasions  le  sollici- 
tent de  faillir,  et  M.  de  La  Ferté  succomba  tout  comme 
un  autre.  Cet  homme  qui  se  targue  d'une  rigidité  inat- 
taquable eut  au  moins,  sans  parler  des  bonnes  fortunes 
passagères,  deux  liaisons  sérieuses  :  l'une  dans  la  danse, 
l'autre  dans  le  chant.  Il  va  sans  dire  que  celles  qu'il 
avait  distinguées  n'étaient  ni  les  plus  mal  vues  ni  les 
plus  mal  traitées  à  l'Opéra. 

Il  honora  d'abord  de  ses  faveurs  cette  charmante 
Cécile  Dumesnil,  demeurée  célèbre  sous  son  prénom 
et  qui  brillait  à  l'Opéra  par  ses  talents  autant  que  par 
ses  grâces  juvéniles.  Elle  avait  débuté  en   1776,  sous 

*  Mémoires  secrets,  25  janvier  176$. 


l6  l'opéra    secret   au    XVIII'   SIÈCLE 

l'administration  de  Berton,  et  avait  obtenu  du  premier 
coup  le  plus  vif  succès  :  c'était  Gardel  l'aîné  qui  lui 
avait  enseigné  la  danse.  Il  eut  aussi  le  bonheur  envié 
de  toucher  le  premier  son  cœur  novice,  au  grand  dés- 
espoir des  nombreux  paillards  qui  s'étaient  mis  sur  les 
rangs,  comme  le  ténor  Legros,  et  qui  enrageaient  de 
ne  pouvoir  plus  posséder  ce  trésor  que  de  seconde 
main,  —  au  plus  tôt  *.  La  tendre  Cécile  avait  décidé- 
ment un  faible  pour  ses  camarades  de  la  danse,  car 
moins  d'un  an  après,  alors  qu'elle  était  déjà  la  plus 
courtisée,  elle  se  refusait  aux  adorateurs  les  plus  dis- 
tingués et  les  plus  riches  pour  reporter  ses  préférences 
sur  le  danseur  Nivelon  o  qui  possédait  en  homme  tout 
ce  qu'elle  avait  en  femme.  »  Mais,  par  une  de  ces  bi- 
zarreries trop  communes  en  amour,  le  beau  danseur 
ne  répondait  pas  aux  soupirs  de  Cécile,  tout  épris  qu'il 
était  d'une  danseuse  figurante,  M^i"  Michelot,  honorée 
des  faveurs  du  comte  d'Artois,  mais  dont  les  appas 
n'étaient  pas  comparables  à  ceux  de  sa  toute  jeune 
rivale.  Dans  un  accès  de  jalousie  exaspérée,  celle-ci 
s'était  laissée  aller  à  toute  sa  fureur  contre  la  demoi- 
selle Michelot,  qu'elle  maltraita  fort  :  il  fallut  bien  des 
efforts  et  des  conseils  pour  calmer  cette  tigresse,  dont 
le  mérite  personnel  pouvait  seul  faire  excuser  la  fougue 
et  les  écarts  **. 

M"*^  Cécile  avait  eu  certain  jour  des  velléités  de 
cantatrice  et  elle  avait  imaginé  de  jouer  Colette  du 
Devin  du  village  avec  sa  camarade  de  la  danse,  M"«  Do- 


*  Mémoires  secrets,   1 8  mars  1777. 
**  Ibid.,  17  février  1778. 


UN    ROI    DE    COULISSES  IJ 

rival,  pour  Colin.  Le  public  se  porta  en  foule  à  ces  re- 
présentations inattendues,  mais  il  fil  clairement  com- 
prendre aux  chanteuses  improvisées  qu'il  préférait  leur 
plumage  à  leur  ramage,  —  l'une  avait  la  voix  aigre  et 
l'autre  chantait  faux,  —  et  elles  se  contentèrent  dès 
lors  de  danser  *.  Très  peu  de  temps  après  ce  caprice 
vocal,  M"=  Cécile  se  faisait  renvoyer  du  théâtre  pour 
un  coup  de  tête.  Elle  avait  refusé  de  paraître  en  scène 
parce  qu'on  ne  voulait  pas  lui  donner  un  costume 
aussi  brillant  que  celui  de  la  Guimard,  et  Amelot,  qui 
se  trouvait  précisément  au  spectacle  ce  soir-là,  l'avait 
fait  conduire  au  For-l'Evêque  en  prononçant  son  ex- 
clusion de  l'Opéra.  Mais  la  rebelle  avait  un  protecteur 
tout-puissant  dans  la  personne  du  prince  de  Conti,  et 
celui-ci  n'eut  pas  de  peine  à  faire  réintégrer  la  dan- 
seuse, au  grand  plaisir  des  amateurs  de  spectacle,  que 
cet  événement  imprévu  avait  jetés  dans  la  consterna- 
tion **. 

Après  une  nouvelle  absence  inexpliquée.  M""  Cécile 
était  rentrée  au  théâtre  comme  maîtresse  en  titre  de 
La  Ferté,  qui  l'avait  mise  dans  la  plus  grande  opulence. 
Elle  avait  reparu  dans  le  prologue  de  Sylvie  et  avait 
obtenu  des  applaudissements  enthousiastes,  car  cette 
retraite  semblait  avoir  encore  augmenté  son  talent  aux 
yeux  de  ses  admirateurs,  mais  les  préférences  que  lui 
valait  la  protection  de  La  Ferté  la  faisaient  mal  voir 
de  ses  camarades,  jalouses  déjà  de  sa  figure  et  de  ses 
charmes.   Six  mois  n'étaient   pas  écoulés  depuis  cette 


Mimoirts  secrets,  i8  mai  1778. 
'  Ibid.,  I  et  2  juin  1778. 


iS  L    OPÉRA   SECRET   AU    XVIII"   SIECLE 

rentrée  triomphale  que  la  jolie  enfant  mourait  subite- 
ment en  couches,  à  peine  âgée  de  vingt-deux  ans.  Cette 
perte  cruelle  plongea  dans  une  affreuse  douleur  le  fi- 
nancier qui  pensait  alors,  paraît-il,  à  l'épouser  en  re- 
connaissant ses  enfants,  mais  le  confesseur  appelé  au 
lit  de  mort  de  la  danseuse  exigea  qu'elle  éloignât  d'elle 
son  amant  et  qu'elle  déclarât  que  les  enfants  nés  du- 
rant le  temps  de  leur  union  n'étaient  pas  de  lui.  Cet 
aveu  public,  fait  en  présence  de  toute  la  maison  appe- 
lée en  témoignage,  humilia  au  dernier  point  le  pauvre 
intendant  :  il  aurait  pourtant  dû  s'en  douter  *. 

La  Ferté,  qui  avait  perdu  sa  femme  depuis  longtemps, 
était  bien  libre  de  courtiser  les  filles  d'Opéra  dont  il 
avait  la  direction  supérieure,  mais  l'âge  venant,  il 
éprouva  le  besoin  d'avoir  des  affections  plus  solides  et 
il  crut  les  retrouver  dans  les  liens  légitimes  d'un 
nouveau  mariage.  Il  convola  en  secondes  noces,  au 
commencement  de  1782,  et  parut  se  ranger  de  plus  en 
plus  dans  son  intérieur  ;  il  se  voua  même  très  ostensi- 
blement aux  pratiques  religieuses,  et  c'est  alors  surtout 
qu'il  se  rapporta  des  soins  profanes  de  l'Opéra  à  son 
ancien  caissier,  cet  intrigant  Morel,  devenu  son  beau- 
frère  et  qui,  après  avoir  contrôlé  les  voitures  publiques 
sur  la  grande  route,  se  mêlait  d'avoir  de  l'esprit  et  de 


*  Mémoires  secrets,  ii  janvier,  21  et  22  août  1781.  —  M'i' Cécile,  dont  la  car- 
rière fut  si  courte,  avait  été  reçue  danseuse  en  double  en  1777,  aux  gages  de 
i,$oo  livres.  Au  bout  de  deux  ans,  elle  est  arrivée  au  rang  de  «  remplacement  « 
à  2,000  livres  d'appointements  :  elle  était  la  deuxième  de  cette  classe  et  n'avait 
devant  elle  que  M"''  Dotival,  lorsqu'elle  vint  à  mourir.  Il  ne  la  faut  pas  con- 
fondre avec  une  autre  M"=  Duraesnil,  reçue  comme  danseuse  en  double  en  1772 
et  qui  se  retira  en  1777,  l'année  même  de  la  réception  de  Cécik-.  (^Registre  des 
Archives  de  l'Opéra  ) 


UN    ROI    DE   COULISSES  iq 

faire  des  vers,  —  en  attendant  mieux,  —   grâce    au 
concours  discret  de  l'abbé  Le  Beau  de  Schosne  *. 

Tout  de'vot  et  marié  qu'il  fût,  La  Ferté  ne  tarda  pas 
de  retourner  à  son  vomissement ,  pour  employer 
l'énergique  expression  des  Mémoires  secrets  :  il  devint 
amoureux  de  M"*^  Maillard,  et  pour  faire  valoir  sa  jeune 
protégée  ,  il  imagina  de  lui  donner  en  chef  le  per- 
sonnage de  Didon,  dans  le  chef-d'œuvre  de  Piccinni  **. 
Mais  M™e  Saint-Huberty  tenait  ce  rôle  avec  un  succès 
éclatant,  et  le  difficile  était  de  l'évincer.  La  Ferté  crut 
avoir  trouvé  un  biais  :  il  lui  écrivit  qu'elle  devait 
éviter  de  se  fatiguer  et  se  réserver  pour  des  ouvrages 
plus  nouveaux  ;  mais  la  grande  tragédienne  ,  qui 
entendait  bien  ne  pas  céder  ainsi  un  de  ses  plus  beaux 
succès,  répondit  aussitôt  que  sa  santé  lui  permettait  de 
jouer  tous  ses  rôles,  et  elle  joignit  à  sa  lettre  un 
certificat  du  médecin  attestant  sa  parfaite  santé. 
Repoussé  de  ce  côté,  La  Ferté  se  retourna  vers  le 
ministre,  et  lui  démontra  si  bien  l'utilité  qu'il  y  avait  à 


'  Mémoires  secrets,  14  avril  1782. 

"  'M^'  Maillard,  qui  devait  tenir  le  premier  rang  à  l'Académie  de  musique  du- 
rant toute  la  période  révolutionnaire,  depuis  le  départ  de  M'^'^  Saint-Hubertv 
jusqu'à  l'arrivée  de  M'"^  Branchu,  venait  d'être  enlevée  de  droit  par  l'Opéra  au 
théâtre  des  Petits-Comédiens  du  bois  de  Boulogne.  Elle  avait  débuté,  le  17 
mai  1782,  par  le  rôle  de  Colette  dans  le  Devin  du  village,  puis  par  celui  d'Aline 
dans  la  Reine  de  Golconde;  le  15  mai  1783,  elle  joua  pour  la  première  fois  le  rôle 
à' Ariane,  que  M"'  Saint-Huberty  lui  céda  avec  une  obligeance  bien  mal  récom- 
pensée par  la  suite,  et  le  15  juillet  elle  représenta  Armide  dans  Renaud.  Elle 
n'était  encore  que  dans  les  «  doubles  »  avec  2,000  livres  d'appointements,  dont 
200  variables,  mais,  au  courant  de  1784,  elle  devenait  «  remplacement  pour  les 
rôles  de  princesses  »  avec  un  traitement  de  7,000  livres;  enfin,  dans  le  courant 
de  1786,  elle  passait  premier  sujet,  l'égale  de  M"=^=  Saint-Huberty,  à  raison 
de  7,000  livres.  La  marche  était  assez  rapide,  et  l'on  voit  que  La  Ferté  avait  dû 
passer  par  là.   (Registre  des  Archives  de  l'Opéra.) 


20  L    OPERA    SECRET    AU    XYIII'    SIECLE 

produire  une  nouvelle  chanteuse  dans  Didon,  que 
celui-ci  envoya  au  comité  l'ordre  exprès  de  confier  ce 
rôle  à  M"<'  Maillard.  Très  froissée  de  ce  passe-droit, 
M'"®  Saint-Huberty  écrivit  au  comité  qu'une  indispo- 
sition subite  l'empêchait  de  paraître  en  scène,  que  ce 
malaise  durerait  probablement  très  longtemps  et  que 
cette  révolution  subite  arrivée  dans  sa  santé  l'obligeait 
de  demander  son  congé  définitif  pour  Pâques  prochain. 
Cette  pique  d'amour-propre  mit  en  émoi  tout  le  tripot 
lyrique,  et  l'on  assurait  que  M.  de  Breteuil  et  La  Ferté, 
irrités  d'être  tenus  en  échec  par  une  chanteuse ,  lui 
avaient  certifié  qu'elle  avait  tout  juste  huit  jours  pour 
se  déterminer  et  revenir  de  sa  bouderie,  mais  qu'après 
ce  délai  passé,  ses  velléités  de  retraite  seraient  jugées 
définitives. 

Le  rédacteur  des  Mémoires  secrets  retarde  sensible- 
ment en  ne  racontant  cette  querelle  que  le  23  février, 
car  elle  datait  du  commencement  du  mois.  Les  lettres 
échangées  h  ce  propos  entre  le  ministre,  l'intendant 
des  Menus  et  la  chanteuse,  sont  conservées  aux 
Archives  nationales*  et  elles  sont  presque  toutes  du 
5  février  1784.  Elles  ne  nous  apprennent  d'ailleurs 
rien  de  nouveau  ni  de  piquant,  sinon  que  La  Ferté 
était  à  peu  près  dans  son  droit  en  voulant  faire  jouer 
M""^  Maillard,  car  les  règlements  ordonnaient  que  les 
doubles  joueraient  tous  les  rôles,  après  la  dixième, 
représentation,  sans  que  les  acteurs  en  premier  pussent 
s'y  opposer.  Quant  à  la  prétention  soulevée  par  Mar- 
montel,  à  l'instigation  de  la  Saint-Huberty,  de  faire 

*  Ancien  régime.  O  i,  634. 


UN    ROI    DE    COULISSES  21 

répéter  sa  nouvelle  interprète  en  particulier,  elle  était 
tout  à  fait  insoutenable,  non-seulement  parce  que 
jamais  auteur  n'avait  eu  cette  prérogative,  mais  aussi 
parce  que  M""  Maillard ,  ayant  répété  trois  ou  quatre 
fois  en  place  de  la  Saint-Huberty  et  l'ayant  vue  jouer 
une  vingtaine  de  soirs,  était  tout  à  fait  en  état  de  tenir 
le  rôle.  Une  de  ces  lettres  est  pourtant  bien  curieuse 
en  ce  qu'elle  montre  combien  la  cour,  voire  la  reine, 
prenait  de  part  à  ces  rivalités  de  coulisses  ,  et 
comment  La  Ferté  se  voyait  obligé  de  défendre  sa 
nouvelle  favorite  jusqu'au  pied  du  trône. 

Pour  mettre  sous  vos  yeux,  Monseigneur,  toutes  les 
prétentions  ridicules  de  cette  actrice  et  que  j'ose  assurer 
destructives  de  l'Opéra,  je  les  réunis  cy-joint  avec  les 
articles  à  côté  des  règlements  qui  peuvent  faire  le 
fondement  de  votre  décision  ;  car  il  est  indispensable, 
vu  l'état  des  choses,  que  vous  en  donniez  une.  J'ay 
imaginé  que  cette  forme  de  vous  présenter  cette  affaire 
seroit  plus  précise  et  qu'elle  vous  mettroit  peut-être, 
Monseigneur,  dans  le  cas  d'en  conférer  avec  la  Reine, 
car  il  paroîteroit  très  important  que  Sa  Majesté  pût 
être  véritablement  instruite  des  difficultés  toujours 
renaissantes  qui  s'opposent  au  bien  que  l'on  voudroit 
faire  ;  cela  détermineroit  peut-être  à  nous  écouter  et 
moins  gâter  ces  sortes  de  sujets  ;  je  ne  vous  cacherai 
pas  même.  Monseigneur,  qu'il  paroît,  suivant  ce  que  le 
S""  Gardel  prétend,  que  la  Reine  lui  a  fait  l'honneur 
de  lui  dire,  qu'elle  n'a  pas  grande  opinion  de  la 
D'^°  Maillard.  Vous  seul,  Monseigneur,  pouvez  (sans 
paroître  instruit  de  cela)  faire  sentir  que  cette  jeune 
actrice  est  dans  ce  moment-cy  le  seul  sujet  d'espérance 
en  femme  pour  l'Opéra,  et  que  c'est  ce  qui  excite  la 
jalousie  de  la  dame  Saint-Huberty,  et  qu'il  seroit  très 


22  l'opéra    secret   AU   XVIIl^   SIECLE 

fâcheux  qu'on  ne  lui  procura  pas  les  moyens  de  se 
former,  vu  les  difficultés  de  cette  première  actrice,  sur 
laquelle  on  ne  peut  même  trop  compter,  ainsi  que 
vous  aviez  pu  le  remarquer  par  quelques  termes  assez 
e'quivoques  de  sa  lettre  et  par  les  mots  année  de  grâce 
qui  sont  très  soulignés.  J'avois  prévu.  Monseigneur, 
tout  ce  qui  arrive,  quand  j'ai  vu  que  l'on  s'empressoit 
de  la  gâter  à  Fontainebleau;  j'ose  croire  qu'il  n'y  a 
point  de  sacrifice  auquel  on  ne  doive  se  déterminer 
pour  prévenir  la  destruction  totale  de  la  machine, 
plutôt  que  de  céder  ainsi  aux  fantaisies  de  la  dame  Saint- 
Huberty,  qui  doit  suivre  les  règlemens  comme  les 
autres  et  remplir  ses  engagemens  ;  elle  seroit  fort 
embarrassée  de  trouver  ailleurs  ce  qu'elle  a  à  Paris,  et 
le  public,  instruit  de  ses  mauvaises  difficultés,  ne  seroit 
pas  pour  elle,  et  il  oublie  bientôt  ceux  qui  le  quittent 
ou  qu'il  perd,  nous  l'avons  vu  à  la  retraite  des  grands 
sujets;  aujourd'hui  il  ne  pense  pas  au  sieur  Vestris*. 

Le  ministre,  adoptant  l'avis  de  La  Ferté,  répondit 
quatre  jours  après  «  qu'il  ne  fallait  rien  changer  au 
règlement  ».  Cet  arrêt  laconique  portait  le  coup  de 
grâce  aux  tentatives  de  révolte  de  M"'  Saint-Huberty, 
qui  dut  effectivement  céder  le  rôle  de  Didon  à  son 
ancienne  protégée,  devenue  sa  plus  redoutable  rivale. 
Tout  marchait  donc  au  gré  de  La  Ferté,  lorsqu'un 
accident  vulgaire ,  un  faux  pas ,  vint  arrêter  pour 
quelque  temps  le  cours  des  succès  de  M"^  Maillard. 
0  Je  vous  prie,  écrit-il  au  secrétaire  du  ministre,  dé 
vouloir  bien  prévenir  M.  le  baron  de  Breteuil,  que 
malheureusement     on     ne     donne     pas     aujourd'hui 


'  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O   i,  626.  Lettre  de  La  Ferté  au  mi- 
nistre, du  6  février  1784. 


UN    ROI    DE    COULISSES  2D 

Chimène,  ce  qui  est  très  malheureux  pour  M.  Sac- 
chini ,  M™e  Saint-Huberty  se  disant  enroue'e.  On  ne 
peut  pas  non  plus  donner  Didon^  M.  de  Vermonde  ayant 
défendu  à  la  demoiselle  Maillard  qui  est  tombe'e  et  qui 
a  été  saignée,  de  jouer...*  »  Un  rhume  d'un  côté,  une 
chute  de  l'autre,  excellentes  conditions  pour  équilibrer 
les  chances  contraires  de  Sacchini  et  de  Piccinni. 

Questions  de  discipline  ou  questions  d'argent,  telles 
étaient  les  deux  préoccupations  constantes  de  La  Ferté, 
car  si  plusieurs  des  sujets  étaient  incorrigibles,  comme 
M"<=  Dorival ,  d'autres  étaient  insatiables  ,  comme 
M"es  Levasseur  et  Guimard,  et  ce  n'était  pas  une  pe- 
tite affaire  que  de  toujours  punir  ou  gronder,  de  toujours 
donner  ou  marchander.  Voici,  par  exemple,  M''^  Do- 
rival qui  arrive  un  soir  pour  danser  en  état  d'ébriété 
complète.  On  eut  toutes  les  peines  du  monde  à 
combiner  le  spectacle  d'autre  façon  pour  se  passer 
d'elle,  et  La  Ferté  la  fit  immédiatement  conduire  en 
prison,  puis  il  appela  l'attention  du  ministre  sur  ce 
scandale  et  lui  conseilla  de  faire  un  exemple.  «  Vous 
avez  fort  bien  fait  de  prendre  des  mesures  nécessaires 
pour  faire  punir  la  demoiselle  Dorival  de  sa  crapule  et 
de  son  manquement  à  ses  devoirs,  lui  répond  M.  de 
Breteuil  le  i6  janvier  1784.  Je  la  ferai  retenir  au 
moins  huit  jours  en  prison  et  je  chargerai  M.  Lenoir 
de  lui  faire  sentir  tout  le  mécontentement  que  j'ai 
de  sa  conduite  **.  »  Pour  le  lui  faire  mieux  sentir. 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  626.  Lettre  de  La  Ferté  à  M.  Co- 
myn,  du  20  février  1784. 

•*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  626  et  634. 


24  L    OPERA    SECRET   AU    XVIII*  SIECLE 

Lenoir  la  mit  au  secret  avec  seule  faculté'  de  voir  sa 
mère,  sa  tante  et  ses  principaux  parents,  mais,  «  sans 
qu'elle  pût  se  divertir  avec  des  étrangers  *  ».  Précau- 
tion judicieuse  en  un  temps  où  les  actrices  ainsi 
incarcérées  faisaient  bonne  chère  et  menaient  joyeuse 
vie  en  prison  avec  leurs  amis,  gens  de  lettres  ou  riches 
seigneurs,  qu'elles  conviaient  à  ces  fêtes  entre  quatre 
murs  pour  narguer  les  sévérités  de  l'administration. 

Quelques  années  auparavant,  la  même  danseuse 
s'était  déjà  fait  enfermer  pour  avoir  manqué  de  respect 
en  plein  théâtre  au  maître  de  ballet,  au  glorieux  Diou 
de  la  danse,  a  l'incomparable  Vestris.  Celui-ci  avait 
obtenu  une  lettre  de  cachet  contre  elle,  mais  la  rebelle 
s'était  cachée  pour  n'être  pas  prise,  puis  elle  avait 
procédé  judiciairement  contre  son  supérieur.  Lasse 
enfin  de  garder  la  retraite,  elle  s'était  constituée  pri- 
sonnière, tout  en  promettant  d'exposer  son  persécuteur 
aux  risées  du  public  dans  un  mémoire  rédigé  tout  ex- 
près :  celui-ci  était  déjà  en  butte  au  mécontentement 
des  spectateurs  qui  le  couvraient  de  huées  dès  qu'il 
entrait  en  scène.  M"^  Dorival  ne  resta  en  prison  que 
deux  heures  ;  elle  reparut  le  dimanche  i8  août  au 
milieu  d'applaudissements  sans  fin,  tandis  que  Vestris 
tenait  tète  à  l'orage  avec  sa  vanité  imperturbable  et 
dansait  comme  un  Dieu  **. 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  626  et  634. 

"  Mémoires  secrets,  17  et  21  août  1776.  Cette  aventure  a  été  absolument  défi- 
gurée par  les  inventions  romanesques  de  Castil-Blaze.  —  Aussi  peu  convenable 
à  l'église  qu'au  théâtre,  M"=  Dorival,  et  aussi  Vestris,  comme  la  plupart  des 
artistes  de  l'Opéra,  se  fit  remarquer  par  l'inconvenance  de  sa  tenue  et  par  ses 
agaceries  au  service  pour  le  repos  de  l'âme  de  Carlin,  organisé  en  grand  pompe 
par  les  Comédiens  italiens  dans  l'église  des  Petits-Péres.  Les  artistes  de  la 


UN    ROI    DE    COULISSES  25 

Danseuse  aimée  et  applaudie,  mais  très  décide'e  et 
fort  éprise  de  boisson,  M"'  Dorival  était  une  des  filles 
de  l'Opéra  qui  causaient  le  plus  de  tracas  à  l'intendant 
par  son  caractère  insoumis  et  malicieux.  Trois  mois 
auparavant,  La  Ferté,  se  trouvant  à  Fontainebleau 
avec  une  partie  des  artistes  de  l'Opéra,  dont  M"°  Do- 
rival, pendant  le  séjour  de  la  cour,  écrivait  au  ministre 
Amelot,  resté  jusqu'alors  à  Paris,  le  24  octobre  ijSS  : 
«  Autre  discussion.  Monseigneur,  la  demoiselle  Dorival 
est  venue  samedi  dernier  me  subtiliser  un  billet  de 
voiture  avec  relais,  en  me  disant  qu'elle  devoit  se  trou- 
ver à  une  répétition.  Non-seulement  M.  Gardel  vient 
de  me  dire  qu'il  n'en  avoit  point  annoncé,  mais  même 
qu'elle  n'avoit  pas  voulu  faire  son  service  à  l'Opéra  ; 
elle  a  maltraité  fort  le  commis  du  bureau  des  voitures, 
ainsi  que  les  gens  des  Menus,  voulant  exiger  des  distri- 
butions de  gazes  et  rubans,  dont  elle  n'avoit  pas  besoin  ; 
elle  a  manqué  empêcher  un  ballet  ici  :  c'est  une  mau- 
vaise tête  et  qui,  de  plus,  dit-on,  étoit  yvre...  *.  » 

Insubordination  d'une  part ,  course  à  l'argent  de 
l'autre,  chacun  voulant  s'amuser  autant  que  son  cama- 
rade et  gagner  davantage.  M""  Rosalie  Levasseur,  par 
exemple,  qui  était  alors  au  déclin  de  sa  brillante  car- 
rière, mais  qui  faisait  encore  la  pluie  et  le  beau  temps 


Comédie  française,  au  contraire,  se  tenaient  avec  une  convenance  parfaite,  et  les 
dames  ne  détournaient  pas  les  yeux  de  grands  livres  tout  neufs  achetés  pour  la 
cérémonie.  Quant  à  messieurs  et  dames  de  la  Comédie  italicnns,  représentant  le 
deuil,  ils  étaient  trop  accoutumés  à  aller  à  l'église  pour  ne  pas  s'y  comporter  en 
bons  catholiques,  ajoute  le  choniqueur  avec  une  pointe  de  raillerie  dédaigneuse. 
Ç Mémoires  secrets,  28  septembre  1783.) 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i.  651. 


2b  L    OPKRA    SECRET   AU    X  V  M  l"    SIECLE 

à  rOpéra,  grâce  à  la  protection  du  comte  de  Mercy- 
Argenteau,  ambassadeur  de  l'Empire,  prétendait  qu'il 
fût  fait  exception  en  sa  faveur  aux  règlenients  sur  les 
traitements  des  artistes  et  qu'on  lui  accordât  des  prix 
exceptionnels.  Elle  allait  pourtant  de'clinant  d'une  fa- 
çon assez  sensible,  tandis  que  M™^  Saint-Huberty 
gagnait  en  faveur  et  en  talent,  et  La  Perte'  écrivait 
certain  jour  au  ministre  :  «  Je  ne  puis  vous  cacher, 
Monseigneur,  que  le  public  malmène  beaucoup  M"<=  Le- 
vasseur  ;  elle  a  reparu  dans  Iphigénie,  et,  en  effet,  l'on 
ne  lui  trouve  plus  de  voix,  et  M.  l'ambassadeur...  de- 
veroit  bien  lui  donner  un  conseil.  » 

L'ambassadeur  donna,  en  effet,  un  conseil,  mais  dans 
le  sens  contraire  aux  vues  de  La  Ferté,  qui  écrivait  au 
ministre  le  14  janvier  1784:  «  Monseigneur,  M"<=  Le- 
vasseur  m'a  envoyé  demander  ce  matin  à  huit  heures 
un  rendez-vous  ;  je  l'ai  en  conséquence  attendue,  ne 
doutant  pas  que  M.  l'ambassadeur  ne  lui  eût  dit  qu'il 
m'avoit  rencontré  hier  chez  vous  ;  en  effet,  elle  m'a 
dit  qu'elle  avoit  appris  que  M.  l'ambassadeur  (qui, 
a-t-elle  ajouté,  étoit  de  tous  les  tems  votre  ami)  vous 
avoit  fait  une  demande  pour  elle  et  remis  un  mémoire, 
mais  qu'elle  ignoroit  absolument  ce  que  contenoit  le 
mémoire  et  l'objet  de  la  demande,  que  sans  cela  elle 
m'auroit  prié  de  l'appuyer  auprès  de  vous  ;  j'ay  crû 
devoir  feindre  d'ignorer  ce  qu'elle  désiroit,  et  pour  ne 
pas  la  mettre  dans  le  cas  de  me  faire  connoître  ses  pré- 
tentions, je  me  suis  retranché  en  compliments  vagues, 
en  lui  disant  que  j'avois  été  hier  à  Versailles  unique- 
ment pour  m'informer  de  votre  santé,  que  j'avois  ren- 
contré   chez    vous   M.   l'ambassadeur  qui   vous  avoit 


UN    ROI    DE    COULISSES  27 

même  trouvé  fort  occupé  à  travailler,  et  que  j'avois 
saisi  le  moment  où  il  sortoit  pour  avoir  l'honneur  de 
vous  faire  ma  cour  un  instant  ;  c'est  ainsi  que  j'ai  crû 
devoir  répondre  à  sa  petite  supercherie,  et  nous  nous 
sommes  séparés  après  avoir  parlé  beaucoup  de  l'Opéra 
et  de  la  vie  retirée  qu'elle  m'a  dit  mener  *  » 

Il  était  impossible  de  refuser  quoi  que  ce  fût,  même 
un  passe-droit  flagrant,  à  un  homme  de  l'importance 
de  Mercy-Argenteau.  M.  de  Breteuil  le  comprit  sans 
peine  et  répondit  aussitôt  à  La  Ferté  :  «  Je  suis  dans 
la  nécessité  et  le  désir  de  faire  ce  qui  plaira  à  M.  le 
comte  de  Mercy  dans  l'objet  qui  intéresse  la  demoiselle 
Levasseur.  »  Donc,  marché  conclu  entre  le  ministre  et 
la  chanteuse,  qui  obtint  un  traitement  particulier  sous 
promesse  de  le  tenir  secret,  afin  de  ne  pas  donner  à 
quelque  autre  artiste  envie  d'en  demander  autant.  La 
Ferté  écrivait  à  ce  propos  au  ministre,  le  6  février  : 
«  Dans  la  position  actuelle  des  choses,  fort  fâcheuse 
pour  l'Opéra,  et  fort  ennuyeuse  pour  vous.  Monsei- 
gneur, je  crois  que  vous  penserez  qu'il  est  très  impor- 
tant que  les  arrangements  à  faire  pour  la  demoiselle 
Levasseur  soient  absolument  ignorez  ;  et  que  les  i,ooo 
livres  soient  sur  le  trésor  royal.  M***  exigeant  la  parole 
d'honneur  de  cette  actrice  de  n'en  jamais  parler  à  per- 
sonne ;  car  non-seulement  la  dame  Saint-Huberty 
demanderoit  peut-être  le  quadruple,  mais  encore  tous 
les  autres  sujets  qui  se  regardent  comme  nécessaires 
en  feroient  autant.  Cette  affaire  donc,  pour  éviter  de 
dangereuses  conséquences,  et  affligeantes  peut-être  pour 

•  .archives  nationales.  Ancien  rcgiaiî.    O   i,  6,6. 


28  l'opéra    secret    au   XVIII"   SIÈCLE 

vous-même,  Monseigneur,  exige  beaucoup  de  discré- 
tion de  la  part  de  la  demoiselle  Levasseur.  J'espère  que 
vous  me  pardonnerez  ces  conseils,  comme  une  suite 
de  mon  respectueux  attachement  pour  vous  et  du  de'sir 
que  j'ai  que  vous  puissiez  jouir,  s'il  est  possible,  de 
quelque  tranquillité  dans  une  pareille  administra- 
tion *.  » 

M"°  Levasseur  une  fois  satisfaite,  il  semblait  qu'on 
pût  vivre  en  paix  et  que  cette  première  atteinte  aux 
règlements  ne  dût  pas  tirer  à  conséquence.  Mais  l'ar- 
gent n'était  pas  tout  ce  que  désirait  M""  Levasseur 
dans  cette  augmentation,  c'était  aussi  la  satisfiiction  de 
se  dire  et  de  faire  comprendre  à  autrui  qu'elle  était 
bien  la  première  par  le  talent  comme  par  les  émolu- 
ments. Et  comment  le  faire  deviner  sans  laisser  à  en- 
tendre qu'elle  était  traitée  sur  un  pied  exceptionnel  et 
que  les  règlements  de  l'Opéra  n'étaient  pas  faits  pour 
une  chanteuse  de  sa  valeur  ? 

Moins  de  deux  mois  après,  M""  Guimard,  qui  devait 
bien  avoir  appris  ou  deviné  la  chose,  faisait  une  de- 
mande analogue,  et  La  Ferté  écrivait  au  ministre  le 
3  avril  1784:  «Monseigneur,  j'ai  l'honneur  de  vous 
envoyer  ci-joint  la  copie  d'une  lettre  que  j'ai  reçue  de 
M"°  Guimard  et  qu'il  seroit  à  désirer  que  vous  eussiez 
la  bonté  de  parcourir,  pour  que  je  puisse  recevoir  vos 
derniers  ordres  avant  votre  départ.  Il  paroît  que  tout  ' 
le  monde  est  alarmé  de  la  crainte  de  perdre  M"«  Gui- 
mard. M.  Lenoir,  chez  lequel  je  viens  de  dîner,  m'en 
a  môme  parlé,  et  il  lui  scmbleroit  juste  qu'on  lui  don- 

•  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  636. 


UN    ROI   DE    COULISSES  29 

nât  quelque  satisfaction,  en  lui  promettant  de  lui  ac- 
corder les  1,000  livres  de  plus  de  pension  qu'elle  de- 
mande pour  le  tems  de  sa  retraite  ;  mais  à  condition 
toutefois  qu'elle  n'en  parleroit  pas,  pour  que  cela  ne 
tirât  pas  à  conséquence.  Ainsi  il  faudrait  qu'elle  gar- 
dât le  même  secret  que  M"«  Levasseur  *.  » 

Une  fois  entamée,  cette  série  de  passe-droits  mal 
cachés  ne  devait  pas  s'arrêter  de  sitôt  :  une  injustice  en 
amenait  une  autre,  et  l'on  dut  accorder  bientôt  à  Ves- 
tris,  à  M'"°  Saint-Huberty,  à  maint  autre  ce  qu'on 
avait  accordé  d'abord  à  Rosalie  Levasseur  et  à  la  Gui- 
mard.  Le  règlement  n'existait  plus  que  pour  être  éludé 
ou  violé,  toujours  sous  le  sceau  du  secret  et  avec  des 
précautions  infinies  qui  ne  trompaient  personne  et 
n'empêchaient  personne  de  réclamer  bientôt  la  même 
faveur. 

Du  reste,  la  position  de  La  Ferté  était  assez  délicate 
et  il  avait  parfois  des  choses  peu  flatteuses  à  trans- 
mettre au  ministre.  Dans  telle  affaire  qui  causa  une 
grande  fermentation  à  l'Opéra,  pour  la  retraite  de  Le- 
gros  par  exemple,  il  se  passait  dans  le  comité  des  scènes 
assez  irrévérencieuses  que  La  Ferté  se  voyait  forcé  de 
raconter  au  ministre,  en  lui  conseillant  même  de  faire 
comme  s'il  n'en  savait  rien.  Lorsqu'il  s'agit  de  la  re- 
traite de  Legros,  Amelot  et  La  Ferté  se  trouvaient  en 
opposition  violente  avec  le  comité,  parce  qu'ils  vou- 
laient décider  le  célèbre  ténor  à  rester  encore  un  an  à 
rOpéra.  La  Ferté  avait  même  été  assez  adroit  pour 
faire  écrire  une  lettre  par  laquelle  quelques  membres 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  1,636. 


3o  l'opéra    secret    au   XVIII*   SIECLE 

du  comité,  dont  Gardel,  demandaient  a  Legros  de  vou- 
loir bien  continuer  ses  services  à  l'Opéra,  et  une  autre 
à  Morel,  par  laquelle  les  mêmes  personnes  priaient  cet 
intrigant  de  vouloir  bien  assister  non  plus  à  une  séance 
du  comité,  mais  à  une  assemblée  générale  de  tous  les 
artistes  copartageants,  convoquée  par  ordre  du  ministre 
pour  s'occuper  de  cette  importante  affaire  :  le  départ 
ou  la  rentrée  de  Legros.  C'est  là  l'origine  du  pouvoir 
de  Morel  ;  les  artistes  avaient  introduit  le  loup  dans  la 
bergerie  en  le  priant  de  venir  les  espionner.  Il  n'avait 
pas  en  effet  d'autre  tâche  à  remplir,  comme  il  appert 
de  cette  phrase  d'une  lettre  adressée  à  La  Ferté  par  le 
ministre,  le  20  avril  1783  :  «  Remerciés,  je  vous  prie, 
M.  Morel  du  narré  qu'il  a  pris  la  peine  de  me  faire  de 
ce  qui  s'est  passé  à  l'assemblée  et  de  la  complaisance 
qu'il  a  eu  de  s'y  trouver  et  de  pérorer  tant  de  mauvaises 
têtes.  » 

En  priant  Legros  de  rester  encore  un  an  à  l'Opéra, 
La  Ferté  semblait  donc  accéder  aux  vœux  exprimés 
par  une  partie  du  comité,  vœux  qu'il  avait  eu  soin  de 
faire  rédiger  par  la  plume  experte  de  Lasalle.  Aussi 
écrivait-il  aux  artistes  le  16  avril  1783  :  «  Je  vous  an- 
nonce, messieurs,  que  d'après  la  lettre  que  vous  avés 
écrite  à  M.  Legros  et  que  le  ministre  n'a  pu  qu'approu- 
ver vis-à-vis  un  des  plus  anciens  de  vos  camarades, 
M.  Amelot  l'a  enfin  déterminé  hier  à  faire  encore  l'essai 
de  ses  forces  et  de  son  zèle  pendant  cette  année,  en  lui 
accordant  néanmoins  un  congé  pour  aller  aux  Boues 
de  Saint-Amand.  M.  Amelot  espère  que  sa  santé  lui 
permettra  de  chanter  quelquefois  cette  année,  ce  qui 
assurera  d'autant  plus  le  service  pendant  le  voyage  de 


UNROIDKCOULISSKS  3l 

Fontainebleau.  »  Au  reçu  de  cette  nouvelle,  les  mem- 
bres les  plus  ardents  du  comité,  qui  jouaient  au  direc- 
teur depuis  un  an  qu'ils  étaient  parvenus  à  faire  par- 
tir Dauvergne,  et  qui  se  montraient  très  jaloux  de 
leurs  prérogatives  directoriales,  imaginèrent  ou  firent 
semblant  de  croire  qu'en  décidant  Legros  à  rester  au- 
delà  du  temps  normal,  le  ministre  et  l'intendant  des 
Menus  avaient  pour  but  caché  de  l'élever  peu  à  peu  à 
la  place  de  directeur  avec  le  susdit  Morel.  Cette  idée 
seule  causa  un  indicible  émoi  parmi  les  artistes  du 
comité  ;  ils  entrèrent  en  révolte  ouverte  contre  leurs 
supérieurs,  et  la  Guimard,  qui  était  une  des  mauvaises 
têtes  de  la  troupe,  alla  jusqu'à  écrire  à  La  Ferté  une 
lettre  presque  injurieuse,  qu'elle  terminait  en  le  som- 
mant de  lui  faire  réponse  immédiate  :  «  D'après  cela, 
monsieur,  je  vous  prie  de  vouloir  bien  me  donner  vos 
dernières  intentions,  et  si  elles  sont  telles  qu'on  me 
les  a  assurées,  recevés  ma  parole  d'honneur  que  je  ne 
rentrerai  pas  et  que  rien  dans  le  monde  ne  me  fera 
changer  de  façon  de  penser  ;  ayés  autant  de  confiance 
que  j'en  ai  toujours  eu  à  la  vôtre.  »  La  fermentation 
devint  bientôt  telle,  que  La  Ferté  pria  le  ministre  d'y 
couper  court  en  parlant  ferme,  c'est-à-dire  en  donnant 
un  ordre  absolu.  Celui-ci  fit  donc  signifier  au  comité 
sa  volonté  expresse  en  faveur  de  Legros.  Mais  l'effet 
produit  par  la  lecture  de  cette  lettre  fut  tout  autre 
qu'on  ne  pouvait  l'attendre  ;  La  Ferté  dut  pourtant  le 
signaler  à  Amelot  en  atténuant  autant  que  possible 
l'accueil  dérisoire  fait  à  ses  ordres. 

«  Monseigneur,  lui  écrit-il  le  22  avril,  vos  réponses 
ont  été  lues  ce  matin  à    l'assemblée.  M"*"  Guimard, 


32  l'opéra    SECRKT   au   XVII  I^   SIECLE 

Saint-Huberty,  Nivelon  et  quelques  autres  se  sont 
levés,  ont  fait  une  grande  re'vérence  sans  proférer  un 
seul  mot,  et  successivement  tout  le  monde  s'en  est  allé; 
M"^  Guimard  a  accaparé  M™"  de  Saint-Huberty  qui 
n'a  pas  besoin  de  cela  pour  être  une  mauvaise  tête  ; 
elle  a  eu  même  la  malhonnêteté  de  proposer  au  S'"  La 
Salle  de  faire  une  délibération  pour  chasser  M.  Morel 
du  comité,  en  prétendant  qu'il  était  cause  que  le  sieur 
Legros  restoit  ;  heureusement  qu'elle  ne  l'avoit  dit 
qu'à  La  Salle  et  bas,  et  il  lui  a  répondu  de  même  en 
lui  faisant  sentir  l'inconséquence  de  sa  conduite,  c'est 
sur  cela  qu'elle  s'est  retirée  sans  expliquer  rien  et 
qu'elle  a  emmenée  avec  elle  M'"''  de  Saint-Huberty  et 
les  autres  ;  mais  il  faut  que  vous  paroissiez  ignorer  ce 
nouveau  trait  d'audace.  Morel  a  bien  fait  de  ne  pas 
aller  à  cette  assemblée,  dont  d'ailleurs  on  ne  l'avoit 
pas  prévenu.  Sçavoir  si  le  petit  comité  qui  doit  pro- 
bablement se  rassembler  ce  soir  à  l'ordinaire  chez 
M""  Guimard,  quand  il  s'agit  de  s'ameuter,  ne  nous 
fera  pas  paroître  quelques  nouveautés  pour  demain, 
car  il  faut  s'attendre  à  tout.  »  Voir  ses  ordres  ainsi 
tournés  en  ridicule,  puis  acceptés  avec  une  soumission 
ironique  pire  que  l'insoumission,  et  se  sentir  contraint 
de  ne  manifester  aucune  impatience  contre  ces  inso- 
lents sujets  :  tel  était  le  prudent  avis  de  La  Ferté,  avis 
auquel  le  ministre  se  rangea  non  sans  humiliation, 
mais  parce  qu'il  était  impossible  de  punir  une  irrévé- 
rence qui  se  traduisait  par  excès  de  politesse.  «  La  con- 
duite et  les  propos  de  M"''  Guimard  à  l'assemblée  du 
22,  répond-il  à  La  Ferté  quatre  jours  après,  ont  con- 
tinué d'être  ridicules,  je  crois  que  le  meilleur  parti  à 


UN    ROI    DE    COULISSES  33 

prendre  est  de  n'avoir  pas  l'air  d'y  faire  attention  *.  » 
Le  ministre  et  l'intendant  en  étaient  venus  à  leurs  fins 
et  avaient  eu  le  dessus,  mais  de  quelle  pauvre  façon 
et  au  prix  de  quelles  mortifications  ! 

Parmi  les  nombreux  manuscrits  de  La  Ferté,  lettres, 
rapports,  projets,  règlements,  qui  sont  conservés  aux 
Archives  nationales,  il  est  une  pièce  d'un  intérêt  capi- 
tal, d'abord  parce  qu'elle  offre  un  tableau  complet  de 
la  troupe  de  l'Opéra  à  cette  époque,  ensuite  parce  que 
les  observations  ajoutées  après  chaque  nom  et  qui  sont 
de  la  main  de  La  Ferté,  montrent  qu'il  savait  très  bien 
discerner  et  constater  les  mérites  et  les  défauts  de  ses 
subordonnés,  lorsqu'il  n'était  pas  en  butte  à  des  taqui- 
neries ou  à  des  révoltes  incessantes,  lorsque,  toute  con- 
trariété cessant,  il  avait  à  rendre  un  compte  sérieux  de 
ce  qu'il  fallait  espérer  ou  craindre  de  chaque  artiste. 
Cette  pièce  est  intitulée  :  Etat  de  tous  les  sujets  du 
chant  et  des  chœurs  de  V Académie  royale  de  musique, 
avec  un  précis  sur  leurs  talents  et  leurs  services.  Ce 
rapport  n'est  ni  signé,  ni  daté,  mais  l'écriture  de  La 
Ferté  est  bien  reconnaissable.  De  plus,  il  est  facile  d'en 
déterminer  la  date,  d'abord  en  comparant  la  liste  des 
sujets  énumérés  aux  listes  publiées  chaque  année  par 
les  Spectacles  de  Paris,  et  ensuite  parce  que  La  Ferté 

*  Lettre  du  ministre  à  La  Ferté  du  26  avril  1785.  Archives  nationales.  Ancien 
régime  O  i,  637.  —  C'est  dans  le  même  registre  que  se  trouvent  les  nom- 
breuses pièces  concernant  toute  cette  afFaire,  qu'il  suffisait  de  résumer  et  dans 
laquelle  se  trouvait  aussi  mêlé  Dauberval,  que  le  ministre  et  l'intendant  vou- 
laient maintenir  à  l'Opéra  comme  maître  de  ballets,  malgré  le  désir  par  lui  ma- 
nifesté de  s'en  aller,  à  la  grande  joie  de  tout  le  clan  chorégraphique,  que  son 
départ  allait  faire  monter  d"un  rang.  C'est  surtout  contre  lui  que  s'escrimait  la 
Guimard,  parce  qu'il  s'était  plusieurs  fois  montré  favorable  aux  prétentions  ex- 
cessives de  sa  rivale,  M"=  Peslin. 


34  I.' OPÉRA    SECRET   AU    XVI  II*   SlÈCI.  E 

avait  fondé  beaucoup  d'espoir  sur  l'établissement  pro- 
chain d'une  Ecole  de  musique  pour  améliorer  l'état  de 
l'Opéra  et  en  faciliter  l'administration.  Or,  c'est  par  un 
arrêt  du  conseil  d'État,  en  date  du  3  janvier  1784,  que 
le  roi,  accédant  aux  vues  du  baron  de  Breteuil  et  de 
M.  de  la  Ferté,  établit  dans  l'hôtel  des  Menus-Plaisirs 
l'École  royale  de  chant  et  de  déclamation,  qui  devint 
plus  tard  le  Conservatoire.  Double  preuve  que  ce  rap- 
port date  de  la  fin  de  1783  *. 

La  Ferté  dut  le  rédiger  pour  mettre  au  courant  des 
affaires  et  des  artistes  de  l'Opéra  le  baron  de  Breteuil, 
qui  venait  d'être  nommé  ministre  de  la  maison  du  roi, 
et  il  le  divisa  méthodiquement  en  deux  parties  :  Chant 
et  Danse.  La  seconde  partie  est  écrite  toute  entière 
de  sa  main.  Quant  à  la  première,  il  a  fait  dresser  par 
un  autre  la  liste  de  tous  les  artistes  avec  un  jugement 
sommaire,  mais  il  y  a  joint  après  coup  des  détails  plus 
précis  qu'il  voulait  transmettre  en  secret  au  ministre  : 
ce  sont  ses  notes  qui  forment  les  seconds  paragraphes 
ajoutés  à  la  plupart  des  artistes  de  chant.  Ce  rapport 
est  de  quatre  à  cinq  ans  antérieur  à  celui  que  Dau- 
vergne  adressa,  en  août  1788,  à  M.  de  Villedeuil,  qui 
venait  de  remplacer  le  baron  de  Breteuil**  :  il  y  a  donc, 

'  F étis  se  trompe  dans  le  peu  de  lignes  qu'il  consacre  à  La  Ferté  quand  il  dit 
que  celui-ci  eut  d'abord, en  qualité  d'intendant  des  Menus,  la  direction  de  l'École 
royale  de  chant  fondée  par  le  baron  de  Breteuil,  puis  qu'il  administra  l'Opéra 
pour  le  compte  du  roi.  Il  avait  depuis  trois  ans  et  plus  l'Opéra  sous  ses  ordres 
lorsque  l'Ecole  fut  fondée,  précisément  sur  ses  conseils,  pour  fournir  des  sujets 
plus  nombreux  et  meilleurs  à  l'Académie  de  musique.  Tout  ce  projet  est  exposé 
dans  sa  lettre  et  ses  observations  au  minisire,  en  date  du  22  octobre  1781. 
(Archives  de  l'Opéra.  Registres  des  Menus-'PUisirs.) 

*'  Ce  rapport  de  Dauvergne,  que  nous  avons  publié  pour  la  première  fois  à 
la  Revue  de  France,  en  février  1875,  et  qui  a  été  depuis  lors  si  souvent  cité, 
forme  le  sujet  principal  du  chapitre  suivant  :  l'Opéra  en  fjSS. 


UN    ROI    DE    COULISSES  35 

entre  ces  deux  états,  un  intervalle  suffisant  pour  que 
les  choses  aient  pu  changer  à  l'Ope'ra  et  qu'il  y  ait 
intérêt  à  les  comparer.  Ils  sont,  d'ailleurs,  fort  diffé- 
rents l'un  de  l'autre  ;  et  si  celui  de  Dauvergne  est  plus 
rapide,  plus  amusant,  plus  incisif,  celui  de  La  Ferté 
est  plus  précis  et  plus  instructif. 


CHANT 


PRE.MIERS    SUJETS 

M"«  Levasseur.  —  A  serv'i  avec  succès  pendant  l'es- 
pace de  quatre  ans  ;  ne  fait  presque  plus  rien  depuis 
plusieurs  années  et  se  trouve  dans  le  cas  de  ne  plus 
rien  faire  désormais  :  ses  moyens  paroissent  insuffisans 
au  genre  moderne. 

On  ne  peut  dissimuler  qu'elle  n'ait  beaucoup  de 
mauvaise  volonté  et  qu'elle  ne  coûte  même  fort  chère 
à  l'Opéra,  ayant  toutes  sortes  de  prétentions  pour  ses 
habits  qui  ne  sont  jamais  assés  chers  ni  assés  riches  ; 
le  traitement  particulier  de  9,000  livres  qu'elle  a  obtenu 
a  non-sealement  dégoûté  tous  ses  camarades,  voyant 
.qu'elle  ne  les  gagnoit  pas,  mais  encore  a  fait  élever  les 
mêmes  prétentions  de  la  part  des  autres  sujets,  ce  qui 
est  nécessairement  à  charge  à  l'administration.  Il  y  a 
neuf  mois  qu'elle  n'a  paru  sur  le  théâtre,  elle  est  de- 
puis 18  années  à  l'Opéra,  mais  seulement  depuis  la 
retraite  de  M"«  Arnoult  et  M"^  Beaumesnil  en  chef. 
Si  l'on  lui  accordoit  la  pension  de  2,000  1.  qui  n'est 
dû  qu'au  bout  de  20  ans,  ce  seroit  lui  faire  grâce,  car 
il  ne  lui  est  dû  que  i,5oo  1.  ;  mais  c'est  faire  encore  un 
bon  marché  pour  l'Opéra  que  de  lui  donner  même  les 
2,000  1. 


36  l'opéra  secret  au  xviii'  siècle 

M"e  Saint-Huberty.  —  Grande  musicienne,  pleine 
de  talent,  essentielle  à  l'Académie  :  si  la  nature  ne  lui 
a  pas  prodigué  tous  les  moyens  nécessaires,  l'art  a  fait 
un  prodige  en  sa  faveur. 

Cette  artiste  sent  trop  combien  elle  est  nécessaire  à 
l'Opéra  faute  de  sujets  qui  puissent  encore  la  remplacer 
avec  avantage  ;  elle  a  beaucoup  de  prétentions,  elle  a 
de  l'esprit,  mais  une  mauvaise  tête,  il  faut  la  ménager, 
mais  ne  pas  la  gâter,  car  bientôt  elle  se  rendroit  pour 
ainsi  dire  souveraine  arbitre  de  l'Opéra  ;  il  a  fallu,  à 
l'exemple  de  M'*°  Levasseur,  lui  accorder  un  traite- 
ment particulier  qui  a  produit  un  mauvais  effet  vis-à- 
vis  de  ses  camarades  ;  mais  toutes  ces  distinctions  hu- 
miliantes pour  les  autres  et  ruineuses  pour  l'Opéra 
peuvent  cesser,  si  le  ministre  adopte  le  nouveau  projet 
proposé  pour  Pasques  prochain. 

M""  DuPLANT.  —  Sujet  plein  de  zèle  et  de  bonne 
volonté,  ayant  toujours  bien  rempli  sa  place  ;  elle  doit 
beaucoup  à  son  phisique  ;  elle  a  vingt-deux  ans  de 
service. 

Elle  est  d'un  naturel  inquiet  et  jaloux,  les  traitemens 
de  M"*^^  Levasseur  et  Saint-Huberty  lui  font  tourner 
la  tête,  ce  qui  la  met  dans  le  cas  de  faire  souvent  beau- 
coup de  violence  ;  cependant  elle  ne  peut  se  dissimuler 
que  son  genre  de  talent, qui  est  celui  des  mères  et  des 
rôles  à  baguette ,  est  d'un  usage  moins  fréquent  à 
l'Opéra  que  celui  des  autres  ;  au  reste,  l'exécution  du 
projet  proposé  arrangeroit  les  affaires  *. 


*  Le  projet  pour  «  Pasques  prochain  »,  sur  lequel  La  Ferté  revient  avec  com- 
plaisance parce  qu'il  croit  y  trouver  un  remède  à  toutes  les  difficultés  de  la  si- 
tuation, était  une  révision,  une  unification  de  tous  les  règlements  antérieurs 
sur  l'Opéra  qui  donnaient  lieu  à  mille  contestations.  Le  roi  suivit  ce  conseil 
et  les  refondit  tous  en  une  seule  loi,  datée  du  15  mars  17S4,  loi  démesurément 
longue  qui  prétendait  prévoir  et  résoudre  toutes  les  difficultés  à  naitre,  mais 
qui  ne  remédia  à  rien. 


UN    ROI    DE   COULISSES  87 


REMPLACEMENTS 

M"''  BuRET.  —  Une  belle  voix,  de  la  méthode  dans 
son  chant  ;  mais  point  d'intelligence  musicale,  point 
de  grâces  au  théâtre,  gauche  dans  ses  mouvements  ; 
plus  faite  pour  chanter  au  concert  que  pour  jouer  un 
rôle  sur  la  scène  lyrique,  elle  fait  craindre  qu'elle  ne 
pourra  jamais  devenir  une  grande  actrice. 

Le  désir  d'être  utile  la  rend  inquiète,  tourmentante 
et  chagrine  ;  cependant  l'on  pense  qu'il  faut  encore  en 
essayer,  mais  à  la  condition  expresse  qu'elle  se  con- 
tentera de  jouer  ce  que  l'on  lui  dira,  et  alternative- 
ment avec  la  demoiselle  Maillard,  sans  aucune  préémi- 
nence d'ancienneté. 

M"®  Maillard.  —  Jeune  sujet  ayant  tous  les  moyens 
naturels  ;  une  voix  charmante,  de  la  jeunesse,  de  la 
figure,  enfin  toutes  les  dispositions  nécessaires  pour 
remplacer  avec  succès  M"«  Saint-Huberty  ;  mais  elle 
se  livre  plus  à  la  dissipation  qu'au  travail  ;  elle  est 
assés  jeune  cependant  pour  faire  espérer  qu'elle  sera 
un  jour  un  premier  talent. 

Il  faudroit,  en  outre,  un  autre  jeune  sujet  dans  ce 
genre,  et  cela  n'est  pas  facile  à  trouver  ;  on  ne  peut 
l'espérer  que  de  l'établissement  de  l'école  proposée. 

M"*  JoiNViLLE.  —  Une  belle  voix,  un  beau  phisique, 
propre  à  remplacer  M"e  Duplant  ;  mais  un  peu  lâche, 
paresseuse,  manquant  d'émulation,  cependant  capable 
de  bien  faire  avec  de  la  bonne  volonté. 


DOUBLES 

M"e  Chateauvieux.  —  Une  belle  voix  pour  les  grands 
accessoires,  comme  prêtresse^,  divinités  dans  la  gloire; 


38  l'opéra  secret  au  xviii»  siècle 

mais  peu  suffisante  aux  grands  rôles  ;  d'ailleurs  fort 
utile  à  l'Académie. 

M'i®  AuDiNOT.  —  Peu  de  voix,  mais  fort  intelligente 
pour  les  rôles  d'amour,  de  jeune  bergère  :  très  adroite 
à  la  scène. 

M"«  Gavaudan  l'aînée.  —  Une  jolie  voix  propre 
pour  les  petits  airs,  mais  insuffisante  aux  grands  rôles  ; 
manquant  d'aptitude  à  la  scène. 

M"e  Gavaudan  cadette.  —  Jeune  sujet  d'espe'rance  ; 
une  jolie  voix  propre  aux  rôles  de  princesse  et  de  ber- 
gère ;  mais  elle  se  livre  plus  à  la  dissipation  qu'au 
travail. 

CORYPHÉES 

M"«  GiRARDiN.  —  Peu  de  moyens  :  mais  sujet  néces- 
saire pour  les  confidentes  et  coryphées  ;  toujours  de 
bonne  volonté. 

Mlle  Tannât.  —  Une  bonne  voix  pour  les  rôles  de 
haine  ;  aussi  nécessaire  pour  les  confidentes  et  les 
coryphées. 

M'io  DoLÉMiE.  —  Sujet  propre  à  l'ariette,  mais  ne 
laissant  aucun  espoir  sur  son  utilité  pour  la  scène. 

M"^  Rosalie.  —  Point  de  voix,  mais  supportée  dans 
les  suivantes  et  coryphées. 

M"6  Lebœuf.  —  Peu  de  moyens,  peu  de  voix,  chan- 
tant cependant  l'ariette  avec  assés  d'adresse  ;  mais  peu 
utile  à  l'Académie,  étant  hors  d'état  de  faire  un  rôle 
quelconque. 

M"''  Candeille.  —  Grande  musicienne  mais  man- 
quant absolument  de  moyens  du  côté  de  la  voix  ;  il 
est  même  évident  qu'elle  n'en  aura  jamais.  Son  phi- 
sique  et  son  talent  comme  musicienne  font  regretter 
qu'elle  ne  puisse  jamais  être  d'aucune  utilité  à  l'Aca- 
démie. 


U  N    ROI    HK   cour.  ISSF.S  ùg 


PREMIERS    SUJETS 

M.  Larrivée.  —  Grand  sujet  qui  compte  de  longs  et 
grands  services  :  il  est  fait  pour  servir  encore  de  mo- 
dèle à  ses  jeunes  successeurs  ;  mais  il  est  un  peu  trop 
cher  relativement  au  traitement  des  autres  sujets. 

Il  a  un  traitement  de  i5,ooo  1.  outre  la  jouissance 
de  sa  pension  de  l'Opéra,  qui  a  été  portée  à  3,ooo  1., 
vu  trente  ans  de  service  dans  les  premiers  rôles,  ce 
qui  est  sans  exemple  ;  il  est  encore  pour  trois  ans  à 
l'Opéra. 

M.  Lainez.  —  Bon  sujet,  plein  de  zèle  et  d'ardeur 
pour  son  état  ;  si  la  nature  lui  a  refusé  une  belle  voix, 
on  en  est  bien  dédommagé  par  son  intelligence  et  son 
talent  comme  acteur. 

Il  est  très  intéressé,  par  conséquent  inquiet  et  diffi- 
cile à  conduire,  les  traitements  particuliers  des  autres 
lui  donnent  beaucoup  d'humeur,  mais  cela  peut  s'ar- 
ranger à  Pasques. 

REMPLACEMENTS 

M.  Chéron.  —  Jeune  sujet  fait  pour  occuper  la 
première  place.  Bon  musicien,  une  très  belle  voix, 
enfin  l'espoir  de  l'Opéra,  si  la  jeunesse  et  la  dissipa- 
tion lui  permettent  de  se  livrer  à  son  état. 

Il  sent  l'utilité  dont  il  peut  être  et  ce  ne  sera  qu'en 
le  bien  traitant  à  Pasques  qu'on  peut  conserver  l'espoir 
de  le  conserver. 

M.  Lays.  —  Jeune  sujet  plein  de  talent  comme  chan- 
teur ;  bon  musicien,  ayant  beaucoup  d'intelligence  pour 
la  scène.  Il  est  dommage  que  son  phisique  ne  réponde 
pas  à  la  capacité  qu'il  montre  pour  son  état. 


40  LOFERA    SECRET   AU    XVIII^   SIECLE 

Mais  malgré  cela  il  est  d'une  nécessité  indispensable, 
et  ce  n'est  qu'en  augmentant  son  traitement  à  Pasques 
qu'il  consentira  à  rester. 

M.  Rousseau.  —  Jeune  sujet  :  une  charmante  voix  ; 
bon  musicien  ;  faisant  des  progrès  sensibles  comme 
chanteur  et  comme  acteur. 

Il  ne  restera  qu'en  augmentant  son  traitement  à 
Pasques,  il  faudrait  nécessairement  encore  un  sujet  de 
ce  genre. 

M.  MoREAU.  —  Sujet  très  utile,  plein  de  zèle  et  d'ar- 
deur ;  s'il  n'a  pas  les  moyens  nécessaires  pour  parvenir 
au  premier  rang,  au  moins  il  est  essentiel  pour  le 
maintien  du  service. 

DOUBLES 

M.  Chardiny.  —  Excellent  musicien  ;  peu  de  talent 
comme  acteur  ;  mais  toujours  prêt  à  remplacer  au  pre- 
mier besoin. 

M.  DuFRENOY.  —  Jeune  sujet,  encore  bien  novice, 
mais  musicien  et  fort  nécessaire  dans  les  cas  urgents. 

M.  Martin.  —  Jeune  sujet  propre  aux  petits  rôles  et 
aux  coryphées. 


COMPOSITEURS 

M.  GossEc.  —  Habile  compositeur;  auteur  de  plu- 
sieurs ouvrages  pleins  de  mérite. 

Mais  peu  propre  pour  conduire  l'Opéra,  ayant  trop 
de  douceur,  beaucoup  de  timidité  ;  mais  on  peut  lui 
trouver  une  place  oîi  il  puisse  être  véritablement  plus 
utile,  et  même  plus  agréable  pour  lui. 


UN    ROI    DE   COULISSES  4I 


MAITRES    DE    MUSIQ.UE 

M.  De  La  Suze.  —  Maître  de  musique  pour  les 
rôles,  les  chœurs  et  l'action  théâtrale. 

Plein  de  zèle  et  d'intelligence,  mais  un  peu  sujet  h 
prévention. 

M.  Rey.  —  Maître  de  musique  de  la  chambre  du 
Roi,  et  maître  de  l'orchestre  à  l'Opéra,  habile  homme 
et  de  la  plus  grande  utilité  pour  les  spectacles  de  la 
cour  et  ceux  de  Paris,  considéré  des  musiciens  qui 
exécutent  sous  ses  ordres,  mais  un  peu  vif  *. 

M.  Parent.  —  Maître  de  musique  peur  les  écoles. 

Si  le  projet  d'école  est  agréé,  on  aurait  le  moyen  de 
le  rendre  plus  utile. 

M.  Méon.  —  Maître  de  musique  pour  le  solfège. 

Idem  **. 


DANSE 


DANSEURS 

M.  Gardel  l'Aîné,  maître  des  ballets.  —  Bon  sujet, 
ayant  du  talent,  du  zèle  et  de  l'activité,  mais  peut-être 
un  peu  trop  dispendieux,  ce  qui  est  une  suite  de  son  envie 
de  faire  briller  ses  ballets  et  de  sa  trop  grande  com- 


*  Rey  avait  été  oublié  par  le  rédacteur  de  l'état.  Son  nom  est  ajouté  en  renvoi 
et  tout  ce  qui  le  concerne  est  écrit  par  une  main  étrangère  ;  on  dirait  l'écriture 
de  M.  CorajTi,  secrétaire  du  baron  de  Breteuil. 

**  Inutile,  il  nous  semble,  de  reproduire  la  liste  des  vulgaires  choristes.  Après 
chaque  nom  se  trouve  simplement  la  mention  :  bon,  excellent  ou  médiocre 
sujet,  et  il  n'y  a  aucune  remarque  de  la  main  de  La  Fené. 


42  I.    OPÉRA    SECRET   AU    XVIII'   SIECLE 

plaisance  pour  faire  danser  tous  les  premiers  sujets 
dans  les  opéras  et  leur  procurer  par  là  plus  de  feux  ; 
cela  occasionne  donc  une  dépense  considérable  pour  le 
payement  des  honoraires  des  sujets,  mais  encore  une 
bien  plus  conséquente  pour  les  habits. 

M.  Gardel  Cadet,  premier  danseur  sérieux.  —  Ex- 
cellent sujet,  bon  travailleur,  d'une  santé  faible  ;  il  se 
trouve  humilié  de  ce  que  le  sieur  Vestris  fils  qui  ne 
danse  que  le  second  genre  a  obtenu  une  gratification 
annuelle  de  4,800  francs  ;  il  paroit  qu'il  sollicite  le 
même  traitement,  et  il  se  fonde  sur  ce  qu'il  a  refusé 
un  établissement  très  avantageux  que  le  Roi  d'An- 
gleterre lui  ofîroit  pour  le  fixer  auprès  de  ses  enfants, 
cela  est  vrai  ;  au  reste  si  les  projets  pour  Pasques  sont 
adoptés,  il  y  a  lieu  de  croire  que  le  sieur  Gardel  sera 
satisfait.  Il  n'y  a  pas  malheureusement  de  double  à 
l'Opéra,  en  état  de  le  seconder. 

M.  Vestris  Fils,  premier  danseur  demi-caractère  et 
comique.  —  On  connoît  son  talent,  il  est  à  désirer 
qu'il  dure  longtemps,  il  sçait  trop  combien  il  est  agréa- 
ble au  public,  il  a  forcé  la  main  pour  obtenir  un  traite- 
ment particulier  en  gratification  annuelle  de  4,800 
francs  ;  et  en  outre,  trois  congés  en  six  ans  pour  aller 
dans  les  pays  étrangers  danser  chaque  fois  pendant 
plus  de  six  mois  ;  il  jouit  actuellement  de  son  second 
congé  ;  en  général  il  est  comme  tous  les  Vestris,  fort 
difficile  à  manier  et  a  besoin  que  de  tems  en  tems  on 
le  tienne  ferme. 

M.  Nivelon,  premier  danseur  demi-caractère.  —  Il 
a  du  talent,  mais  il  croit  en  avoir  beaucoup  plus  encore, 
il  a  les  mêmes  prétentions  à  avoir  un  traitement  par- 
ticulier ;  on  a  été  obligé,  pour  le  conserver,  de  lui 
accorder  une  place  de  premier  danseur,  avec  deux  con- 
gés, à  prendre  dans  les  années  où  le  sieur  Vestris  ne 
prendra  pas  le  sien  ;  en  général  il  a  peu  de  zèle  et  est 
difficultueux,  il  a  besoin  d'être  contenu. 


UN    ROI    DE    COULISSES  43 

M.  Favre,  remplacement  du  sieur  Gardel  dans  le 
genre  sérieux.  —  Il  a  plus  de  zèle  et  de  bonne  volon- 
té que  de  talent,  mais  faute  de  mieux,  c'est  un  sujet 
très  utile. 

M.  Laurent,  danseur  comique.  —  Il  a  de  la  légèreté, 
beaucoup  d'exécution,  mais  il  est  bas  et  d'ailleurs  d'un 
physique  très  ignoble. 

M.  Lefèvre,  danseur  comique.  —  Il  a  du  talent, 
mais  peu  docile  et  d'une  conduite  assez  équivoque. 

M.  Huard,  danseur  en  double.  —  Danseur  lourd, 
mais  utile. 

M.  Frédéric,  Idem.  —  Il  peut  acquérir  du  talent,  il 
est  jeune  et  a  de  la  légèreté. 

DANSEUSES 

D"^  Guimard,  première  danseuse  de  demi-caractère. 
—  Tout  le  monde  connoît  son  talent,  elle  a  l'air  encore 
très  jeune  au  théâtre,  si  elle  n'a  pas  une  grande  exé- 
cution pour  la  danse,  elle  a  en  récompense  beaucoup 
de  grâce,  elle  est  très  bonne  pour  les  ballets  d'action 
et  pantomime  ;  elle  a  beaucoup  de  zèle  et  travaille 
beaucoup,  mais  elle  est  d'une  dépense  immense  pour 
l'Opéra,  où  ses  volontés  sont  suivies  avec  autant  de 
respect  que  si  elle  en  étoit  directrice  ;  à  son  exemple, 
les  autres  danseuses  exigent  des  habits  et  des  renou- 
vellemens  fort  chers  ;  M"»^  Guimard  ayant  sçu  qu'il 
avoit  été  accordé  un  traitement  particulier  de  4,800 
francs  au  sieur  Vestris,  a  exigé  la  même  chose,  il  lui 
a  été  accordé  en  faveur  de  ses  anciens  services. 

D"«  Peslin,  première  danseuse  comique.  —  Elle  est 
hors  de  combat,  ce  n'est  que  par  complaisance  pour 
M"«s  Saint-Huberty  et  Guimard  que  l'on  l'a  conservé 
depuis  deux  ans,  mais  elle  est  prévenue  qu'elle  doit  se 
retirer  à  Pasques  prochain. 


44  l'opéra  secret  au  xviii*  siècle 

M'^"  DoRiVAL,  premier  remplacement  dans  le  demi- 
caractère.  —  Elle  a  du  talent,  mais  elle  l'a  beaucoup 
ne'gligé  pour  ne  s'occuper  que  de  son  plaisir,  cepen- 
dant elle  a  plus  travaillé  depuis  quelque  tems  ;  en  gé- 
néral c'est  une  mauvaise  tête,  elle  a  beaucoup  de 
caprice  ;  si  elle  veut  travailler,  elle  est  faite  pour 
remplacer  la  demoiselle  Guimard,  surtout  dans  la  pan- 
tomime. 

M"^  DoRLÉ,  remplacement  dans  le  genre  sérieux.  — 
C'est  une  danseuse  qui  est  remplie  de  bonne  volonté, 
qui  travaille  tous  les  jours,  le  sieur  Vestris  est  son 
maître  ;  mais  elle  est  aujourd'hui  tout  ce  qu'elle  sera 
jamais  ;  elle  sera  toujours  utile  dans  la  place  de  rem- 
placement qu'elle  occupe  et  même  l'on  croit  pouvoir  as- 
surer qu'elle  y  remplira  bien  son  devoir,  et  même  avec 
quelque  agrément  vis-à-vis  du  public,  mais  il  seroit 
malheureux  que,  faute  d'autre  sujet,  l'on  fût  obligé  de 
lui  confier  la  première  place  de  première  danseuse  du 
genre  sérieux. 

Mlle  DupRÉ, danseuse  de  demi-caractère.  —  L'on  a 
fait  venir  cette  danseuse  de  Naples,  où  elle  occupoit 
la  première  place,  elle  a  beaucoup  réussi  à  l'Opéra, 
mais  sa  taille  n'est  pas  très  avantageuse  pour  la  pre- 
mière place  du  genre  sérieux  où  elle  prétend  ;  elle  est 
actuellement  absente  pour  aller  remplir  un  engage- 
ment pour  le  carnaval,  qu'elle  avoit  à  Milan  et  à  Turin, 
elle  doit  revenir  vers  le  i  5  février  ;  on  décidera  à  Pas- 
ques  de  son  sort,  mais  il  seroit  à  désirer  que  l'on 
ne  disposa  pas  encore  de  la  première  place,  et  que  l'on 
attendit  h  l'année  suivante  pour  voir  s'il  ne  se  présente- 
roit  pas  quelques  sujets  qui  auroient  plus  de  disposi- 
tion pour  remplir  cette  place. 

M"^  Gervais,  danseuse  comique.  —  La  place  de  la 
demoiselle  Peslin  lui  est  assurée  pour  Pasques,  et  c'est 
justice  ;  cette  danseuse  est  remplie  de  zèle,  elle  est 
infatigable,  ne  se  refuse  à  rien  et  danse  au  besoin  tout 


UN    ROI    DE    COULISSES  45 

ce  que  l'on  veut,  et  même   plusieurs  actes  dans  un 
opéra. 

L'on  ne  parlera  point  ici  des  danseurs  et  danseuses 
des  ballets,  qui  sont  en  grand  nombre,  il  y  a  des  chan- 
gemens  à  faire  à  cet  égard  à  Pasques  prochain,  soit  en 
donnant  la  pension  de  retraite  à  ceux  qui  l'ont  gagnée 
par  leurs  anciens  services,  et  qu'on  ne  peut  leur  refu- 
ser, soit  en  congédiant  ceux  ou  celles  dont  les  services, 
faute  de  talent,  sont  inutiles  à  l'Opéra  *. 

L'Opéra  était  encore,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  le 
refuge  légal  de  toutes  les  filles  ou  femmes  qui  voulaient 
échapper  à  l'autorité  paternelle  ou  maritale.  Filles  du 
magasin^  tel  était  le  nom  des  demoiselles  du  chant  et 
de  la  danse;  qui,  n'ayant  pas  encore  achevé  leurs  études, 
figuraient  sur  la  scène  avant  d'être  engagées.  Dès 
qu'elle  était  inscrite  au  magasin,  une  fille  ou  une  fem- 
me, si  jeune  fût-elle,  ne  dépendait  plus  de  sa  famille, 
et  l'autorité  du  père,  de  la  mère,  du  mari,  s'arrêtait 
au  seuil  de  ce  lieu  d'immunité  d'où  la  jeune  indépen- 
dante pouvait  sortir  sans  aucun  risque  d'être  inquiétée, 
et  où  elle  pouvait  se  faire  admettre  par  la  simple  rai- 
son qu'elle  voulait  se  rendre  libre  ;  ni  les  moyens,  ni 
le  talent ,  ni  même  l'espoir  d'en  acquérir  un  jour, 
n'étaient  nécessaires  pour  motiver  ces  inscriptions  tout 
à  fait  arbitraires. 

Cet  asile  toujours  ouvert  au  plaisir,  cet  encourage- 
ment perpétuel  au  libertinage,  derniers  vestiges  des 
beaux  jours  de  la  Régence  et  du  siècle  passé,  commen- 


Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  r,  650. 


46  l'opéra   secret   au   XVIII'   SIÈCLE 

çaient  bien  à  choquer  un  peu  les  esprits  moins  corrom- 
pus de  la  cour  de  Louis  XVI.  Le  roi  lui-même  ne 
voyait  pas  sans  regret  cet  abus  se  prolonger,  mais  telle 
était  la  force  de  ce  privilège  et  de  cette  tradition,  qu'il 
était  presque  impossible  de  les  abolir  autrement  que 
par  un  violent  cataclysme.  Tout  au  plus  l'administra- 
tion pouvait-elle  en  atténuer  le  scandale  et  labus  en 
examinant  de  près  les  raisons  invoquées  par  telle  ou 
telle  requérante. 

Les  placets  ne  diminuaient  pas,  et  sans  même  parler 
de  celles  qui  ne  venaient  chercher  à  l'Opéra  que  la 
liberté  du  plaisir,  bien  des  filles  persécutées  ou  des 
épouses  malheureuses  préféraient  l'Opéra  au  cloître  et 
demandaient  simplement  la  grâce  de  n'être  plus  mal- 
traitées. La  Ferté  écrivait  au  ministre,  le  17  avril  lySS  : 
«  On  a  pris  des  renseignements  au  sujet  de  la  demoi- 
selle Faure  ;  M.  Quidor,  exempt  de  police,  la  connoît, 
et  il  pourra  avoir  l'honneur  de  vous  en  donner  des  dé- 
tails particuliers.  Au  reste  il  paroît  que  c'est  une  bâ- 
tarde d'un  officier  de  chez  le  roy  ;  on  prétend  que  son 
père  qu'elle  renie  veut  la  contraindre  à  vivre  chez  une 
maîtresse  qui,  dit-on,  ne  fait  pas  d'ailleurs  un  trop  joli 
commerce,  et  que  l'on  prétendoit  aussi  tirer  parti  de 
la  petite  demoiselle.  Tout  cela  peut  être  faux,  mais  M. 
Quidor  peut  vous  donner,  Monseigneur,  de  plus  grands 
éclaircissements.  Il  est  vrai  qu'elle  s'est  présentée  au 
magazin  ;  on  m'a  ajouté  aussi  que  le  père  avoit  été 
dans  plusieurs  maisons  faire  le  pleureur.  »  A  quoi  le 
ministre  répondait  le  lendemain  :  «  Comme  j'ai  envoyé 
le  mémoire  de  M.  Dufort  à  M.  Lenoir,  il  me  donnera, 
sans  doute,  les  éclaircissemens  qu'a  pris  le  sieur  Quidor 


UN    ROI    DE   COULISSES  47 

sur  sa  fille  *.  »  Il  résulte  de  cette  dernière  phrase  que 
dans  le  cas  présent,  c'était  le  père  qui  voulait  recon- 
quérir sa  fille  réfugiée  à  l'Opéra,  ou  sur  le  point  d'y 
être  admise  :  la  petite  avait  du  sens  puisqu'elle  préfé- 
rait garder  pour  elle  ce  qu'elle  gagnait  plutôt  que  de  le 
livrer  à  son  père  ou  à  cette  honorable  dame. 

La  Ferté  dut,  à  quelque  temps  de  là,  se  prononcer 
sur  une  requête  du  même  genre,  mais  la  naissance  de 
la  postulante,  et  d'autres  raisons  assez  sérieuses,  la 
recommandaient  très  vivement  à  la  protection  du  mi- 
nistre, car  c'était  la  propre  fille  de  la  célèbre  Sophie 
Arnould. 

Monseigneur, 

Alexandrine-Sophie  Arnould  vous  supplie  humble- 
ment de  lui  accorder  votre  agrément  pour  être  admise, 
en  qualité  de  chanteuse,  dans  les  choeurs  de  l'Opéra. 

Son  état  de  femme  du  sieur  de  Murville  ne  peut  être 
un  obstacle  à  l'engagement  qu'elle  offre  de  prendre  ; 
mariée  à  l'âge  de  treize  ans,  elle  n'a  connu  depuis  cet 
instant  que  le  malheur.  Services  (sévices)  ,  mauvais 
traitemens,  injures  atroces,  il  n'est  rien  que  le  sieur 
de  Murville  n'ait  épuisé  contre  elle  et  il  l'a  enfin  ré- 
duite à  la  triste  nécessité  de  rendre  différentes  plaintes 
contre  lui. 

Mais  le  motif  prédominant  de  la  suppliante  est  l'état 
d'indigence  et  de  misère  où  la  réduit  la  conduite  de 
son  mari. 

Il  n'a  aucuns  parens  à  Paris.  Il  ne  pourroit  pas  même 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  657 


48  l'opéra    secret   au    XVIII'    SIÈCLE 

y  nommer  un  ami.  Le  peu  de  fortune  qu'il  avoit,  il  l'a 
consommé  dans  les  tripots  de  jeu,  les  meubles  saisis 
ont  e'té  vendus  ;  actuellement  il  vit  en  hôtel  garni  où 
il  force  la  suppliante,  qu'il  avoit  d'abord  chassée  de  sa 
maison,  d'habiter  avec  lui  ;  on  conçoit  bien  que  ce 
n'est  pas  par  tendresse.  C'est  pour  jouir  du  peu  de 
revenu  de  la  dot  de  la  suppliante,  de  manière  que, 
privée  de  ce  modique  revenu,  elle  est  réduite  à  man- 
quer d'habits,  de  linge,  souvent  de  pain,  et  ledit  sieur 
de  Murville  a  même  la  dureté  de  lui  défendre  de  rece- 
voir les  secours  que  la  tendresse  de  sa  mère  lui  a  offert 
plusieurs  fois. 

Une  telle  situation  rend  tout  permis,  et  la  suppliante 
ose  espérer  que  le  ministre  auquel  elle  a  l'honneur  de 
s'adresser,  sensible  à  son  malheureux  sort,  ne  lui  refu- 
sera pas  la  seule  ressource  qu'elle  puisse  trouver  dans 
sa  position  *. 


Le  ministre  transmit  cette  requête  au  directeur  de 
l'Opéra,  non  sans  avoir  pris  l'avis  de  La  Ferté,  et  il 
l'appuya  de  quelques  mots  favorables  (26  janvier  1786), 
mais  l'honnête  Dauvergne  admettait  difficilement  que 
l'Opéra  dût  servir  d'asile  à  toutes  les  femmes  qui  vou- 
laient «  se  soustraire  au  mauvais  traitements  de  leur 
mari  ».  Sans  aller  contre  les  intentions  du  ministre,  il 
lui  répondit  par  les  observations  suivantes  :  «  Plusieurs 
femmes  se  sont  présentées  depuis  Pâques  pour  être 
admises  à  l'Académie  royale  de  musique  sans  autres 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  634.  —  Cette  pièce  est  d'autant 
plus  importante  qu'elle  est  la  seule  preuve  indirecte  du  droit  d'asile  ouvert  à 
l'Opéra.  Ce  singulier  usage,  qui  remontait  aux  origines  de  l'Opéra  et  qui  faisait 
presque  loi,  était,  en  effet,  de  ceux  que  la  tradition  affermit,  mais  qu'un  acte 
officiel  ne  saurait  consacrer. 


UN    ROI    DE    COULISSES  4Q 

raisons  que  celles  de  M™«  de  Murville  et  elles  ont  été 
refusées  parce  qu'il  seroit  très  dangereux  que  l'Acadé- 
mie se  prêtât,  comme  elle  le  faisoit  autrefois,  à  des 
facilités  faites  pour  la  déshonorer  sans  aucun  avantage  ; 
cependant  comme  M™^  de  Murville  est  fille  de  M"<^  Ar- 
nould  qui  a  longtemps  occupé  avec  distinction  une 
première  place  à  l'Opéra,  pour  peu  qu'elle  ait  du  talent 
et  de  la  voix,  l'Académie,  d'après  les  intentions  du 
ministre,  la  recevroit  au  nombre  de  ses  sujets  en  qua- 
lité de  surnuméraire  *.  »  Mais  elle  n'avait  sans  doute 
ni  voix  ni  talent,  car  elle  ne  fut  pas  reçue  à  l'Opéra  et 
ne  figure  sur  aucun  état,  à  moins  qu'elle  n'ait  modifié 
son  nom  et  qu'elle  ne  soit  cette  dame  de  Marinville, 
entrée  précisément  en  1786  au  dernier  rang  des  choristes 
avec  600  francs  d'appointements  et  qui  resta  toujours 
dans  les  chœurs. 

Singulière  fille  que  cette  Alexandrine,  singulier  mé- 
nage que  le  sien  et  dont  les  frères  de  Concourt  ont 
tracé  un  charmant  croquis  :  «  Il  n'y  avait  pour  rappeler 
le  monde  à  Sophie,  que  la  fille  de  Lauraguais  :  cette 
Alexandrine ,  la  vraie  fille  des  bons  mots  de  So- 
phie Arnould,  mais  aigrie,  tournée  au  fiel,  la  langue 
cruelle,  la  verve  envieuse,  méchante  à  tous  et  surtout  à 
sa  mère  qu'elle  jalousait  pour  sa  gloire,  et  qu'elle  mé- 
prisait pour  sa  vie.  Laide,  sans  grâces,  blonde  jusqu'à 
être  rousse,  elle  avait  mis  le  feu  au  cœur  d'un  petit 
poëte,  dont  la  fort  petite  muse,  courte  d'haleine,  s'es- 
souflait  à  courir  les  prix  d'Académie.  Sa  muse  prome- 
née de  la  mère  à  la  fille,  André  de  Murville  avait  fini 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  634. 


5o  l'opéra  secret  au  XVIII*  si  è  c  I.  i; 

par  épouser  un  peu  de  la  célébrité  de  Sophie  en  épou- 
sant Alexandrine.  Le  mariage  n'avait  pas  été  heureux, 
mais  le  divorce  avait  eu  le  bon  esprit  d' advenir,  et  la 
citoyenne  ci-devant  de  Murville  venait  souvent  pro- 
mener jusqu'à  Luzarches  sa  liberté  et  son  veuvage  *.  » 
C'est  dans  ce  village  que  la  pauvre  Sophie  Arnould, 
vieillie,  délaissée,  ruinée  de  santé  et  d'argent,  mais 
toujours  riche  de  cœur  et  d'esprit,  vivait  en  campa- 
gnarde dans  une  modeste  ferme  qu'elle  appelait  «  le 
Paraclet  Sophie  »,  sans  autre  compagnie  que  la  venue 
éventuelle  de  sa  fille  ou  de  son  fils,  l'officier  de  cui- 
rassiers Constant  Brancas,  qui  devait  mourir  colonel  à 
l'île  Lobau,  sans  autre  distraction  que  d'écrire  quel- 
ques lettres  de  bonne  et  franche  amitié  à  son  ancien 
amant,  l'architecte  Bellanger,  alors  bien  et  dûment 
marié  avec  une  impure,  une  fille  d'Opéra  qui  avait 
rivalisé  de  bruit  avec  Sophie,  M"'  Dervieux.  C'est  de 
sa  retraite  que  Sophie  écrivait  certain  jour  à  cet  amou- 
reux du  bel  âge,  devenu  le  dernier  ami  de  sa  vieillesse  : 
«  ...  J'ai  tout  oublié  du  beau  monde  et  de  ses  usages,  tu  le 
vois,  mon  ami  ;  il  y  a  si  longtemps  aussi  que  je  vis 
comme  une  sauvage  qu'à  peine  puis-je  me  rappeler  le 
langage  des  humains.  Ah  !  si  je  n'avais  pas  ma  fille, 
qui  quelquefois  vient  me  tirer  de  ma  léthargie,  je  crois 
que  j'aurais  oublié  à  parler  ma  langue  ;  mais  à  propos 
de  ma  fille  ,  c'est  toujours  un  drôle  de  corps  ;  toujours 
de  l'esprit,  et  de  tous  les  esprits  ;  tu  sais  !   elle  est  di- 


*  Sophie  Arnould,  d'après  sa  correspondance  et  ses  mémoires  inédits,  par 
Edmond  et  Jules  de  Concourt,  i  vol.  in-i8,  1861,  p.  88.  —  Voj-ez  sur  les  riva- 
lités académiques  de  AIur\'ille  et  de  La  Harpe  une  lettre  de  Sophie  Arnould, 
insérée  dans  la  Correspondance  secrète  de  Métra,  vol.  vm,  p.  271. 


UN    ROI    DE    COULISSES  5l 

vorcée  d'avec  Murville  !  elle  s'est  remariée  ici,  avec 
un  gros  beau  jeune  homme,  le  fils  du  maître  de  poste 
de  Luzarches.  Enfin,  c'est  fait  ;  tu  sais  que  pourvu 
qu'elle  soit  bien  la  nuit,  elle  s'embarrasse  peu  des 
formes  du  jour,  ce  mari-ià  devait  lui  convenir  tout 
aussi  peu  qu'à  moi;  mais  elle  l'a  voulu,  elle  l'a  pris  *.  » 
Bon  chien  chasse  de  race,  dit  le  proverbe,  —  et  bonne 
fille  aussi.  Cette  brave  Alexandrine  était  vraiment  bien 
avise'e  de  vouloir  entrer  à  l'Opéra  ;  elle  avait  tout  le 
tempérament  de  son  inflammable  mère ,  et  une  fois 
demoiselle  des  chœurs,  elle  aurait  eu  assez  de  choix 
pour  ne  pas  s'unir  en  légitime  mariage  à  l'héritier  pré- 
somptif d'une  poste  aux  chevaux. 

A  la  fin  de  cette  même  année  1786,  La  Ferté  eut 
avec  Sedaine  une  vive  algarade  qui  aurait  pu  tourner 
mal  pour  lui,  car  il  paraissait  être  vraiment  dans  son 
tort  ;  mais  Sedaine  était  trop  excellent  homme  pour 
vouloir  le  mal  de  qui  que  ce  fût,  et  La  Ferté  put  se 
tirer  de  l'aventure,  un  peu  humilié,  il  est  vrai,  et  lardé 
de  brocards,  mais  non  pas  diminué  de  crédit  ni  de 
pouvoir  :  il  était  de  ces  gens  qui  retombent  toujours 
sur  leurs  pieds. 

C'était  pendant  le  séjour  de  la  cour  à  Fontainebleau, 
ou  l'opéra  comique  de  Sedaine,  Albert,  mis  en  musi- 
que par  Grétry,  venait  d'être  représenté  sans  succès. 
L'auteur  attribuait  naturellement  cet  échec  à  la  pau- 
vreté des  costumes,  de  la  mise  en  scène,  des  décora- 
tions, à  l'insuffisance  des  figurants,  et  exhalait  sa  mau- 
vaise humeur  en  arpentant  le  théâtre  :  «  On  n'en  fera 

'  Lettre  de  Sophie  Aniould  à  Belianger,  du  5  ventôse  an  III  (21  février  179)). 


52  l'opéra    secret   au    XVIIl*   SIÈCLE 

pas  moins  payer  au  roi  ces  décorations,  ces  habille- 
ments, ces  soldats  !  »  dit-il  tout-à-coup.  Un  subalterne 
entend  ce  propos,  et  court  le  rapporter  à  La  Ferte'  ; 
celui-ci  arrive  furieux  en  criant  :  Où  est  Sedaine  ?  et 
le  poète  riposte  aussi  familièrement  :  La  Ferté,  mon- 
sieur Sedaine  est  ici  :  que  lui  voulez-vous  ?  Le  dialogue 
continua  sur  ce  ton  devant  de  nombreux  spectateurs, 
qui  riaient  surtout  aux  dépens  de  La  Ferté  et  qui  col- 
portèrent bien  vite  les  dures  vérités  que  les  deux  cau- 
seurs s'étaient  jetées  à  la  tête.  Mais  autant  de  narra- 
teurs, autant  de  versions  diverses,  car  chacun  des  deux 
ennemis  avait  ses  partisans  déclarés.  A  en  croire  ceux 
de  La  Ferté,  Sedaine  avait  perdu  la  tête  et  s'était  senti 
écrasé  par  la  supériorité  de  son  rival  ;  il  avait  reconnu 
ses  torts  et  fait  des  excuses  au  commissaire  du  roi  ; 
d'après  les  amis  de  Sedaine,  au  contraire,  La  Ferté, 
tout  interloqué,  avait  fini  par  dire  des  injures  au  poète, 
lequel  aurait  répliqué  de  sang-froid  :  «  Vous  avez  pris, 
Monsieur,  le  vrai  langage  pour  m'empêcher  de  répon- 
dre ;  je  ne  vous  entends  plus  et  ces  termes  ne  sont  pas 
dans  mon  dictionnaire.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  Sedaine,  malgré  sa  réponse  si 
impolie  à  La  Ferté,  n'encourut  aucune  punition,  au- 
cun blâme  d'en  haut,  et  la  cour  ne  fit  que  rire  de  cette 
querelle.  On  rapportait  même  que  la  reine  avait  dit  en 
riant  :  «  Je  ne  sais  pas  si  M.  de  la  Ferté  eût  porté  en 
compte  les  décorations,  les  habillements,  les  soldats  et 
tous  les  accessoires  qui,  suivant  l'auteur,  manquaient 
à  sa  pièce,  mais  je  suis  bien  sûr  que  maintenant  il  ne 
le  fera  pas.  »  Le  roi,  disait-on  d'autre  part,  voulait 
traiter  les  choses  plus  sérieusement,  en  observant  que 


UN    ROI    DE    COULISSES  53 

Sedaine  avait  qualifié  La  Ferté  de  voleur  et  que  c'était 
une  affaire  à  éclaircir.  Les  amateurs  de  scandale  an- 
nonçaient aussi  que  les  gens  de  lettres,  et  surtout 
les  confrères  de  Sedaine  à  l'Académie ,  étaient  très 
froissés  de  cette  scène  et  qu'ils  ne  manqueraient  pas, 
au  retour  de  Fontainebleau,  de  prendre  hautement 
parti  pour  un  académicien  ainsi  insulté  par  un  inten- 
dant des  Menus  ;  mais  la  cour  revint  et  l'Académie  se 
tut  :  elle  ne  pouvait  mieux  faire.  Les  amis  de  Sedaine 
se  consolèrent  en  disant  que  l'Académie  le  regardait 
comme  suffisamment  vengé  par  le  propos  de  la  reine, 
et  pour  se  mieux  réconforter  dans  leur  propre  estime, 
ils  racontaient  encore  que  La  Ferté  ayant  voulu  s'ex- 
cuser de  cette  scène  auprès  de  la  reine,  celle-ci  l'avait 
laissé  dire  et  lui  avait  sèchement  répondu  :  «  Monsieur 
de  la  Ferté,  quand  le  roi  et  moi  parlons  à  un  homme 
de  lettres,  nous  l'appelons  toujours  monsieur.  Quant 
au  fond  de  votre  différend,  il  n'est  pas  fait  pour  nous 
intéresser  *.  »  Les  gens  de  lettres  auraient  été  bien 
difficiles  s'ils  ne  s'étaient  pas  montrés  satisfaits,  qu'elle 
fût  vraie  ou  supposée,  d'une  telle  réparation  d'hon- 
neur. 

De  tous  ses  projets  ou  rapports,  La  Ferté  n'en  publia 
qu'un  seul  sous  le  titre  de  Réplique  à  un  écrit  intitulé  : 
Mémoire  justificatif  des  sujets  de  l'Académie  de  mu- 
sique (sans  date  ni  nom  de  lieu).  Cette  brochure,  pu- 


*  Mémoires  secrets,  i8  et  2;  novembre  et  2  3  décembre  1 786.  —  L'opéra  le  Comte 
d'Albert,  cause  de  tout  ce  tagage,  avait  été  joué  à  Fontainebleau  le  15  no- 
vembre 17S6  et  fut  représenté  à  la  Comédie-Julienne  le  8  février  17S7.  Cet  ou- 
vrage, très  singulier  comme  pièce  et  assez  peu  remarquable  comme  musique, 
fournit  à  M™=  Dugazon  l'une  de  ses  plus  admirables  créations  :  c'est  elle  qui  fit 
le  succès  de  l'opéra. 


^4  I^   OPERA    SECRET    AU    XVIII''   SIECLE 

bliée  à  Paris  en  1790,  était  une  réponse  de  l'intendant 
des  Menus  aux  prétentions  des  principaux  artistes  de 
l'Opéra,  des  chefs  du  chant,  de  la  danse  et  de  l'orches- 
tre, qui  cédant  à  l'esprit  d'indépendance  éveillé  par  la 
Révolution,  avaient  demandé  des  réformes  dans  l'ad- 
ministration de  l'Opéra  et  rédigé  ce  mémoire  pour  se 
justifier  du  blâme  qu'ils  avaient  encouru  :  ce  dernier 
détail  montre  bien  qu'on  n'était  encore  qu'au  début 
de  la  Révolution.  La  réponse  de  La  Ferté  n'est,  à 
beaucoup  près,  ni  le  plus  curieux,  ni  le  plus  instructif 
de  ses  écrits,  par  la  simple  raison  qu'il  était  destiné  à 
voir  le  jour.  Outre  ce  mémoire  administratif,  La  Ferté 
a  encore  laissé  divers  ouvrages,  mais  d'un  tout  autre 
genre.  Il  s'adonnait  par  goût  à  l'étude  des  arts  de  cons- 
truction, et  il  se  fit  recevoir,  à  ce  titre,  membre  de 
l'Académie  des  sciences,  arts  et  belles-lettres  de  Châ- 
lons-sur-Marne,  ainsi  que  de  la  Société  des  antiquaires 
de  Cassel.  Son  bagage  scientifique  comprend  plusieurs 
volumes  de  poids  :  d'abord,  un  Extrait  des  différents 
ouvrages  publiés  sur  la  vie  des  peintres^  daté  de  1776  ; 
puis,  en  1783,  un  Système  de  Copernic,  ou  Abrégé  de 
l'astronomie^  inséré  d'abord  au  Journal  des  Savants, 
et  ses  Éléments  de  géographie,  avec  cette  épigraphe 
d'Horace  :  Mores  hominum  multorum  spectat  et  iirbes  ; 
l'année  suivante  encore,  les  Leçons  élémentaires  de  ma- 
thématiques, en  deux  volumes,  et,  pour  finir,  les  Élé- 
ments d'architecture,  de  fortification  et  de  navigation, 
en  1787.  Ces  titres  suffisent  à  prouver  que  les  goûts 
naturels  de  La  Ferté  le  portaient  vers  les  sciences 
exactes  bien  plus  que  vers  les  beaux-arts,  la  musique 
et  les  affaires  de  théâtre. 


UNROID  F,    COULISSES  55 

La  Ferté  avait  vu  de  trop  près  la  cour  et  avait  occupé 
un  poste  trop  élevé  pour  échapper  à  la  Révolution. 
Après  le  lo  août  1792,  il  perdit  naturellement  sa  posi- 
tion d'intendant  des  Menus-Plaisirs  ;  mais,  au  lieu  de 
chercher  son  salut  dans  la  fuite,  il  pensa  qu'il  pourrait 
détourner  le  courroux  populaire  en  prodiguant  les 
gages  de  patriotisme  et  de  civisme  qu'il  avait  prudem- 
ment donnés  dès  les  premiers  temps  de  la  Révolution 
et  qu'il  énumère  d'une  façon  à  la  fois  si  naïve  et  si 
plaisamment  touchante  dans  le  mémoire  qu'il  rédigea 
en  prison,  à  la  veille  d'être  jugé,  —  c'est-à-dire  con- 
damné *.  En  vain  accumule-t-il  les  moindres  faits  de  son 
existence  passée  qui  pourraient  plaider  en  sa  faveur, 
en  vain  se  représente-t-il  comme  un  philosophe,  épris 
d'idées  d'indépendance,  de  justice,  et  fuyant  volontiers 
l'air  empesté  des  cours  ;  en  vain  se  couvre-t-il  presque 
de  la  mort  de  sa  femme,  la  première  victime  frappée 
par  la  Révolution  dans  sa  famille  :  il  ne  put  échapper 
au  sort  qui  attendait  tous  les  fonctionnaires  de  l'an- 
cienne cour.  Dans  la  séance  du  Tribunal  révolution- 
naire du  ig  messidor  an  II  (7  juillet  1794),  Papillon  de 
la  Ferté,  âgé  de  soixante-sept  ans,  ex-intendant  des  Me- 
nus-Plaisirs du  tyran,  fut  condamné  à  la  peine  de  mort, 
comme  étant  convaincu  «  de  s'être  rendu  l'ennemi 
du  Peuple,  en  conspirant  contre  sa  liberté  et  sa  sû- 
reté, en  provoquant,  par  la  révolte  des  prisons,  l'as- 

*  Par  un  coup  du  hasard  et  grâce  aux  enchères  poussées  très  haut  par  M.  Jules 
Cousin,  cette  pièce  importante  n'appartient  ni  aux  archives  de  l'État  ni  à  celles 
de  l'Opéra,  mais  bien  à  la  bibliothèque  de  la  ville  de  Paris.  On  la  trouvera 
imprimée  in-exlenso ,  avec  de  longs  éclaircissements ,  dans  notre  premier  travail 
sur  Papillon  de  la  Ferté  :  Un  Potentat  musical,  soh  rcgtie  à  l'Opéra,  de  ijSo  à 
1790.  (Paris,  Détaille,  1876.) 


56  !, 'opéra    secret    au    XVIIl"    SIÈCLE 

sassinat  et  la  dissolution  de  la  représentation  natio- 
nale, etc.  1) 

La  Ferté  tombait  sur  l'échafaud  révolutionnaire, 
mais  son  nom  ne  mourait  pas  avec  lui.  Il  laissait  un 
fils  qui  obtint  le  titre  de  baron  sous  l'Empire  et  qui 
se  trouva  juste  à  point,  la  Restauration  arrivant,  pour 
recueillir  l'héritage  administratif  de  son  père.  Il  re- 
couvra alors  le  titre  d'intendant  des  Menus-Plaisirs,  et 
il  eut  pendant  plusieurs  années  l'administration  supé- 
rieure de  la  chapelle  du  roi,  des  spectacles  de  la  cour, 
du  Conservatoire  de  musique,  de  l'Opéra  français  et 
de  l'Opéra  italien.  Il  n'avait  peut-être  ni  l'habileté,  ni 
l'entregent  de  son  père  :  il  fit  en  tout  cas  beaucoup 
moins  parler  de  lui  et  paraît  avoir  joué  un  rôle  assez 
effacé,  —  il  est  vrai  que  cette  place  avait  bien  perdu 
de  son  lustre  après  les  massacres  de  la  Révolution  et  les 
guerres  de  l'Empire  ;  —  mais  à  un  Papillon  devait  suc- 
céder un  Papillon.  La  tradition  était  ainsi  respectée 
et  le  droit  d'hérédité  restait  sauf:  La  Ferté  est  mort! 
vive  La  Ferté! 


,^j^^ 


ANS  la  constitution  qui  ré- 
^y  gissait  l'Académie  Royale  de 
Musique  peu  de  temps  avant 
qu'éclatât  la  Révolution ,  tout 
était  bizarre  et  confus.  C'était 
un  compromis  entre  la  mo- 
narchie et  l'oligarchie,  inspiré 
par  les  idées  d'indépendance  qui  gagnaient  du  terrain 
chaque  jour,  et  qui  devaient  aboutir  à  un  si  terrible 
bouleversement.  A  l'Opéra ,  comme  dans  le  royaume, 
les  esprits  étaient  très  agités;  on  criait  fort;  on  discu- 
tait beaucoup;  on  résistait  ouvertement  au  directeur; 
on  combattait  en  dessous  le  ministre  :  on  suspectait 
toute  autorité  établie  ;  on  protestait  ;  on  invoquait  la 
justice,  le  droit,  sans  les  trop  respecter. 

La  situation  allait  empirant  depuis  nombre  d'années, 
et  le  déficit  qu'on  signalait  dans  la  caisse  de   l'Opéra  à 


éO  L    OPERA   SECRET   AU    XVIII'^    SIECLE 

la  fin  de  chaque  direction  n'était  pas  fait  pour  défendre 
l'ancien  état  de  choses.  Depuis  plus  d'un  siècle,  en 
effet,  tous  les  directeurs  s'étaient  successivement  rui- 
nés à  l'Opéra,  tous  sauf  LuUi,  puis  Rebel  et  Francœur. 
C'était  un  jeu  de  bascule  perpétuel  entre  la  Ville  et 
l'Etat,  qui  se  rejetaient  sans  cesse  l'Opéra  et  acquittaient 
ses  énormes  dettes  à  tour  de  rôle.  Tout  récemment 
encore.  De  Vismes  du  Valgay,  qui  était  pourtant  un 
habile  administrateur,  et  auquel  la  Ville  avait  accordé 
un  secours  annuel  de  80,000  livres  (la  première  subven- 
tion régulière  attribuée  à  l'Opéra),  n'avait  pas  réussi 
et  avait  dû  donner  sa  démission  :  ce  malheureux 
théâtre  était  alors  revenu  à  la  non  moins  malheu- 
reuse Ville ,  qui  y  perdit ,  en  moins  d'une  année, 
200,000  livres.  Cependant,  le  roi  souffrait  de  voir  notre 
premier  théâtre  lyrique  tomber  ainsi  en  décadence, 
et,  le  17  mars  1780,  il  avait  rendu  un  arrêt  qui  faisait 
cesser  le  privilège  accordé  à  la  Ville,  ordonnait  qu'elle 
payerait  les  dettes  contractées  par  l'Opéra  pendant  son 
administration,  et  remettait  ce  théâtre  sous  la  tutelle  de 
l'État. 

Mais  il  se  préparait  un  bien  autre  changement,  qui 
allait  rompre  avec  le  passé  de  tout  un  siècle.  C'était  la 
reconnaissance  du  pouvoir  des  artistes  et  leur  intro- 
duction dans  la  direction  du  théâtre;  bref,  la  formation 
d'un  comité  dirigeant.  L'arrêt  royal  du  17  mars  disait 
bien  que  le  directeur  gouvernerait  avec  pleine  et  entière 
autorité;  mais,  par  l'art.  10  du  même  arrêt,  le  secrétaire 
d'État  de  la  maison  du  roi  était  chargé  «  de  présenter 
au  roi  les  nouveaux,  statuts  et  règlements  qu'il  jugera 
nécessaires  pour  l'administration  de  l'Opéra.  »  Or,  le 


l'opéra    EN     X  788  61 

27  avril,  le  ministre  publia  un  règlement  dont  l'article 
i^""  instituait  un  comité  composé  du  directeur  général, 
de  deux  premiers  sujets  du  chant,  du  maître  de  ballets, 
de  deux  premiers  sujets  de  la  danse  et  d'un  secré- 
taire *. 

Voici  comment  devait  manœuvrer  cette  organisa- 
tion si  compliquée.  L'Opéra  était  sous  la  direction 
suprême  du  ministre  de  la  maison  du  roi,  qui  se  faisait 
représenter  par  un  intendant  des  Menus  Plaisirs.  Le 
directeur  de  l'Opéra  n'était  plus  qu'un  administrateur 
général ,  secondé  d'un  comité  de  six  membres,  comité 
qui  décidait  et  ordonnait  tout  dans  le  théâtre,  sauf 
approbation  du  ministère.  Le  seul  privilège  du  direc- 
teur était  d'avoir  deux  voix  dans  le  comité  :  il  n'avait 
donc  qu'un  quart  d'autorité. 

Le  roi  ne  s'en  tint  pas  là  dans  la  voie  des  réformes  : 
non  content  d'avoir  appelé  les  artistes  à  diriger  eux- 
mêmes  leur  théâtre,  il  voulut  aussi  accorder  au  direc- 
teur et  aux  principaux  sujets  un  intérêt  dans  le  produit 
des  recettes  et  des  économies.  Ces  artistes,  ainsi  appe- 
lés à  profiter  des  bénéfices,  furent  nommés  artistes 
copartageants  et  formèrent  une  assemblée  générale,  à 
laquelle  le  comité  devait  rendre  compte  de  sa  gestion  : 
le  comité  tenait  séance  d'abord  une,  puis  bientôt  deux 
fois  par  semaine,  et  l'assemblée  générale  des  sujets 


'  Le  nombre  des  roembrcs  du  comité  tt  le  mode  Je  les  choisir  furent  très  lé- 
gèrement modihèj,  d'abord  par  un  règlement  du  ministre  (16  avril  178 1),  puis 
parles  arrêts  royaux  du  14  mars  17S4  et  du  28  mars  178;.  (Archives  nationales, 
Ancien  régime.  O  1,  631.  Observations  sur  les  mémoires  des  sujets  de  l'Opéra  qui 
dimanàent  l'entreprise  de  ce  spectacle,  en  avril  1789.)  On  trouve  dans  le  même 
carton  le  texte  original  du  règlement  ministériel  signé  par  les  principaux  sujets, 
le  17  avril  1780. 


62  LOPÉRA    StCRET   AU    XVlIl"    SIECLE 

copartageants  se  réunissait  au  commencement  de  chaque 
mois. 

Cette  organisation  nouvelle  commença  à  fonctionner 
en  avril  1780  :  le  comité  tint  sa  première  séance  le 
22  avril.  Amelot  était  alors  ministre  de  la  maison 
du  roi;  Papillon  de  la  Ferté  était  intendant  des 
Menus  Plaisirs  et  commissaire  du  roi  pour  l'Opéra; 
Pierre-Montan  Berton  et  Gossec  avaient  été  nom- 
més, le  i*"'  avril,  directeur  et  sous -directeur  de 
l'Opéra.  Le  comité  était  composé  de  Legros,  Durand. 
Vestris  père,  Gardel  l'aîné,  Dauberval  et  Noverre, 
ayant  chacun  des  attributions  spéciales  :  Legros  avait 
l'inspection  du  luminaire  et  Durand  celle  des  machines  ; 
Vestris  devait  surveiller  les  postes  et  la  garde;  Gardel. 
les  décorations  et  les  peintures;  Dauberval,  les  ves- 
tiaires et  la  garde-robe  ;  enfin,  Noverre  était  chargé  de 
la  surveillance  financière  et  de  la  rentrée  à  l'Opéra  des 
diverses  redevances  qui  lui  étaient  allouées  par  contrat. 
Les  fonctions  de  secrétaire,  qui  ne  donnaient  pas  voix 
délibérative,  étaient  remplies  par  un  nommé  Lasalle. 
intrigant  fieffé,  qui  sut  bientôt  prendre  une  place  im- 
portante dans  le  comité,  dont  il  devint  comme  la  che- 
ville ouvrière.  Berton  ne  put  pas  exercer  longtemps  ses 
fonctions  :  il  mourait  le  14  mai.  Le  16,  les  artistes  de 
l'Opéra  rédigèrent  une  adresse  au  ministre  pour  lui 
demander  de  ne  pas  nommer  de  directeur  et  de  les 
laisser  se  gouverner  eux-mêmes  *.  Leur  requête  ne  fut 
pas  admise,  et  le  roi  appela  à  la  succession  de  Berton 
un   musicien   expert,  Dauvergne,  qui   avait  déjà   par 

'  Archives  naiionalcs.  .ancien  rcgiiuc.  O  i,  65::. 


I.  'OPK  R  A     KN    I  7  88  tVi 

deux  fois  dirigé  l'Opéra.  Grande  fut  la  déception  des 
artistes  et  du  comité  de  TOpéra,  qui  regardèrent  dés 
le  premier  jour  leur  nouveau  directeur  comme  un 
maître,  comme  un  tyran  dont  il  fallait  se  débarrasser 
au  plus  vite.  Ce  qui  ne  les  empêcha  pas  d'adresser  à 
Dauvergne  une  lettre  où  «  ils  lui  annonçaient  avec 
plaisir  que  le  ministre  avait  enfin  répondu  à  leurs 
désirs  et  à  leurs  instances  en  le  nommant  à  la  place 
de  directeur  *.  » 

Ces  innovations  dans  l'administration  de  l'Opéra 
avaient  été  accueillies  avec  faveur  par  l'opinion.  Voici 
ce  que  disaient  à  cet  égard  les  Mémoires  secrets,  le 
12  mai  1780  :  «  La  nouvelle  constitution  du  théâtre 
lyrique  n'est  point  despotique,  ni  même  monarchique, 
comme  ci-devant.  Le  sieur  Le  Berton  n'en  est  que 
l'administrateur  principal  :  les  sujets  participent 
aujourd'hui  au  gouvernement  intérieur  de  cette  vaste 
machine  :  ils  ont  des  assemblées,  des  jetons  et  voix 
délibérative.  » 

A  peine  voulut-on  mettre  en  pratique  le  nouveau 
régime  qu'on  s'aperçut  combien  il  était  défectueux. 
Les  artistes,  se  sentant  délivrés  d'une  direction  unique 
et  énergique,  donnèrent  libre  carrière  à  leurs  caprices  : 
c'était  à  qui  chanterait  ou  danserait  le  moins  et  obtien- 
drait le  plus  de  gam  et  d'honneur.  Ce  n'étaient  que 
réclamations,  pétitions,  remontrances,  protestations, 
que  froissements  d'intérêts  et  d'amour-propre,  jalou- 
sies, intrigues,  mauvais  vouloir,  querelles,  démissions. 


'  Archives  nationales,  .\ncieii    régime.  O   i.    6vi.    Lettre  de  tiémissioii  Jt 
Dauvergne  à  Amelot.  du  23  mars  lyST. 


«14       I.  "opéra  SECRET  AU  X  V  I  M  f'  SIECLE 

ruptures  d'engagements  ou  fuites  subreptices.  Le  co- 
mité ne  savait  auquel  entendre  et  rejetait  tous  les  torts 
sur  le  directeur,  qui  n'en  pouvais  mais,  n'ayant  par  le 
fait  qu'une  autorité  illusoire.  Celui-ci  se  plaignait  à 
l'intendant  des  Menus,  qui  demandait  les  ordres  du  mi- 
nistre, lequel  était  le  plus  souvent  fort  embarrassé  de 
prendre  une  décision  et  de  se  reconnaître  dans  cet 
inextricable  chaos. 

Amelot  adressait  alors  à  La  Ferté  des  lettres  fort 
irritées.  Un  jour,  entre  autres,  qu'il  était  surexcité 
par  les  prétentions  exorbitantes  de  ces  vaniteux  artistes, 
il  lui  envoyait  un  billet  qui  commençait  par  cette  vive 
apostrophe  :  «  En  vérité,  Monsieur,  je  sens  qu'il  faut 
une  patience  plus  qu'humaine  pour  conduire  l'indé- 
crottable machine  de  l'Opéra,  mais  ne  perde  pas  cou- 
rage, je  vous  prie,  et  aidés-moi  à  la  faire  aller  au  moins 
de  notre  mieux;  »  et,  après  avoir  résolu  d'un  mot  les 
réclamations  pécuniaires  et  honorifiques  de  Gardel,  de 
Dauberval,  de  la  Guimard,  il  ajoutait  durement:  «  Pour 
M""  Saint-Huberty,  il  ne  faut  pas  aller  par  deux  che- 
mins :  si  elle  refuse  obstinément  de  chanter  mardi, 
mandés  le  moi  et  je  vous  envoirai  un  ordre  du  roi 
pour  la  faire  mettre  en  prison,  dont  vous  différerés 
seulement  l'exécution  jusqu'au  mardi  matin.  Je  désire 
vivement  au  surplus  que  la  demoiselle  Candeille  puisse 
vous  convenir,  mais  assurons  au  moins  le  spectacle 
pour  la  rentrée.  En  vérité,  il  y  a  de  quoi  faire  tourner 
la  tête  *.  » 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.   O    i,  629.  Lettre  du  ministre,    du 
(s  avril  17S2. 


L'oPÉRAENiySS  65 

Au  bout  de  deux  ans  de  ce  manège  insupportable, 
Dauvergne,  las  de  résister  aux  persécutions  sourdes  du 
comité  *,  prit  prétexte  de  sa  santé  et  se  retira.  Les 
artistes  en  étaient  venus  à  leurs  fins;  ils  étaient  enfin 
débarrassés  de  cette  ombre  de  directeur  qui  les  gênait 
si  peu  et  allaient  pouvoir  se  gouverner  eux-mêmes.  A 
partir  de  Pâques  1782,  un  nouveau  comité  prit  la  sou- 
veraine direction  de  l'Opéra.  Il  comptait  huit  membres 
votants  :  Gossec ,  compositeur ,  Legros  et  Lainez. 
représentant  les  acteurs  copartageants,  Gardel  et  Dau- 
berval,  représentant  les  premiers  sujets  et  le  corps  de  la 
danse,  Rey,  représentant  le  corps  de  l'orchestre,  De 
la  Suze,  représentant  les  chœurs,  et  Bocquet,  inspec- 
teur, plus  de  Lasalle,le  secrétaire  :  c'était  une  véritable 
république  artistique**.  La  joie  était  dans  les  cœurs; 
chacun  espérait  que  ce  régime  imprimerait  à  l'Opéra 
une  impulsion  telle  que  l'art  brillerait  aussitôt  d'un  éclat 
incomparable,  mais  (voyez  un  peu  la  fatalité)  ce  mal- 
heureux comité,  qui  avait  tant  agi  pour  renverser  Dau- 
vergne, ne  tarda  pas  à  tomber  lui-même  sous  un  pou- 
voir d'autant  plus  absolu  et  d'autant  plus  funeste  qu'il 
était  innommé  et  s'exerçait  dans  l'ombre. 

Sitôt  que  Dauvergne  se  fut  retiré,  Morel  devint  le 


*  Le  21  mars  17S1,  Gardel,  Dauberval,  Legros,  M""  Guimard  et  Heinel 
avaient  adressé  à  M.  de  la  Ferté  un  long  mémoire  d'une  violence  extrême 
contre  l'adminislration  de  Dauvergne.  (Archives  nationales.  Ancien  régime. 
Oi,6h-) 

**  Rochon  de  Chabannes  avait  présenté  au  ministre  un  mémoire  tendant  à 
faire  remettre  l'administration  de  l'Opéra  aux  sujets  principaux,  formant  un 
comité  subsistant,  dont  chaque  membre  aurait  le  détail  de  quelque  partie,  et 
serait  obligé  d'en  rendre  compte  à  l'assemblée.  C'est  ce  plan  qui  avait  été  adopté. 
(^Mémoires  secrets,  14  avril  1782.) 


66  l'opéra  secret  au  xviii<^  siècle 

maître  souverain  de  l'Opéra  et  soumit  à  ses  plus  dures 
volontés  le  comité,  qui  se  montra  aussi  humble  et  aussi 
plat  devant  l'homme  d'affaires  parvenu,  qu'il  s'était  fait 
brave  et  impudent  devant  l'artiste  joignant  l'honnêteté 
au  mérite.  Ce  Morel  avait  commencé  par  être  employé 
dans  l'administration  des  voitures  qui  allaient  de  Paris 
à  Versailles,  et  il  gagnait  1,200  livres  par  an  à  sur- 
veiller les  cochers  et  à  vérifier  leurs  comptes.  Il  avait 
obtenu  ensuite  une  place  de  commis  aux  Menus  Plai- 
sirs, et  s'était  bientôt,  grâce  à  son  esprit  souple  et 
délié,  insinué  dans  la  faveur  de  Papillon  de  la  Ferté; 
il  manœuvra  même  assez  habilement  pour  épouser  la 
sœur  de  son  maître  :  dès  lors,  sa  fortune  était  assurée. 
Il  eut  de  plus,  par  deux  fois,  l'honneur  de  signer  de 
mauvais  poèmes  d'opéras  élaborés  par  le  comte  de 
Provence.  Le  beau-frère  de  La  Ferté,  collaborateur  du 
frère  du  roi,  avait  acquis  à  l'Opéra  un  pouvoir  absolu, 
et  il  en  usait  pour  faire  jouer  ses  propres  ouvrages,  qui 
d'ailleurs  ne  lui  donnaient  pas  grand'peine  :  il  les  ache- 
tait à  de  pauvres  rimeurs  qui  mouraient  de  faim  et  les 
signait  de  son  nom.  Thésée,  Alexandre  aux  Indes ^  Thé- 
mistocle,  autant  de  misérables  ouvrages  qui  tombèrent 
tout  à  plat,  malgré  la  musique  que  Gossec,  Méreaux 
et  Philidor  avaient  eu  la  faiblesse  de  composer  par 
crainte  de  ce  triste  sire. 

Il  n'était  pas  d'autre  arme  que  la  chanson  contre  ce 
tyran  de  la  musique,  et,  de  fait,  les  malins  ne  se  faisaient 
pas  faute  de  gloser  le  sieur  Morel. 


Au  bas  d'un  pont,  dans  un  bureau, 
Morel  visait  le  numéro 


l'opéra   en   1788  67 

De  mes  voitures  et  des  vôtres, 
Quand  il  se  dit  un  beau  matin  : 
Je  veux  faire  aussi  mon  chemin; 
Je  le  vois  bien  faire  à  tant  d'autres. 

Ma  figure,  dont  chacun  rit. 
Est  plate  autant  que  mon  esprit. 
Quels  protecteurs  seront  les  nôtres? 
Mince  en  tout,  comme  en  revenus, 
Grossissons-nous  par  les  Menus, 
Comme  on  en  voit  grossir  tant  d'autres. 

Roi  des  dramatiques  tripots, 

La  Ferté,  voyant  mon  héros, 

Dit  :  Bon,  il  faut  qu'il  soit  des  nôtres. 

Pour  mon  argent,  toujours  dupe'. 

Toutes  mes  catins  m'ont  trompé  : 

Allons,  Morel,  cherchez-m'en  d'autres. 

Et  ainsi  de  suite,  pendant  huit  couplets.  Fait-il  jouer 
son  Panurge  dans  l'île  des  Lanternes,  une  des  produc- 
tions du  comte  de  Provence  (la  musique  était  Je  Gré- 
try,  comme  celle  de  la  Caravane  du  Caire,  sortie  de  la 
même  plume  royale),  chacun  de  s'égayer  fort  d'un 
énorme  tambour  sur  lequel  on  frappait  continuelle- 
ment dans  cet  ouvrage  et  d'expliquer  à  sa  façon  cet 
usage  excessif  de  la  peau  d'âne. 

Dans  cet  opéra,  je  vous  prie, 
Qui  frappe  avec  tant  de  fureur? 
C'est  le  dieu  du  goût,  je  parie. 
Qui  prend  le  tambour  pour  l'auteur. 

L'Opéra  était  dans  un  désarroi  complet  sous  cette 
autorité   arbitraire   et   aussi    capricieuse    qu'absolue. 


68  l'opéra  secret  au  xviiic  siècle 

Acteurs  et  actrices  agissaient  tous  à  leur  fantaisie.  Ils 
ne  chantaient  ou  dansaient  que  quand  il  leur  faisait 
plaisir,  se  montraient  d'ailleurs  fort  âpres  au  gain,  et 
harcelaient  le  ministre  pour  qu'il  leur  accordât  titres, 
congés  ou  gratifications  ,  trois  faveurs  qui  n'en  fai- 
saient qu'une  et  qui  tendaient  au  même  but  :  s'emplir 
la  poche. 

Ils  partaient  en  voyage  sans  permis,  se  reposaient 
sans  raison  valable,  laissaient  l'Ope'ra  aller  à  vau-l'eau 
et  criaient  tous  à  qui  mieux  mieux  contre  la  sévérité 
qu'on  montrait  à  leur  égard.  Il  n'y  avait  qu'un  moyen 
de  mater  cette  troupe  indocile  :  la  prison;  et  encore 
cette  ultima  ratio  avait-elle  bien  perdu  de  sa  puissance. 
Il  n'est  pas  de  mois  où  le  ministre  n'écrive  à  l'inten- 
dant de  menacer  tel  acteur  de  le  faire  enfermer,  mais 
la  Force  et  For-l'Evèque  n'étaient  plus  les  épouvan- 
tails  d'autrefois.  Tous  les  artistes,  du  plus  grand  au 
plus  petit,  sentaient  bien  que  les  temps  étaient  changés, 
qu'en  dépit  de  toutes  les  menaces,  on  n'oserait  les 
mettre  en  prison  qu'à  la  dernière  extrémité,  qu'on  les 
y  laisserait  quelques  heures  h  peine,  et  qu'à  leur  sortie 
de  cachot,  le  public  les  applaudirait  pour  faire  pièce  à 
leurs  oppresseurs. 

Cependant  le  roi  voyait  avec  peine  que  les  disposi- 
tions qu'il  avait  prises  n'avaient  pas  eu  tout  le  succès 
qu'il  en  pouvait  espérer,  et  il  crut  bien  faire  en  insti- 
tuant, le  3  janvier  17S4,  une  école  où  l'on  pût  former 
des  sujets  utiles  à  l'Académie  de  musique.  Mais  cette 
école  devint  bientôt  un  objet  de  haine  pour  les  pre- 
miers sujets,  qui  y  trouvaient  un  obstacle  à  leurs 
caprices  (c'était  là  en  effet  qu'on  allait  chercher  des 


l'opéra    EN     1788  69 

artistes  pour  les  remplacer  quand  ils  s'avisaient  de 
simuler  une  maladie  pour  ne  pas  chanter,  ou  quand  ils 
voulaient  voyager),  et  ils  re'unirent  tous  leurs  efforts 
pour  battre  en  brèche  cette  dangereuse  institution. 
Enfin,  le  roi,  voulant  couper  court  aux  re'clamations 
sans  fin  que  suscitaient  les  innombrables  règlements 
qui  régissaient  l'Opéra,  les  refondit  tous  en  une  seule 
et  même  loi,  datée  du  i3  mars  1784.  Ce  travail,  d'une 
longueur  démesurée  et  dans  lequel  on  s'est  ingénié  à 
prévoir  et  à  résoudre  toutes  les  difficultés  qui  pourraient 
naître,  ne  servit  absolument  de  rien,  et,  après  comme 
devant,  le  désordre  ne  cessa  de  régner  à  l'Académie. 

Le  roi,  alors,  fit  réflexion  qu'il  avait  peut-être  eu  tort 
de  céder  aux  revendications  des  artistes,  et  que  l'auto- 
rité du  directeur,  si  faible  fût-elle,  ne  pouvait  qu'exercer 
une  influence  salutaire  sur  l'Opéra,  puisque  le  désordre 
n'avait  fait  qu'augmenter  depuis  son  départ.  Il  résolut 
donc  de  remettre  un  directeurà  la  tête  de  l'Opéra  et  il 
rappela  à  ce  poste  celui-là  même  qu'on  avait  sacrifié 
naguère  aux  intrigues  du  comité.  C'était  un  grand 
honneur  pour  Dduvergne,  mais  un  sanglant  affront 
pour  le  comité,  car,  bien  qu'on  eût  mis  en  avant  la 
faiblesse  de  sa  santé  pour  masquer  sa  défaite,  Dau- 
vergne  avait  été  bel  et  bien  congédié  en  17S2.  Voici, 
en  effet,  en  quels  termes  les  Mémoires  secrets  signalent 
son  retour  :  0  Le  sieur  Dauvergne,  qu'on  avait  ren- 
voyé en  1782  de  la  direction  à  cause  de  la  pesanteur 
de  son  joug,  désagréable  à  tous  les  sujets,  vient  d'être 
rétabli  avec  de  grands  compliments.  On  dit  aujourd'hui 
que  son  mérite,  son  honnêteté  et  sa  probité  sont  con- 
nus depuis  longtemps.  » 


yo  l'opéra  secret  au  xviii''  siècle 

Dauvergne  rentra  en  fonctions  le  i"  avril  178 5  :  on 
devine  de  quel  œil  le  comité  le  vit  revenir  au  pouvoir. 
La  lutte  recommença  plus  vive  que  jamais  entre  le 
directeur  et  les  membres  du  comité  :  chaque  parti  se 
dénonçait  à  tour  de  rôle  au  courroux  du  ministre. 

Cependant,  au  plus  fort  de  cette  guerre  de  ruses  et 
d'embûches,  le  ministre  de  la  maison  du  roi  vint  à  chan- 
ger :  le  baron  de  Breteuil,  qui  avait  remplacé  Amelot, 
donnait  sa  démission,  et  M.  de  Villedeuil  lui  succédait 
le  24  juillet  1788.  Dauvergne  jugea  à  propos  de  ren- 
seigner le  ministre  sur  les  terribles  gens  qu'il  était 
chargé  de  conduire  et  de  contenir.  Il  dressa  alors  un 
état  général  de  tous  les  sujets  délibérants,  chantants  ou 
dansants  de  l'Opéra,  et  le  fit  tenir  à  l'intendant  des 
Menus  avec  le  secret  espoir  que  celui-ci  le  montrerait 
au  ministre  :  il  prend  soin  du  reste  de  l'y  engager 
dans  une  lettre  fort  habile.  Cet  état  des  sujets  de 
l'Opéra  est  rédigé  avec  beaucoup  de  soin  et  d'esprit  : 
c'est  une  série  de  portraits  h  la  plume,  d'une  vérité 
d'autant  plus  grande  qu'ils  ne  sont  pas  flattés.  A  voir 
comme  il  s'eff'orce  d'être  à  la  fois  très  juste  et  très 
sévère,  on  devine  que  Dauvergne  risquait  là  une  grosse 
partie  :  il  lui  fallait  vaincre...  ou  partir. 

Voici  ce  curieux  tableau  et  la  lettre  qui  l'annonce, 
deux  pièces  destinées  à  rester  secrètes  et  qui  le  sont 
demeurées  jusqu'à  ce  jour  *. 


*  Aux  Archives,  la  lettre  se  trouve  dans  le  carton  :  Ancien  régime,  O  i,  629  ; 
tandis  que  la  pièce  principale  est  dans  le  carton  626.  Celle-ci ,  bien  entendu, 
n'est  ni  signée  ni  datée,  mais  l'écriture  caractéristique  de  Dauvergne  ne  permet 
d'avoir  aucun  doute  sur  le  compte  de  l'auteur;  pour  la  date,  le  seul  rappro- 
chement de  cet  état  avec  les  tableaux  de  troupes  donnés  par  les  almanachs  du 
temps,  nous  indique  178B,  ce  qui  concorde  parfaitement  avec  la  lettre  signée. 


L    OPERA    EN     1788  71 

A  Paris,  ce  14  aoust  1788. 

Monsieur, 

Je  suis  revenu  hier  de  la  campagne  pour  me  rendre 
demain  vendredi,  entre  neuf  et  dix  heures,  dans  l'Œil 
de  Bœuf  ou  dans  la  Grande  Galerie:  j'yrai  avant  ou 
après  prendre  les  ordres  de  M.  le  maréchal  de  Duras 
pour  mon  service  du  jour  de  Saint-Louis. 

J'ai  fait  l'analyze  des  talens,  des  moeurs,  du  carac- 
tère, des  deffauts,  tant  des  personnes  qui  composent  le 
comité,  que  des  premiers  sujets  du  chant  et  de  la  danse 
que  vous  m'avés  demandé,  et  je  ne  puis  remettre  qu'à 
vous  même,  étant  un  objet  de  confiance  sans  bornes  : 
vous  y  verres,  Monsieur,  que  ma  véracité  ne  m'a  pas 
permis  de  vous  rien  cacher  :  je  vous  prie  de  ne  confier 
à  personne  (excepté  au  ministre,  si  vous  le  jugés  à 
propos)  cet  analyze  qui  auroit  l'air  d'un  libelle  contre 
quelques  sujets,  quoiqu'il  soit  dicté  par  la  vérité,  et 
que  les  portraits  y  soient  peints  d'après  nature,  et 
même  sans  charge  :  comme  ma  conscience  ne  me 
reproche  rien  sur  le  compte  que  j'ai  l'honneur  de  vous 
rendre,  quelques  choses  qu'il  en  puisse  résulter,  je  n'en 
serai  pas  moins  tranquille. 

J'ai  celui  d'être  avec  un  respectueux  attachement, 
Monsieur,  votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

d'auvergne. 
ÉTAT  DES  PERSONNES 

QUI    COMPOSENT   LE   COMITÉ   DE    l'OPÉRA 

M.  Dauvergne.  —  Directeur  général,  sur-intendant 
de  la  musique  du  Roi. 

M.    Francœur.   —  Directeur,   sur-intendant   de    la 


72  l'opéra    secret   au    XVIII'   SIÈCLE 

musique  du  Roi  en  survivance.  Homme  honnête,  plein 
d'intelligence,  de  zèle  et  d'activité. 

M.  La  Suze.  —  Maître  de  musique  du  the'âtre. 
Homme  qui  remplit  ses  devoirs  avec  beaucoup  de  zèle 
et  un  talent  distingué. 

M.  Rey.  —  Maître  de  musique  de  l'orchestre,  et 
maître  de  musique  de  la  Chambre  en  survivance.  Cet 
homme,  né  d'un  tempérament  fougueux,  a  le  talent 
de  sa  place,  mais  il  la  fait  souvent  avec  humeur,  sur- 
tout lorsqu'il  a  perdu  son  argent  au  jeu  ou  à  la  loterie, 
ce  qui  le  met  dans  le  cas  d'emprunpter  et  dans  l'impos- 
sibilité de  rendre. 

M.  Gardel.  —  Maître  des  ballets  et  premier  danseur. 
Cet  homme  a  le  talent  de  ses  deux  places,  mais  son 
honnêteté  et  sa  douceur  naturelle  fait  qu'il  passe  des 
fautes  à  ses  camarades  dans  la  crainte  de  leur  faire  de 
la  peine  ;  il  y  a  tout  à  espérer  que  l'expérience  le  cor- 
rigera de  cette  foiblesse. 

M.  Paris. —  Dessinateur  du  Cabinet  du  Roi.  Homme 
très  honnête,  et  d'un  talent  très  distingué  ;  on  en 
voyait  la  preuve  tous  les  jours  avant  l'incendie  des 
Menus,  par  le  grand  nombre  de  belles  décorations  qu'il 
a  faites  depuis  qu'il  est  à  l'Opéra. 

M.  BocQUET.  —  Dessinateur  des  habits  ;  honnête 
homme,  qui  fait  bien  sa  place. 

M.  Berthelemi.  —  Adjoint  au  dessinateur  des  habits  : 
de  l'Académie  de  peinture,  homme  doux,  honnête  et 
beaucoup  de  talent. 

M.  Jansen.  —  Inspecteur,  fort  honnête  homme,  qui 
surveille  les  dépenses  du  magazin  avec  zèle  et  beau- 
coup d'activité. 

M.  Lainez.  —  Comme  plus  ancien  premier  acteur  : 
son  caractère  à  l'article  des  premiers  sujets  du  chant. 

M.  La  Salle.  — Secrétaire,  breveté  du  Roi  :  homme 
fourbe,  intrigant,  nuisible  au  bien  de  la  chose  par  les 
mauvais  conseils  qu'il  a  toujours   donné   à   tous   les 


l'opéra    en    1788  73 

sujets  de  l'Opéra,  dans  l'espérance  qu'en  culbutant  ce 
spectacle  on  lui  en  donneroit  la  direction  pour  le 
rétablir  :  il  a  osé  faire  des  mémoires  contre  des  per- 
sonnes dont  la  probité  est  intacte,  ce  qui  a  occasionné 
une  méfiance  si  bien  fondée  contre  lui,  qu'il  ne  fait 
plus  rien  du  tout,  excepté  de  nuire  encor  par  les  mau- 
vais conseils  qu'il  donne  aux  personnes  de  la  machine 
qui  ne  le  connoissent  pas. 


ÉTAT  DES  PREMIERS  SUJETS 

DU    CHANT 

M.  Chéron.  —  Cet  homme  a  une  belle  voix,  qui 
fait  presque  son  seul  mérite,  ayant  négligé  par  paresse 
et  par  lâcheté  d'acquérir  le  talent  d'acteur  ;  il  regarde 
son  état  comme  un  bénéfice  qui  ne  peut  jamais  lui 
manquer  ;  il  ne  fait  pas  attention  qu'il  a  été  doublé 
dans  plusieurs  rôles  avec  succès  par  le  sieur  Adrien, 
jeune  sujet  sorti  de  l'Ecole,  qui  raisonne  et  joue  très 
bien  ses  rôles  ;  il  est  fort  endetté. 

M.  Lays.  —  Cet  homme,  qui  est  très  bon  dans  les 
rôles  comiques,  a  la  vanité  de  croire  qu'il  est  fort  bon 
dans  les  rôles  nobles  ;  mais  le  public  le  met  à  la  place 
qui  lui  convient  ;  il  est  noyé  de  debtes,  comme  le  sont 
presque  tous  les  premiers  sujets,  par  le  luxe  et  parle  jeu. 

M.  Lainez.  —  Cet  homme  est  d'un  caractère  très 
violent,  s'emportant  pour  la  moindre  chose  ;  alors  il  se 
dit  malade  et  cesse  son  service  sans  raison  :  cela  est 
d'autant  plus  fâcheux  qu'avec  sa  mauvaise  voix  il  fait 
le  plus  grand  plaisir  comme  acteur  lorsqu'il  est  placé 
dans  des  rôles  qui  lui  conviennent;  il  doit  beaucoup, 
parce  qu'il  joue  gros  jeu. 

M.  Rousseau.  —  Homme  doux,  faisant  bien  son 
service  lorsqu'il  peut  se  deffendre  des  conseils  perni- 
cieux du  sieur  Lasalle,  avec  qui  il  est  lié. 

10 


74  l'opéra  secret  au  xviii*  siècle 

PREMIERS     REMPLAÇANTS 

M.  MoREAu.  —  Excellent  sujet,  qui  a  toujours  très 
bien  servi  depuis  1772,  qu'il  est  entré  à  l'Opéra  ;  mais 
le  service  forcé  qu'il  a  fait  le  met  hors  d'état  de  con- 
tinuer après  Pâques  prochain. 

M.  Chardini.  —  Sujet  honnête,  qui  est  grand  musi- 
cien et  chante  très  bien  ;  il  a  une  bonne  conduite, 
mais  il  est  un  peu  paresseux. 

DOUBLES 

M.  Chateaufort.  —  Mauvais  sujet  ;  il  a  signifié  son 
congé  pour  Pâques,  qui  a  été  accepté  par  le  Comité. 

M.  Adrien.  —  Jeune  sujet,  élève  de  l'École  de  chant, 
qui  double  à  la  satisfaction  du  public  les  rôles  du  sieur 
Chéron  :  il  est  âgé  de  21  ans,  grand  musicien,  chan- 
tant bien,  bon  acteur,  remplissant  ses  devoirs  avec  un 
zèle  infatigable  ;  avec  cela  une  conduite  sans  reproches 
et  de  mœurs  fort  douces. 

M.  Le  Brun.  —  Jeune  sujet,  élève  de  l'Ecole  de 
chant,  grand  musicien,  homme  très  utile. 

M.  Renault.  —  Jeune  sujet,  âgé  de  18  ans,  élève  de 
l'École  de  chant,  mauvaise  tête,  mais  c'est  le  seul  sujet 
haute-contre  sur  qui  il  y  ait  des  espérances  pour  rem- 
placer les  sieurs  Lainez  et  Rousseau,  qu'il  a  déjà  doublé 
à  la  satisfaction  du  public. 

PREMIERS  SUJETS 

M"«  Saint-Huberty.  —  Cette  femme  (la  plus  mé- 
chante qu'il  y  ait  à  l'Opéra)  a  un  très  grand  talent 
comme  actrice  ;  elle  a  été  forcée,  faute  de  moyens  du 
côté  de  la  voix,  d'abandonner  plusieurs  grands  rôles 
qu'elle  n'ose  plus  chanter  :  cette  femme  qui,  par 
congé,  va  passer  deux  mois  et  demi  dans  les  villes  de 


l'opéra  en    1788  75 

province  où  il  y  a  des  spectacles ,  ne  se  refuse  point 
de  chanter  à  deux  représentations  par  jour ,  tandis 
qu'à  Paris,  elle  chante  une  fois  par  semaine  et  très 
rarement  deux  fois ,  et  lorsque  cela  arrive  elle  en 
murmure  fort  haut. 

M"«  Maillard.  —  Sujet  très-utile,  mais  qui  mal- 
heureusement se  laisse  faire  des  enfants,  ce  qui  prive 
le  public  d'un  nombre  d'opéras  que  l'on  ne  peut  pas 
risquer  de  donner  sans  cette  actrice,  et  sans  la  dame 
S'-Huberti,  qui  se  trouve  absente  dans  ce  tems-là  ;  ce 
qui  nuit  considérablement  aux  interest  de  l'Académie  : 
cette  femme  est  fort  endettée. 

PREMIERS      RE.MPL.\CEMENTS 

M"=  GAV.A.UDAN  Cadette. —  Sujet  précieux,  quoique 
mauvaise  tête  :  elle  chante  les  rôles  de  soubrettes 
dans  les  opéras  de  genre  et  remplace  avec  succès  les 
l^iies  S'-Huberti  et  Maillard  dans  les  grands  opéras 
avec  une  voix  très-agréable  :  enfin  elle  a  fait  le  service 
de  ces  deux  femmes  depuis  Pâques  lorsque  les  occa- 
sions l'ont  exigées. 

M"'^  Chéron.  —  Cette  femme  sur  qui  l'on  comptoit 
beaucoup,  est  devenue  aussi  paresseuse  que  son  mari  : 
elle  ne  travaille  pas. 

DOUBLES 

M""  JoiNviLLE.  —  Belle  femme,  belle  voix,  mais 
dont  on  n'a  pu  rien  faire  depuis  douze  ans  qu'elle  est 
à  l'Opéra  ;  elle  s'enivre,  se  lève  à  midi  ;  elle  n'a  jamais 
voulu  étudier,  ce  qui  Va  empêchée  de  faire  aucun 
progrès. 

M"®  Buret.  —  Cette  femme  a  une  belle  voix  :  elle 
n'est  plus  présentable  dans  aucun  rôle  en  pied,  à  cause 
de  son  énorme  grosseur  ;  elle  ne  peut  être  utile  que 


y6  l'opéra  secret  au  xviii^  siècle 

pour  chanter  les  rôles  de  de'esses  dans  les  gloires  et  les 
chars. 

M""  Gavaudan  l'aînée.  —  Elle  a  une  assés  jolie 
voix  pour  chanter  des  petits  airs  :  nullement  capable 
de  chanter  un  rôle  :  c'est  elle  qui  par  sa  méchancetée  a 
gâté  le  caractère  du  sieur  Lainez,  avec  qui  elle  vit 
depuis  longtemps. 

M"°  AuDiNOT.  —  Méchante  femme  sans  talents,  que 
l'on  supporte  dans  quelques  petits  rôles,  faute  d'autres 
sujets. 

M"e  Mulot.  —  Sujet  élevé  à  l'École  de  chant  ;  elle 
est  très-utile  et  le  deviendra  davantage  ;  sans  elle,  on 
auroit  fermé  la  porte  de  l'Opéra  ,  par  la  mauvaise 
volonté  des  premiers  sujets  de  son  sexe. 

M"'=  LiLLETTE.  —  Jeune  sujet,  élève  de  l'École  de 
chant,  d'une  figure  agréable  et  théâtrale  pour  les  rôles 
de  princesse,  elle  a  débuté  avec  succès  et  s'occupe  con- 
tinuellement d'augmenter  son  talent. 

M"«  Saint-James.  —  Joli  sujet  ,  quoiqu'avec  une 
petite  voix,  pour  chanter  les  ariettes  et  les  petits  airs. 

ÉTAT  DES  PREMIERS  SUJETS 

DE     LA     DANSE 

PREMIERS     DANSEURS 

M.  Gardel.  —  Premier  danseur  et  maître  des  bal- 
lets. Voyés  son  caractère  à  l'article  comité. 

M.  Vestris.  —  Excellent  danseur  dans  son  genre, 
mais  bête,  insolent,  impudent,  ne  se  prêtant  jamais  au 
bien  de  la  chose  lorsque  les  circonstances  l'exigent , 
quelques  raisons  qu'on  lui  donne  pour  l'y  engager,  et 
cela  parce  que  son  père  lui  dit  que  moins  il  dansera  et 
plus  le  public  l'applaudira. 

M.  NivELON.  —  Danseur  agréable  dans  la  panto- 
mime, il  sert  assés  exactement. 


l'opéraenijSS  77 


PREMIERS     REMPLACEMENTS 

M.  Favre.  —  Aide  du  maître  des  ballets,  danseur 
me'diocre,  d'une  mauvaise  santé,  mais  il  n'y  en  a  pas 
un  meilleur  pour  doubler  M.  Gardel. 

M.  Laurent.  —  Figure  de  magot,  mais  que  le 
public  trouve  bon  dans  les  danses  de  caractère. 

M.  Frederik.  —  Assés  bon  pour  doubler  le  sieur 
Vestris  dans  quelques  circonstances  pressantes. 

M.  GoYON.  —  Excellent  danseur  dans  la  pantomime, 
mais  la  plus  mauvaise  conduite  pour  l'œconomie  de 
sa  santé  et  celle  de  ses  finances. 

M.  HuARD.  —  Mauvais  sujet,  médiocre  danseur,  il 
s'est  enfui  à  Bruxelles  avec  une  femme,  pour  se  sous- 
traire à  ses  créanciers. 

M.  Laborie.  —  Jeune  sujet  de  17  ans,  de  la  plus 
jolie  figure  possible  ,  il  a  de  grandes  dispositions  ,  il 
travaille  beaucoup,  il  ne  lui  manque  qu'un  bon 
maître. 

M.  SiviLLE.  —  Mauvais  sujet  pour  la  conduite  et 
pour  son  talent  qu'il  a  négligé  pour  courir  les  femmes 
débauchées  et  les  tripots  dans  l'un  desquels  il  a  été  ar- 
rêté il  y  a  10  jours  :  on  lui  a  rendu  sa  liberté  sur  la 
représentation  faite  à  M.  de  Crosne,  qu'on  en  avait 
besoin  dans  le  moment. 

PREMIERS    SUJETS    DE    LA    DANSE 

M"°  Guimard.  —  Cette  demoiselle  a  fait  un  service 
sans  exemple  depuis  1761,  qu'elle  est  entrée  à  l'Opéra; 
il  seroit  très  fâcheux  pour  le  public  et  pour  l'Académie 
que  de  mauvais  conseils  lui  fissent  perdre  le  mérite 
d'une  considération  que  l'on  doit  a  ses  longs  services. 

M"*  Saulnier.  —  Belle  femme,  mais  médiocre  dan- 
seuse, pour  ne  rien  dire  de  plus. 


78  l'opéra  secret  au  xviii=^  siècle 

Mlle  PÉRiGNON.  —  Excélente  danseuse  dans  son 
genre. 

M"e  Langlois.  —  Actuellement  enceinte  ,  il  y  a 
tout  à  craindre  que  le  deffaut  d'exercice  ne  nuise  à  son 
talent. 

PREMIERS     REMPLACEMENTS 

M"«  RozE.  —  La  meilleure  danseuse  dans  le  genre 
noble  :  elle  se  rend  difficile  pour  le  service,  par  les 
mauvais  conseils  de  son  maître,  le  sieur  Vestris  père. 

M"<=  Hilisberg.  —  Jolie  danseuse,  encore  difficile 
par  les  conseils  de  son  maître,  le  sieur  Vestris  père. 

M"«  CouLON.  —  Bonne  danseuse  dans  le  genre  noble, 
mais  froide,  elle  a  cependant  beaucoup  acquis  pendant 
son  séjour  à  Londres.  Ses  progrès  sont  très  sensibles. 

M"=  DE  LiGNY.  —  Danseuse  me'diocre  qui ,  malgré 
son  travail,  n'augmentera  pas  beaucoup  son  talent. 

M"«  Zacarie.  —  Médiocre  danseuse  qui  restera  telle 
qu'elle  est. 

M""  Miller.  —  Excélente  danseuse  quoiqu'un  peu 
froide,  elle  travaille  sans  relâche  à  devenir  premier 
sujet,  elle  ne  répugne  à  rien  pour  le  bien  du  service. 

M""  Laure.  —  Cette  jeune  tille  ne  fait  dans  ce  mo- 
ment aucun  service  pour  cause  de  maladie  de  femme,  il 
faut  attendre  l'époque  pour  savoir  ce  qu'elle  deviendra. 

M"«  Trosche.  —  Jeune  danseuse  qui  travaille  beau- 
coup, et  qui  double  la  demoiselle  Pérignon  à  la  satis- 
faction du  public. 

Croyez-vous  qu'il  fût  bien  aisé  de  conduire  une 
troupe  où  les  sujets  zélés  et  de  caractère  traitable 
étaient  de  beaucoup  en  minorité  ?  Quelle  peine  devait 
avoir  le  directeur  à  composer  les  spectacles  au  milieu 
de  ces  exigences  qui  se  contrariaient  l'une  l'autre,  de 
ces  départs  subits,  de  ces  caprices  d'un  jour  !  Tantôt 


L    OPERA    EN     I  788  79 

c'est  la  Guimard  qui,  une  fois  le  re'pertoire  arrêté  pour 
la  semaine,  envoie  dire  qu'elle  compte  se  purger  le 
mardi,  qu'on  ait  donc  à  changer  le  spectacle.  A  quoi  le 
directeur  répond  qu'il  ne  changera  rien,  et  qu'il  fera 
doubler  M"«  Guimard  si  elle  ne  veut  pas  danser. 
«  Toutes  ces  propositions,  ajoute  Dauvergne,  ne  sont 
faites  que  parce  qu'il  y  avait  une  petite  partie  organisée 
pour  aller  à  Lay  (l'Hay)  passer  le  mardi,  le  mercredi  et 
le  jeudi.  Voilà  le  résultat  de  la  liaison  de  la  Guimard  avec 
toutes  sortes  de  canailles  ;  je  pense  que  c'est  vérita- 
blement le  mot  propre  de  cette  pernicieuse  société!  » 
Tantôt,  c'est  le  jeune  Vestris,  qui  imagine  de  faire  le 
boiteux  et  de  dire  qu'il  s'est  blessé  à  la  jambe,  pour 
ne  pas  danser  dans  Panurge  :  Dauvergne  le  guérit  su- 
bitement en  lui  annonçant  que  s'il  ne  danse  pas,  il 
sera  à  l'amende  de  tout  son  mois.  Un  autre  jour,  il 
se  produit  à  l'Opéra  un  miracle  étrange.  Lainez  re- 
fuse un  soir  de  chanter  dans  Evelina,  ,  disant  qu'il  ne 
pouvait  articuler  un  son,  et  le  lendemain  il  accourt 
chez  le  directeur,  assurant  qu'il  reprendra  son  service 
dès  le  lendemain  :  il  avait  suffi  pour  le  guérir  qu'un 
jeune  inconnu  débutât  avec  succès  dans  le  rôle  même 
où  il  croyait  qu'on  ne  pourrait  jamais  le  remplacer  *. 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  629.  —  Le  mois  précédent, 
certains  artistes  qui  étaient  allés  danser  à  Londres  avaient  reparu  à  l'Opéra. 
En  annonçant  cette  nouvelle  à  M.  de  la  Ferté  ,  Dauvergne  indique  par  son 
expression  qu'on  avait  alors  une  singulière  façon  d'apprécier  le  mérite  d'une 
danseuse.  <c  Les  débuts  anglois  ont  eu  lieu  hier.  La  demoiselle  Coulon  a  dansé 
la  première;  il  m'a  paru,  ainsi  qu'à  tous  les  spectateurs,  qu'elle  a  fait  beau- 
coup de  progrès,  surtout  dans  les  sauts,  car  elle  a  fait  voir,  au  moins  dix  fois, 
dans  de  très  longues  pirouettes  ,  le  plus  haut  bouton  de  son  caleçon  :  elle  a 
été  très  applaudie.  »  (  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  626.  Lettre  du 
12  juillet  1788.) 


8o  l'opéra   secret   au    XVIII^   SIÈCLE 

Mais  quand  la  maladie  venait  accroître  tous  ces  em- 
barras, la  tâche  du  directeur  devenait  presque  impos- 
sible, et  la  grippe  se'vit  pre'cisément  avec  une  grande 
rigueur  en  l'année  17B8.  Aussi,  faut-il  voirie  désespoir 
de  Dauvergne,  qui  ne  sait  vraiment  à  quel  saint  se 
vouer.  «  Je  joins  ici  le  répertoire  pour  la  semaine, 
écrit-il  le  3o  août  à  M.  de  la  Ferté.  Vous  y  verres  que 
l'on  ne  donnera  point  de  ballet  d'action  demain;  en 
en  voici  les  raisons  :  M"^  Guimard  a  fait  dire  qu'elle 
étoit  incommodée,  la  demoiselle  Pérignon  l'est  aussi, 
la  demoiselle  Langlois  est  prête  d'accoucher,  la  demoi- 
selle Ligny  est  toujours  hors  d'état  de  danser,  j'ai 
envoyé  un  congé  de  deux  mois  à  la  demoiselle  Zacha- 
rie,  la  demoiselle  Laure  ne  danse  plus  ;  la  demoiselle 
Trosche  est  dans  son  lit  de  la  suite  d'une  entorse 
qu'elle  a  pris  il  y  a  trois  semaines  ;  malgré  tous  ces 
invalides,  si  Guimard  avait  pu  danser,  peut-être  au- 
roit-on  pu  imaginer  de  donner  quelque  chose,  ne  fût-ce 
que  la  Chercheuse  d'esprit^  mais,  dans  le  moment 
qu'elle  a  envoyé  dire  qu'elle  étoit  hors  d'état  de 
danser,  j'ai  appris  que  M.  Nivelon  est  tombé  avant- 
hier,  qu'il  s'est,  m'a-t-on  dit,  cassé  une  dent  et  fendu 
une  lèvre ,  que  le  sieur  Goyon  est  attaqué  de  la 
grippe  comme  les  trois  quarts  de  Paris;  enfin,  Mon- 
sieur, je  vois  avec  satisfaction  que,  malgré  cette  épi- 
démie,  nous  pouvons  jouer  l'opéra,  quoiqu'avec  la 
moitié  de  nos  chœurs  de  moins  et  un  tiers  de  l'or- 
chestre malade.  » 

En  dépit  des  efforts  héroïques  du  directeur,  l'année 
1788  (de  Pâques  1788  à  Pâques  89),  fut  des  plus  mau- 
vaises  et  se  termina  par   un  gros  déficit.    Lasalle,  le 


l'opéra    EN     1788  81 

digne  secrétaire  du  comité,  saisit  aussitôt  cette  occasion 
et  adressa  au  ministre  un  rapport  secret  où  il  attribuait 
ce  malheur  à  la  mauvaise  direction  de  Dauvergne. 
Celui-ci,  ayant  été  informé  de  cette  attaque  calom- 
nieuse, écrivit  sur  Theure  à  M.  de  la  Ferté  une  lettre 
très  digne  où  il  énumérait  simplement  les  causes  du 
déficit,  lesquelles  du  reste  n'étaient  pas  difficiles  à  dé- 
couvrir. «  Ce  délabrement,  dit-il,  a  été  occasionné 
cette  année  par  un  froid  rigoureux  pendant  60  jours  ; 
par  l'établissement  d'un  spectacle  musical  (l'Opéra 
Italien)  qui  attire  plusieurs  amateurs  qui  venoient  à 
rOpéra  ;  par  les  circonstances  des  affaires  du  tems  qui 
inquiettent  nombre  de  citoyens  sur  leurs  fortunes  et 
plus  encore;  par  la  tranquillité  des  sujets  qui  sans  rien 
faire  reçoivent  les  appointemens  et  ne  rougissent  point 
de  prendre  des  prétextes  pour  se  dispenser  de  remplir 
leurs  devoirs  ;  enfin  par  le  grand  nombre  de  congés 
accordés  à  des  sujets  nécessaires.  »  Il  termine  cette 
lettre  fort  habile  par  cette  simple  réflexion  qui  en 
disait  plus  que  de  longues  phrases  :  «  J'ai  appris  hier 
que  le  sieur  Lasalle  a  présenté,  il  y  a  quelques  jours, 
au  ministre  un  mémoire  contre  moi;  je  n'en  ai  point 
été  étonné,  puisqu'on  a  eu  la  bonté  de  ne  le  pas  chas- 
ser lorsqu'il  a  eu  l'audace  d'en  présenter  un  contre 
vous  il  y  a  4  ans  :  je  lui  pardonne  toutes  les  coquineries 
qu'il  fera  ou  qu'il  écrira  contre  moi*.» 

Parmi  les  causes  qui  avaient  amené  ce  déficit  dans 
la  caisse   de  l'Opéra,  il  en  est  une  qu'il  faut  tirer  au 


*  Archives  nationales.   Ancien  régime.   O   i,  629.   Lettre  de  Dauvergne,  du 
2é  mars  17S9. 


Sa  l'opéra  secret  au  xvin''  siècle 

clair,  parce  qu'elle  peut  être  d'un  utile  enseignement 
pour  ceux  qui  s'occupent  d'économie  théâtrale  :  il 
s'agit  de  la  paresse  des  artistes,  qui  ne  cherchaient  qu'à 
s'enrichir  en  jouant  le  moins  possible.  Le  3  janvier 
1784,  le  roi  avait  rendu  un  arrêté  qui  fixait  un  maxi- 
mum pour  les  traitements  (9,000  livres  pour  les  pre- 
miers sujets,  7,000  pour  les  remplaçants,  3, 000  pour 
les  doubles)  et  supprimait  les feux^  mais  confirmait  les 
sujets  admis  au  partage  dans  leur  droit  sur  les  béné- 
fices résultant  de  recettes  plus  avantageuses,  dues  en 
partie  à  leur  zèle,  à  leurs  travaux,  ainsi  qu'à  leur 
économie  dans  les  dépenses.  Ce  règlement  répon- 
dait bien  aux  idées  d'association,  de  libre  exploita- 
tion que  les  artistes  mettaient  toujours  en  avant. 
Les  premiers  artistes  ayant  droit  au  partage  étaient 
bien  les  mêmes  qui  recevaient  jadis  des  feux,  mais 
au  moins  le  bénéfice  qui  leur  revenait  maintenant 
n'était  que  le  résultat  du  bien  qu'ils  faisaient  à  la  chose 
publique,  au  lieu  d'être  une  sorte  d'apanage  de  leur 
talent. 

A  peine  voulut-on  appliquer  ce  règlement  qu'on  vit 
tous  les  premiers  sujets  refuser  à  qui  mieux  mieux  de 
chanter  et  de  danser  :  c'étaient  les  petits  qui  faisaient 
presque  toute  la  besogne.  Et  pourtant  les  premiers 
sujets  n'auraient  eu  à  répartir  qu'entre  eux  les  béné- 
fices que  leur  concours  eût  fait  réaliser,  mais  chacun 
prétendait  se  reposer  et  partager  ensuite  le  bénéfice 
produit  par  le  travail  d'autrui. 

Après  quatre  ans  de  ce  régime,  le  directeur  put 
dresser  et  envoyer  au  ministre  cet  État  du  nombre  de 
fois  que  les  premiers  sujets  du  chant  et  de  la  danse  ont 


l'opéra   EN  1-88  83 

chanté  ou  dansé  pendant  les  années  ci-après*.  Je  prends 
seulement  dans  ce  tableau  les  plus  célèbres  artistes  du 
chant  :  la  proportion  est  la  même  pour  tous  les  sujets 
copartageants. 


NOMS 


LORS  DES  FEUX 


1780  1781    17S2   1783   1784 


Lainez 

Chéron 

Lays 

Rousseau 

Moreau 

M""=^  Saint-Hubert}- 

Maaiard 

Gavaudan  aiuée.  .  , 


129 


141 
79 


141 
93 
166 

121 
198 
IIO 


DEPUIS  LA  SUPPRESSION 
DES    FEUX 

1785  17S6  1787  1788 


Nous  voilà  loin  du  temps  où  Legros  s'écriait  élo- 
quemment  dans  un  discours  qu'il  adressait  à  tous  ses 
camarades  réunis  lors  de  la  création  du  comité  et  des 
artistes  copartageants  (17  avril  1780)  :  «  Oublions  nos 
intérêts  particuliers  et  ne  nous  occupons  que  du  bien 
général  qui  refluera  sur  nous  dans  une  proportion  que 
la  justice  seule  combinera  suivant  le  mérite  de  tous 
ceux  qui  doivent  y  coopérer.  » 

L'expérience  de  la  suppression  des  feux  ayant  donné 
un  résultat  aussi  mauvais  que  possible,  le  roi  rendit  le 
2  avril  1789  un  arrêt  par  lequel  il  les  rétablissait  dans 
les  conditions  suivantes  :  tout  premier  sujet  du  chant 


Archives  nationi'.es.  Anden  régime.  O  i,  651. 


84  l'opéra    secret    au    X  V  1 1 1  •    s  I  È  C  L  K 

devait  chanter  au  moins  soixante-dix  fois  dans  l'anne'e, 
à  moins  d'empêchement  très  sérieux.  Pour  chaque 
représentation  en  moins,  il  encourait  une  amende  de 
48  livres  et  pour  chaque  représentation  en  plus,  il 
recevait  un  feu  de  48  livres,  mais  seulement  jusqu'à 
concurrence  de  cent  dix  représentations.  On  avait  cru 
devoir  établir  ce  maximum  pour  permettre  aux  doubles 
et  aux  débutants  de  se  produire  :  il  avait  fallu  réveiller 
le  zèle  des  artistes  par  l'appât  d'un  gain  [immédiat, 
mais  il  était  prudent  de  se  mettre  en  garde  contre  leur 
avidité ,  comme  auparavant  contre  leur  paresse 
égoïste. 

Cependant,  la  lutte  entre  le  directeur  et  le  comité 
prenait  chaque  jour  un  caractère  plus  aigu  :  les  artistes 
qui,  peut-être,  avaient  eu  vent  du  long  rapport  de 
Dauvergne,  le  traitaient  d'espion  et  l'insultaient  en 
plein  comité.  Celui-ci  résolut  de  se  retirer  et,  le  2  mai 
1789,  il  adressa  sa  démission  au  ministre  dans  une 
longue  lettre,  qui  débute  ainsi  :  «  D'après  les  calom- 
nies atroces  que  répandent  contre  moi  les  premiers 
sujets  de  l'Opéra,  dont  le  sieur  Vestris  ne  vous  a  dit 
qu'une  partie,  il  en  coûte  à  mon  cœur  de  vous  dire 
que,  malgré  mon  attachement  inviolable  pour  vous,  il 
ne  m'est  plus  permis  de  rester  à  l'Opéra.  »  Puis  il 
explique  longuement  à  quelles  persécutions  il  est  en 
butte  de  la  part  des  membres  du  comité,  qui  allaient 
jusqu'à  tenir  entre  eux  des  conférences  pour  se  liguer 
contre  lui.  Son  autorité  méconnue ,  ses  ordres 
annihilés,  son  honnêteté  même  suspectée  (le  comité 
avait  décidé  que  deux  membres  l'accompagneraient 
chez  le  ministre  pour  être  témoins  des  comptes  qu'il 


l'op£baeni788  85 

rendraiti  :  tels  étaient  les  tourments  moraux  qu'il 
avait  subis  durant  quatre  ans,  alors  que  des  embarras 
de  toute  sorte  rendaient  la  direction  de  l'Ope'ra  de  plus 
en  plus  difficile.  La  perspective  de  se  trouver  encore 
en  face  d'un  comité  tel  qu'il  n'oserait  plus  ouvrir  un 
avis,  tant  il  était  sûr  de  le  voir  repoussé,  le  décidait  à 
prendre  sa  retraite,  et  il  implorait  humblement  cette 
grâce  du  ministre  dans  cette  longue  lettre  d'une  sim- 
plicité touchante  qui  se  terminait  par  ce  triste  avis  : 
«  J'ai  l'honneur  de  vous  renvoyer  cy  joint  le  supplé- 
ment de  l'arrêt  du  conseil  du  28  mars,  sur  lequel  je  ne 
ferai  pas  d'autre  observation,  sinon  que  le  prétendu 
pouvoir  qui  y  est  attribué  à  la  place  de  directeur  géné- 
ral n'est  qu'illusoire  *.  » 

Ce  n'était  guère  le  temps  de  chanter  ni  de  danser: 
les  États  Généraux  allaient  se  réunir  dans  trois  jours, 
et  le  roi  n'avait  plus  le  loisir  de  s'occuper  à  régen- 
ter l'Opéra  et  à  raffermir  le  pouvoir  du  directeur, 
alors  que  le  sien  propre  était  déjà  bien  menacé.  Le 
ministre  pria  Dauvergne  de  garder  encore  la  direc- 
tion dans  ces  circonstances  difficiles;  celui-ci  con- 
sentit. Du  reste,  le  ministre  ne  cache  pas  au  direc- 
teur, dans  sa  lettre  du  24  mai,  que  le  roi,  tout  en 
étant  satisfait  de  l'ordre  et  de  la  précision  du  compte 
qu'on  lui  avait  mis  sous  les  yeux,  s'était  montré  très 
fatigué  des  tracasseries  survenues  à  l'Opéra  :  «  J'es- 
père, dit-il,  qu'il  n'en  sera  plus  question.  »  Il  ne  se 
trompait  pas. 

La  politique  et  les  troubles  précurseurs  de  la  Révo- 

*  Archives  nationales     Ancien  régime.   O  i,  629.  Lettre  de  Dauvergne,  du 
I  mai  1789. 


86 


l'opéra  secret  au  xvm*  SièCLK 


lution  faisaient  déjà  de  nombreux  loisirs  à  l'Opéra, 
qui  devait  à  chaque  instant  fermer  ses  portes.  Le 
devoir  du  directeur,  à  cette  époque  agitée,  était  surtout 
de  défendre  le  théâtre  même  contre  la  foule,  qui  venait 
y  quérir  des  armes;  ce  rôle  exigeait  de  la  fermeté,  et 
Dauvergnc  sut  le  bien  remplir  jusqu'au  8  avril  1790. 
A  ce  moment,  la  Ville  de  Paris  reprit  l'Opéra  dans 
ses  attributions,  et  en  confia  la  direction  aux  prin- 
cipaux sujets,  aux  délégués  des  chœurs,  du  chant,  de 
la  danse,  de  l'orchestre,  et  à  des  commissaires  mu- 
nicipaux. De  ce  jour-là,  les  membres  du  comité  re- 
trouvèrent toute  la  douceur  et  la  mansuétude 
dont  ils  avaient  fait  preuve  à  l'égard  de  Morel  ;  ils 
avaient  facilement  pressenti  qu'il  y  aurait  plus  de 
danger  à  tergiverser  avec  des  gens  comme  Henriot, 
Chaumette,  Leroux  et  Hébert  ,  qu'avec  un  direc- 
teur général,  un  intendant  des  Menus  ou  un  ministre 
de  la  maison  du  Roi  :  ils  se  tinrent  cois  et  filèrent 
doux. 


^s:~-       _-.^>-*'*fe —  ANS  le  courant  de  l'année  1 77Q, 

K/  trois  jeunes  gens  débutèrent  à 
l'Opéra  qui  devaient  tous  trois 
devenir  célèbres  dans  les  fastes 
du  théâtre  et  qui,  durant  leur 
longue  carrière,  se  trouvèrent 
souvent,  soit  par  hasard,  soit 
de  leur  volonté,  en  communauté  de  succès  et  d'intérêts. 
L'un  s'appelait  Augustin- Athanase  Chéron  et  avait 
reçu  de  la  nature  une  admirable  voix  de  basse,  étendue, 
égale,  d'un  timbre  métallique  ;  il  avait  en  outre  une 
belle  taille  et  une  physionomie  agréable.  Toutes  ces 
qualités  réunies  lui  firent  obtenir  un  ordre  de  début 
sans  qu'il  eût  chanté  nulle  part  auparavant  :  un  jeune 
homme  de  moins  de  vingt  ans,  si  bien  doté  par  la  na- 
ture, ne  pouvait  qu'être  favorablement  accueilli  par  le 
galant  public  de  l'époque  et,  de  fait,  il  fut  chaudement 
applaudi  dès  son  entrée  en  scène. 

12 


go  I.  '  O  P  É  R  A    SECRET    AU    X  V  1  1 1  *    SIECLE 

L'autre  était  encore  plus  jeune  :  il  n'avait  que  dix- 
neuf  ans.  Rousseau  avait  fait  toutes  ses  études  littérai- 
res et  musicales  à  la  maîtrise  de  la  cathédrale  de 
Soissons,  sa  ville  natale,  d'où  il  était  sorti  à  dix-sept 
ans.  Assez  bon  musicien  et  doué  d'une  belle  voix  de 
ténor  aigu  ou  haute-contre^  il  débuta  avec  un  tel  éclat 
au  théâtre  de  Reims,  qu'il  fut  bientôt  signalé  aux  direc- 
teurs de  l'Opéra  :  un  ordre  du  ministre  le  manda  à 
Paris.  Le  succès  qu'il  remporta  à  ses  débuts  le  fit  ad- 
mettre aussitôt  comme  doublure  de  Legros,  puis,  à  la 
retraite  de  celui-ci,  il  partagea  les  premiers  rôles  avec 
le  célèbre  Lainez,  tenant  de  préférence  ceux  qui, 
comme  Orphée  ou  Atys,  exigeaient  un  organe  assez 
souple. 

Le  troisième,  âgé  de  vingt  et  un  ans,  s'appelait  Fran- 
çois Lay.  Né  dans  un  village  de  la  vieille  Gascogne, 
élevé  au  monastère  de  Guaraison,  où  il  avait  reçu  une 
instruction  musicale  assez  solide,  le  jeune  Lay,  qui 
s'était  destiné  d'abord  à  l'état  ecclésiastique,  puis  à  la 
magistrature,  étudiait  le  droit  à  Bordeaux  quand  il 
reçut  l'ordre  de  se  rendre  à  Paris  pour  être  essayé  à 
l'Opéra  :  il  possédait,  en  effet,  une  remarquable  voix  de 
ténor  grave  qui  lui  avait  acquis  dans  sa  province  une 
juste  renommée.  Il  se  lit  entendre  le  lo  octobre  à 
l'Opéra  dans  un  air  de  Berton  : 

Sous  les  lois  de  l'hymen 
Quand  l'amour  nous  engage... 

qu'on  avait  intercalé  tout  exprès  dans  le  ballet  de  la 
Provençale:  le  public  admira  sa  belle  voix  et  battit  des 
mains.   Il  fut  admis  et  débuta  le  3i   du  même  mois, 


ART,     ARGENT    ET    POLITIQUE  gi 

dans  Théophile  de  l'acte  de  Théodore,  de  l'ope'ra  de 
Floquet  :  l' Union  de  l'Amour  et  des  Arts.  Cette  seconde 
apparition  confirma  le  succès  du  jeune  Lays  (et  non 
plus  Lay)  :  sitôt  admis  à  l'Opéra,  il  avait  prudemment 
ajouté  une  lettre  à  son  nom  pour  éviter  de  trop  faciles 
plaisanteries. 

Ces  trois  débutants  avaient  bientôt  rempli  toutes  les 
espérances  qu'on  avait  fondées  sur  leurs  heureuses  dis- 
positions naturelles,  et  ils  étaient  rapidement  montés 
dans  l'estime  du  public,  qui  leur  témoignait  une  grande 
sympathie  ;  mais  à  mesure  que  leur  crédit  augmentait, 
leur  amour-propre  grandissait  d'autant  :  ils  étaient  à 
peine  depuis  un  an  à  l'Opéra  qu'ils  se  faisaient  déjà 
remarquer  par  leur  mauvaise  tète  et  leurs  caprices  de 
parvenus.  Un  malheur  terrible  allait  bientôt  mettre  en 
lumière  leur  orgueil  et  leur  égoïsme. 

Le  8  juin  1781,  un  effroyable  incendie  ,  dans  lequel 
périrent  près  de  trente  personnes ,  détruisit  le  théâtre 
du  Palais-Royal ,  affecté  à  l'Opéra.  Le  roi  décida  sur- 
le-champ  que  ce  désastre  ne  devait  pas  interrompre  les 
représentations;  mais  où  découvrir  une  salle  conve- 
nable ^  Lors  de  l'incendie  de  1763,  l'Opéra  avait 
trouvé  asile  dans  la  salle  des  Tuileries,  mais  aujour- 
d'hui cette  salle  servait  de  refuge  à  la  Comédie-Fran- 
çaise, laquelle  avait  abandonné  son  théâtre  qui  menaçait 
ruine  et  attendait  là  que  la  salle  de  l'Odéon ,  bâtie  sur 
le  terrain  de  l'hôtel  de  Condé,  fut  terminée.  Quelque 
hâte  que  mît  de  son  côté  l'architecte  Lenoir  à  cons- 
truire la  salle  de  la  Porte-Saint-Martin,  l'Opéra  ne 
pouvait  chômer  jusque-là,  et  il  dut  se  réfugier  dans  la 
petite  salle  des  Menus-Plaisirs  du  Roi,  rue  Bergère, 


92  l'opéra    secret    au    WIII'   SIE_CLE 

OÙ  l'on  ne  pouvait  représenter  que  de  tout  petits  ou- 
vrages, sans  aucun  luxe  de  décors  ni  de  mise  en  scène. 

irfallut  encore  un  assez  long  temps  pour  aménager 
cette  salle,  et  ses  nouveaux  hôtes  n'en  purent  prendre 
possession  que  le  14  août.  Dès  le  lendemain  du  désas- 
tre ,  les  artistes  de  l'Opéra  avaient  bien  reçu  à  la  fois 
l'ordre  de  ne  pas  s'éloigner  de  Paris  et  l'assurance  que 
leurs  appointements  seraient  intégralement  payés,  mais 
nos  trois  ambitieux  auraient  cru  déroger  en  chantant 
dans  cette  salle  miniscule  et  pensèrent  d'autre  part  qu'ils 
tireraient  meilleur  parti  de  leur  talent  à  l'étranger.  Ils 
résolurent  de  fuir,  et  Rousseau  se  sauva  le  premier. 

M.  de  la  Ferté  instruisit  aussitôt  le  ministre  de  cette 
désertion.  «  J'ignore,  lui  écrit-il  le  26  juillet,  si  vous 
avez  vu  les  sieur  Lais  et  Chéron ,  mais  tout  le  monde 
assure  qu'ils  sont  fort  sollicités  pour  aller  aussi  à 
Bruxelles,  et  qu'ils  en  ont  fort  envie  ;  je  crois  qu'il  seroit 
prudent  de  les  faire  surveiller  sans  qu'ils  s'en  doutas- 
sent, car  si  l'on  les  perdoit ,  je  ne  sçai  ce  que  l'on 
deviendroit  ;  je  pense,  et  plusieurs  personnes  sont  de 
mon  avis,  que  jusqu'à  ce  que  le  théâtre  soit  ouvert,  il 
faudroit  leur  promettre  une  gratification  extraordi- 
naire ,  qui  leur  remplaçât  les  feux  dont  ils  sont  privés 
depuis  la  clôture  du  théâtre;  je  sens  bien,  monsei- 
gneur, que  tout  cela  fait  des  augmentations  de  dépen- 
ses ;  mais  encore  vaut-il  mieux  dépenser  quelque  chose 
de  plus  que  de  tout  perdre  ;  je  cro's  aussi  qu'il  faudroit 
tout  tenter  pour  avoir  de  gré  ou  de  force  le  sieur 
Rousseau  qui  est  à  Bruxelles.  *  » 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  640.  Toutes  les  pièces  ayant  trait 
à  cette  affaire  sont  dans  le  même  registre. 


ART,    ARGENT    ET   POLITIQUE  9:) 

La  conduite  de  ces  trois  artistes  était  d'autant  plus  blâ- 
mable qu'elle  pouvait  compromettre  gravement  les  inté- 
rètsdu  théâtre  et  de  leurs  camarades.  Le  fait  qu'on  était  en 
retard  pour  les  payer  ne  pouvait  les  excuser  :  pareil  re- 
tard était  presque  naturel  au  milieu  de  tels  embarras, 
et  M.  de  la  Ferté  faisait  toute  diligence  pour  les  sol- 
der. Dans  cette  même  lettre  du  26,  il  priait  instam- 
ment le  ministre  de  ne  pas  perdre  un  instant  pour 
obtenir  du  ministre  des  finances  le  règlement  des 
appointements  du  mois  de  juin  et  exprimait  la  crainte 
que  «  si  Laïs,  Chéron  et  plusieurs  autres  qui  devroient 
avoir  reçu  leur  mois  de  juin  il  y  a  plus  de  quinze 
jours  et  qui  n'ont  que  cela  pour  vivre ,  essuyoient 
encore  quelques  retards,  il  seroit  à  craindre  qu'ils  ne 
s'en  allassent  encore  plus  promptement.  » 

Nouvelle  alerte  le  lendemain  27.  Dauvergne  a  décou- 
vert de  nouvelles  intrigues  et  en  avertit  directement 
le  ministre.  «  Je  viens  d'apprendre  que  le  sieur  Rous- 
seau, haute-contre  de  l'Opéra  ,  qui  a  disparu  depuis 
quinze  jours,  est  à  Bruxelles.  Je  l'ai  appris  par  une 
lettre,  qu'en  a  reçu  le  sieur  Lays,  pour  l'engager  à 
aller  le  joindre  ;  il  n'y  a  pas  à  douter  qu'il  en  a  écrit 
autant  au  sieur  Chéron,  quoique  ce  dernier  n'en  ait 
encore  rien  dit  ;  vous  voyez,  monseigneur,  combien 
il  seroit  essentiel  que  l'on  piit  faire  revenir  ce  jeune 
homme  pour  faire  un  exemple  qui  contînt  les  autres 
sujets  de  son  âge,  qui,  ne  voyant  que  les  avantages 
momentanés  qu'on  leur  propose,  pourraient  s'évader 
d'un  moment  à  l'autre.  « 

Le  ministre  céda  aux  avis  concordants  de  Dauvergne 
et  de  La  Ferté,  et  dès  le  lendemain  28,  il  écrivit  quatre 


94  l'opéra  secret  au  xviii»  siècle 

lettres:  l'une,  au  comte  de  Vergennes,  ministre  des 
Affaires  étrangères,  lui  annonçant  la  fuite  de  Rousseau, 
et  le  priant  de  faire  requérir  par  le  comte  d'Adhé- 
mar,  notre  représentant  à  Bruxelles,  la  faculté  d'arrêter 
le  fugitif;  —  l'autre,  au  comte  d'Adhémar,  pour  le 
prier  de  s'assurer  si  Rousseau  ne  serait  pas  engagé  au 
théâtre  de  Bruxelles,  et  de  s'enquérir,  dans  ce  cas,  s'il 
serait  possible  de  le  faire  dégager,  et  par  quels  arran- 
gements on  pourrait  y  parvenir  ;  —  la  troisième,  au 
lieutenant-général  de  police  Lenoir,  lui  mandant  de 
faire  surveiller  de  très-près,  sans  qu'ils  s'en  doutent, 
les  sieurs  Laïs  et  Chéron,  et  de  les  arrêter  sur-le- 
champ  dès  qu'il  serait  assuré  qu'ils  se  disposent  à 
quitter  Paris;  —  la  quatrième  enfin,  à  M.  de  la  Ferté, 
lui  annonçant  toutes  les  mesures  qu'il  vient  de  pren- 
dre, par  surcroit  de  précaution,  pense-t-il,  et  quoi  que 
lui-même  ait  vu  la  semaine  précédente  Lays  et  Chéron, 
et  qu'ils  l'aient  bien  assuré  qu'ils  ne  songeaient  aucu- 
nement à  s'en  aller. 

Au  reçu  de  la  lettre  ministérielle ,  Lenoir  avait 
chargé  un  inspecteur  de  police,  Quidor,  bien  connu 
des  artistes  pour  la  façon  pleine  d'urbanité  dont  il  rem- 
plissait son  dur  ministère,  de  se  rendre  aussitôt  auprès 
de  Dauvergne  pour  apprendre  de  lui  les  adresses  des 
deux  chanteurs  qu'il  devait  surveiller  et  tous  les  ren- 
seignements nécessaires.  Le  3o  juillet,  Lenoir  annon- 
çait au  ministre  que  ses  ordres  étaient  exécutés  et  les 
filets  tendus  autour  des  deux  artistes.  Ceux-ci,  d'ail- 
leurs se  tenaient  sur  leurs  gardes  et  ne  firent  pas  mine 
de  vouloir  s'échapper  durant  plus  de  quinze  jours.  La 
patience  échappa  enfin  à  Lays,  qui  prépara  son  départ 


ART,    ARGENT    F, T    POLITIQUE  9^ 

dans  le  plus  grand  secret  ;  mais  la  police  de  Dauvergne 
était  bien  faite,  et  celui-ci  eut  aussitôt  vent  de  l'afiFaire. 
Il  écrivit  en  toute  hâte  au  ministre,  le  17  août  ; 

Monseigneur,  j'ai  eu  avis  à  neuf  heures  du  matin 
que  le  sieur  Lays  faisoit  ses  dispositions  pour  partir 
pour  Bruxelles  ;  j'ai  été  dans  l'instant  chez  l'inspecteur  de 
police  chargé  de  vos  ordres  pour  surveiller  les  sieurs 
Chéron  et  Lays,  il  a  fait  observer  ce  dernier  et  a  sçu 
qu'il  avait  envoyé  sa  maie  au  bureau  de  la  diligence  de 
Valenciennes  ;  il  s'y  est  transporté  et  a  arrêté  la  dite 
maie  pour  rester  au  bureau  jusqu'à  nouvel  ordre  :  j'ai 
rendu  compte  de  tout  à  M.  de  La  Ferté,  qui  m'a 
chargé  de  vous  envoyer  un  exprès  pour  que  vous  fas- 
siés  parv^enir  vos  ordres  relativement  à  cette  circons- 
tance. Son  avis  est  que  le  sieur  Lays,  attendu  la  preuve 
qu'on  a  du  dessein  qu'il  avoit  de  s'évader,  soit  mis  en 
prison  ce  soir  jusqu'à  ce  que  vous  en  ordonniés  autre- 
ment :  j'attendrai  vos  ordres  pour  les  faire  passer  à 
l'inspecteur  à  qui  je  donnerai  rendez-vous  chez  moi, 
oia  vous  voudrés  bien  avoir  la  bonté  de  les  envoyer  à 
M.  le  Lieutenant-Général  de  Police.  Je  suis  avec  un 
très-profond  respect,  etc. 

A  onze  heures  et  demie  du  soir  arrivait  du  ministère 
l'ordre  d'enfermer  le  fugitif,  et  dans  la  nuit  même, 
Quidor  s'assurait  de  Lays  et  le  menait  au  For-l'É- 
vêque.  Cependant,  la  direction  de  l'Opéra,  se  rappe- 
lant le  jugement  porté  par  Gluck  sur  son  dernier 
ouvrage  :  «  Il  ne  peut  y  avoir  de  trop  grand  théâtre 
pour  Iphigénie  en  Aiilide,  ni  de  trop  petit  pour  Écho 
et  Narcisse,  »  se  préparait  à  reprendre  cet  opéra  aux 
Menus-Plaisirs;  mais  on  avait  besoin  de  Lays  pour 
chanter  le  rôle  de  Cynire,  joué  auparavant  par  Legros: 


96  l'opéra    secret   au    XVIII*    SIÈCLE 

on  décida  donc  de  le  faire  sortir  de  prison  pour  le 
seul  temps  de  la  représentation.  Cette  brillante  reprise 
eut  lieu  le  3i  août,  et  Lays  se  distingua  tellement  par 
son  chant  et  son  jeu,  qu'on  oublia  aussitôt  tous  ses 
torts  *  :  il  n'était  pas  resté  plus  de  deux  jours  en  prison. 
Mais  pour  recouvrer  sa  liberté,  en  raison  du  besoin 
qu'on  avait  de  lui,  il  avait  dû  signer  l'acte  suivant, 
que  Lenoir  transmit  au  ministre  en  lui  annonçant  la 
mise  en  liberté  du  prisonnier. 

SOUMISSION 

Je  soussigné,  François  Lays,  acteur  de  l'Académie 
royale  de  musique,  promet  et  m'engage  sous  parole 
d'honneur  de  ne  point  sortir  de  Paris  sans  une  per- 
mission expresse  du  ministre  et  jusqu'à  l'expiration  de 
mon  engagement. 

A  Paris,  le  20  aoust  1781. 

LAYS  **. 

Des  trois  coupables,  l'un  n'ayant  pas  été  pris  sur  le 
fait,  n'avait  pu  être  puni;  l'autre  venait  de  reconquérir 
sa  liberté  par  son  talent;  Rousseau  seul  était  arrivé  à 
bon  port  à  Bruxelles,  d'oîi  il  bravait  les  foudres  du 
ministre.  Le  comité  de  l'Opéra  se  désolait  de  la  perte 
de  cet  excellent  sujet  et  harcelait  Amelot  pour  qu'il  le 
fît  ressaisir.  Il  émettait  encore  ce  vœu  dans  la  séance 
du  20  août,  sans  savoir  que  depuis  un  mois  le  ministre 

attendait  une  réponse  de  Bruxelles.  « Il  seroit  bien 

essentiel  que   le  ministre  fît  l'impossible  pour  faire 

*  Mémoire!  secrets,  8  septembre  1781. 

**  Archives  de  l'Opéra.  Registres  des  Menus-Plaisirs. 


A  RT.    ARGENT    ET    POLITIQUE  07 

revenir  le  sieur  Rousseau  de  Bruxelles,  d'autant  que 
cette  ville  est  le  seul  azile  pour  les  sujets  de  l'Opéra, 
et  la  seule  où  ils  puissent  exercer  leurs  talents  ;  si  par 
des  causes  inconnues  on  ne  pouvoit  pas  ravoir  les 
sujets  qui  yroient  se  réfugier  dans  cette  ville,  il  y  au- 
roit  à  craindre  que  cela  ne  dévastât  l'Opéra  des  jeunes 
sujets  à  qui  on  feroit  un  sort  considérable  à  Bruxelles 
avant  même  qu'ils  n'eussent  un  talent  décidé  :  c'est  au 
ministre  à  juger  ces  observations.  » 

Le  lendemain ,  le  ministre  recevait  de  Sénac  de 
Meilhan,  intendant  de  la  province  du  Hainaut,  rési- 
dant à  Valenciennes,  une  relation  très  complète  des 
précautions  qu'on  avait  prises  en  pure  perte  pour  arrê- 
ter Rousseau.  Celui-ci  était  en  sûreté  à  Bruxelles 
depuis  un  mois  que  la  garnison  de  Valenciennes  le 
guettait  encore  au  passage. 

Monseigneur, 

J'ai  reçu  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré  le  17  du 
mois  dernier,  à  laquelle  étoient  joints  des  ordres  du 
Roi  pour  faire  arrêter  et  constituer  prisonnier  le 
nommé  Rousseau  ,  acteur  chantant  de  l'Académie 
royale  de  musique,  qui  avoit  pris  la  fuite  et  que  l'on 
croyoit  devoir  passer  par  Valenciennes,  pour  aller  en 
Allemagne. 

A  la  réception  de  ces  ordres,  je  les  fis  remettre  sur  le 
champ,  avec  plusieurs  copies  du  signalement  du  sieur 
Rousseau,  au  Prévôt  général  de  la  maréchaussée  de 
Valenciennes,  lequel  en  fit  tout  de  suite  part  au  Lieu- 
tenant du  Roi  de  cette  ville,  à  qui  il  remit  plusieurs 
copies  du  dit  signalement  :  ce  commandant  fit  dis- 
tribuer, sans  perte  de  tems,  ces  copies  à  tous  les  consi- 
gnes des  portes  de  Valenciennes,  avec  ordre  de  faire 

i3 


q8  I.    OPÉRA    SECRET    AU    XVIU'    SIECLE 

descendre,  soit  à  l'entrée  soit  à  la  sortie,  tout  voyageur 
en  voiture  quelconque,  pour  pouvoir  signaler  tout 
entrant  et  tout  sortant. 

Le  Prévôt  général,  qui  avoit  pareillement  remis  des 
copies  dudit  signalement  aux  officiers  et  cavaliers  de 
la  maréchaussée  de  la  Résidence  de  Valenciennes,  en 
leur  promettant  une  récompense,  s'ils  parvenoient  à 
arrêter  le  dit  Rousseau,  vient  de  me  rapporter  les 
ordres  du  Roi  en  m'assurant  qu'il  avoit  fait  tout  ce  qui 
avoit  pu  dépendre  de  lui,  et  pris  les  mesures  les  plus 
exactes  pour  parvenir  à  s'assurer  de  la  personne  du  dit 
sieur  Rousseau,  et  qu'il  étoit  certain  qu'il  n' avoit  point 
passé  par  Valenciennes;  en  conséquence  j'ai  l'honneur 
de  vous  renvoyer  les  dits  ordres  du  Roi. 

Si  l'on  n'avait  pas  rattrapé  Rousseau,  ce  n'était 
certes  pas  faute  de  signalements. 

Pour  comble  de  disgrâce,  le  ministre  de  la  Maison  du 
roi  recevait  le  même  jour  de  son  collègue  aux  Affaires 
étrangères  la  nouvelle  que  leur  démarche  diplomatique 
à  Bruxelles  avait  complètement  échoué.  Voici  ce  que 
le  comte  de  Vergennes  écrivait  à  Amelot  le  2 1  août  : 

J'ai  l'honneur,  Monseigneur,  de  vous  envoyer  la 
réponse  du  Gouvernement  général  des  Pays-Bas  Au- 
trichiens au  mémoire  présenté  par  le  sieur  de  la  Grèze, 
chargé  des  affaires  du  Roi  à  Bruxelles  en  l'absence  de 
M.  le  comte  d'Adhémar,  pour  requérir  l'arrêt  du 
nommé  Rousseau,  haute-contre  de  l'Opéra  de  Paris, 
au  sujet  duquel  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire 
le  28  juillet  dernier.  Vous  verrez  par  cette  réponse, 
monseigneur,  que  le  Gouvernement  des  Pays-Bas  ne 
trouve  dans  le  cas  dont  il  s'agit  que  la  matière  d'une 
action  privée  à  la  charge  de  Rousseau,  contre  lequel  la 


ART.    ARGENT    ET    POLITIQUE  99 

direction  de  l'Opéra  seroit  obligée  de  se  pourvoir  en 
justice  réglée. 

Le  Gouvernement  de  Bruxelles  allègue  à  ce  sujet 
l'exemple  des  deux  acteurs  qui,  en  1777,  avoient  aban- 
donné le  théâtre  de  cette  ville  et  contre  lesquels  le 
directeur  de  spectacle  fut  réduit  à  plaider  ;  il  s'agit  des 
sieurs  d'Azincour  et  Beauval  qui,  après  avoir  contracté 
des  engagements  pour  le  spectacle  de  Bruxelles,  s'atta- 
chèrent ensuite  à  ceux  de  Paris  ;  j'eus  l'honneur  de 
vous  en  écrire  le  12  may  1777.  Par  vôtre  réponse  du  24, 
vous  jugeâtes  mal  fondée  la  réclamation  du  directeur 
de  Bruxelles  contre  l'acteur  Beauval,  comme  M.  le 
maréchal  de  Duras  avoit  de  son  côté  rejette  la  réclama- 
tion contre  d'Azincour.  Il  paroit  que  le  Gouvernement 
des  Païs-Bas  s'autorise  de  cet  exemple  pour  refuser 
d'employer  la  voie  de  l'autorité  contre  Rousseau  ; 
mais  outre  que  les  circonstances  de  l'affaire  étoient 
très  différentes,  nous  pourrions  objecter  que,  de  même 
que  le  Roi  étoit  alors  en  droit  de  retenir  des  sujets  nés 
dans  ses  états  et  jugés  nécessaires  au  service  des  spec- 
tacles de  la  capitale  ,  sa  Majesté  peut  aussi  réclamer 
un  de  ses  sujets  qui  a  furtivement  quitté  ces  spectacles 
pour  aller  s'engager  à  celui  de  Bruxelles.  Malgré  cela 
je  prévois,  monseigneur,  beaucoup  de  difficultés  à 
obtenir  de  l'autorité  du  Gouvernement  des  Païs-Bas 
l'arrêt  et  l'extradition  de  Rousseau.  Il  est  engagé  dans 
la  troupe  de  Bruxelles  à  raison  de  36o  francs  par  mois 
pour  le  restant  de  l'année  théâtrale.  Vous  trouvères 
dans  le  bureau  de  la  direction  de  l'Opéra  beaucoup 
d'exemples  de  sujets  qui,  ayant  quitté  ce  spectacle  sans 
permission  pour  passer  en  pais  étrangers,  ont  été  vai- 
nement réclamés,  tels  que  le  sieur  Petit  et  la  demoi- 
selle Villebon  à  Bruxelles,  les  sieurs  Vestris  en  Pologne, 
d'Auberval  en  Angleterre,  Lefebvre  en  Russie,  et 
d'autres  qu'on  pourra  vous  citer. 

Après  ces    exemples,    monseigneur,    vous    jugerés 


100  l'opéra    secret    au    XVIII*   SIÈCLE 

peut-être  qu'au  lieu  de  nous  exposer  à  compromettre 
en  vain  le  nom  du  Roi  pour  de  semblables  objets,  il 
seroit  plus  convenable  d'employer  d'autres  moyens  soit 
pour  empêcher  les  sujets  utiles  aux  spectacles  de  les 
quitter,  soit  pour  les  rappeller  après  leur  abandon.  Au 
surplus,  lorsque  vous  aurés  bien  voulu  vous  faire  ren- 
dre compte  de  ces  observations  en  général  et  particu- 
lièrement de  la  pièce  cy-jointe,  je  vous  serai  très  obligé 
de  m'informer  de  vos  dispositions  en  conséquence. 

Réponse  au   mémoire  remis  par  M.   de  la   Grè^e, 
le  2  aoiist  ij8 1 . 

Le  Gouvernement  général  a  toujours  saisi  avec  em- 
pressement les  occasions  où  il  pouvoit  se  prêter  à  des 
démarches  dictées  par  le  système  de  complaisance  ; 
mais  la  demande  sur  laquelle  porte  le  mémoire  de 
M.  de  la  Grèze  tend  à  des  dispositions  qui  dépendent 
uniquement  du  ministère  de  la  justice  et  non  de  l'auto- 
rité du  Gouvernement. 

On  ne  trouve  en  effet  dans  le  cas  du  nommé  Rous- 
seau dont  il  s'agit  que  la  matière  d'une  action  privée  que 
la  direction  de  l'Opéra  de  Paris  peut  avoir  à  la  charge  de 
Rousseau,  et  c'est  ainsy  à  elle  à  l'attaquer,  si  elle  croit 
en  avoir  matière,  par  devant  son  juge  compétent  qui 
rendra  certainement  bonne  et  prompte  justice  sur* ses 
conclusions,  après  avoir  entendu  la  partie  intéressée. 

C'est  sur  ce  pied  aussi  que  la  Cour  de  France  a  en- 
visagé un  cas  de  pareille  nature  arrivé  en  1777,  et  où 
il  s'agissait  de  deux  acteurs  qui  avoient  abandonné  le 
théâtre  de  Bruxelles.  La  direction  du  spectacle  de 
Bruxelles  a  également  été  réduite  à  la  ressource  de 
plaider,  comme  il  se  voit  d'une  lettre  écrite  à  M.  le 
comte  de  Mercy-Argenteau  par  M.  le  comte  de  Ver- 
gennes  le  26  mai  1777. 

Le  Gouvernement  général  a  donc  lieu  de  se  pro- 


ART,    ARGENT    ET    POLITIQUE  lOI 

mettre  que  la  Cour  de  Versailles  reconnaîtra  qu'il  ne 
sauroit  employer  les  voies  de  l'autorité'  pour  remplir 
l'objet  du  mémoire  de  M.  de  la  Grèze  et  que  c'est  une 
affaire  qui,  par  sa  nature  et  ses  circonstances,  est  du 
ressort  de  la  justice. 

Fait  à  Bruxelles,  le  ii  aoust  1781. 


Il  faut  reconnaître  que  la  diplomatie  française  avait 
fait  là  un  véritable  pas  de  clerc. 

Les  prétentions  et  distinctions  soulevées  par  le  comte 
de  Vergenjies  étaient  tout  à  fait  insoutenables.  Lui- 
même  le  reconnaît  de  bonne  grâce  et  ne  semble  les 
présenter  à  Amelot  que  pour  masquer  un  peu  leur 
défaite.  Amelot  le  comprit  ainsi,  et  crut  prudent  de  ne 
pas  se  faire  battre  une  seconde  fois  sur  le  terrain  judi- 
ciaire après  avoir  été  vaincu  sur  le  terrain  diploma- 
tique. Il  prit  le  parti  le  plus  sage ,  qui  était  d'attendre 
que  Rousseau  consentît  de  lui-même  à  venir  reprendre 
son  service  à  Paris.  La  première  chose  à  faire  était  de 
l'assurer  de  l'impunité  la  plus  complète  :  ce  qu'on  fit. 
Mais  il  en  coûta  encore  une  somme  assez  ronde  pour 
rapatrier  le  ténor  fugitif  ;  car  il  fallut  payer  un  dédit 
considérable  au  directeur  de  Bruxelles,  ainsi  qu'il  res- 
sort de  cette  note  de  l'État  de  la  dépense  extraordi- 
naire de  l'année  1781-82  :  «  Comme  il  n'a  pas  été  porté 
en  dépense  sur  le  compte  de  1781  à  82  la  somme  de 
1,200  livres  qui  ont  été  remboursées  à  M.  de  Vougny 
pour  le  retour  de  M.  Rousseau  de  Bruxelles,  il  seroit 
nécessaire  de  la  porter  sur  cet  objet.  Cy  :  i  ,200  livres.*  » 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i.  654. 


I02  LOPERA    SECRET    AU    XVIII*    SIECLE 

De  cette  façon  les  trois  amis  se  retrouvèrent  réunis, 
à  la  fin  de  l'anne'e ,  dans  la  troupe  de  l'Opéra , 
et  reprirent  de  plus  belle  le  cours  de  leurs  succès  :  leur 
talent  eut  bien  vite  effacé  dans  la  mémoire  du  public 
le  souvenir  de  leur  folle  équipée.  Si  bien  qu'on  les  sur- 
veillât, on  n'était  jamais  sûr  de  les  tenir  longtemps, 
malgré  leurs  protestations  verbales  et  leurs  soumissions 
signées;  aussi  avait-on  toujours  l'œil  sur  eux.  «  Le 
Comité  a  appris  avec  douleur  que  MM.  Lays,  Rousseau 
et  Chéron  étoient  surchargés  de  dettes  ;  il  craint  que 
l'embarras  où  ils  se  trouvent  ne  les  détermine  à  une 
fuite  inopinée  ;  le  ministre  est  en  conséquence  supplié 
de  faire  surveiller  ces  sujets,  qui  sont  précieux  à  l'Aca- 
démie. *  »  Ces  trois  indisciplinés  n'avaient  rien  dimi- 
nué de  leurs  prétentions  artistiques  et  pécuniaires.  Il 
semblait  même  qu'on  les  eût  desservis  en  les  retenant 
à  Paris  et  qu'on  dût  les  dédommager  de  cette  perte  ima- 
ginaire. Leurs  récriminations  et  leurs  réclamations  ne 
laissaient  pas  de  trêve  au  directeur,  leurs  exigences 
dépassaient  toute  mesure  :  ils  ne  cessaient  de  se  plain- 
dre de  leur  maigre  traitement  et  de  maugréer  contre 
l'Administration.  La  fortune  semblait  même  les  pous- 
ser dans  cette  mauvaise  voie  par  la  constance  qu'elle 
mettait  à  les  favoriser. 

Le  retour  de  Dauvergne  à  l'Opéra  en  lySS  exaspéra 
les  artistes,  ces  trois-là  surtout,  qu'on  avait  écartés  du 
comité.  De  plus ,  ils  étaient  singulièrement  irrités  par 
l'application  de  l'arrêt  rendu  par  le  roi  en  son  conseil 

*  Archives  do  l'Opéra.  Registres  âcs  Menus-'Plaisirs.  Compte  que  le  comité 
rend  au  ministre  de  ce  qui  s'est  passé  en  son  assemblée  du  15  novembre  1781, 
tenue  chez  M.  de  !a  Ferté  et  en  sa  présence. 


ART.    ARGENT    ET    POLITIQUF;  I  o3 

(i  janvier  1784),  établissant  un  maximum  pour  les  dif- 
férents traitements  et  supprimant  les  feux  ;  eux-mêmes 
avaient  pourtant  beaucoup  contribué  à  ce  change- 
ment et  y  avaient  applaudi  naguère.  Bien  qu'ils  ne 
fussent  que  remplaçants,  on  leur  avait,  à  Pâques  1785, 
attribué  le  traitement  de  premiers  sujets,  à  seule  fin  de 
les  apaiser  un  peu  ;  mais  ils  ne  montrèrent  aucune  satis- 
faction de  cette  générosité  et  continuèrent  de  se  plaindre 
à  tout  propos,  disant  qu'ils  étaient  humiliés  quand 
ils  se  comparaient  aux  artistes  des  Comédies  française 
et  italienne ,  et  qu'ils  ne  pouvaient  voir  de  sang-froid 
la  part  de  ceux-ci  monter  parfois  jusqu'à  trente  mille 
francs,  alors  qu'eux-mêmes,  sujets  du  premier  théâtre 
de  l'Europe,  gagnaient  beaucoup  moins.  Ils  se  lassè- 
rent enfin  de  crier  et  voulurent  agir.  A  l'approche  de 
Pâques  1786,  leur  mauvais  vouloir  prit  peu  à  peu  des 
proportions  inattendues  et  se  traduisit  par  des  refus  de 
service  réitérés. 

Ils  trouvaient  continuellement  de  faux  prétextes 
pour  ne  pas  chanter  et  ne  semblaient  occupés  que  des 
moyens  de  compromettre  les  intérêts  du  théâtre. 
Depuis  la  rentrée  de  Pâques  1785,  leur  hostilité  ouverte 
avait  mis  bien  souvent  le  directeur  dans  l'embarras. 
Chéron  avait  pris  prétexte  d'une  indisposition  pour  ne 
plus  paraître  au  théâtre,  et  Lays,  avait  refusé  quantité 
de  fois  de  chanter  son  rôle  dans  la  Caravane.  Ces  dif- 
ficultés forçaient  à  tout  moment  le  directeur  de  subs- 
tituer des  pièces  usées  à  des  ouvrages  qui  attiraient  la 
foule,  et  il  en  résultait  une  diminution  notable  dans  les 
recettes.  Récemment  encore,  bien  qu'on  les  eût  préve- 
nus à  l'avance  que  le  roi,  la  reine,  l'archiduc  et  l'ar- 


104  LOPÉRA    SECRET   AU    XVIIl'   SIECLE 

chiduchesse  honoreraient  peut-être  le  spectacle  de 
leur  présence,  Rousseau  et  Lays  avaient  résisté  à  toutes 
les  instances  qu'on  leur  faisait  de  chanter  dans  la  Ca- 
ravane du  Caire  :  ils  s'étaient  trouvés  enrhumés  de 
concert.  Rousseau  avait  ajouté  qu'il  se  ménageait  pour 
remplacer  le  lendemain  Lainez  dans  l'Admète  d'Alceste, 
si  celui-ci  venait  à  être  indisposé.  Cette  hypothèse  in- 
vraisemblable se  réalisa  pourtant,  mais  Rousseau  refusa 
encore  de  chanter,  sous  prétexte  que  son  mal  de  gorge 
avait  augmenté,  si  bien  qu'on  avait  dû  avoir  recours  à 
Lainez,  qui,  très-fatigué  et  très-enroué,  se  força  pour 
chanter,  au  risque  de  voir  ses  forces  le  trahir  et  sa  voix 
se  briser. 

Cet  état  de  luttes  intestines  ne  pouvait  durer,  et  la 
direction  avait  pris  le  parti  d'adresser  au  ministre  une 
notice  anonyme  où  tous  ces  griefs  se  trouvaient  expo- 
sés au  long,  et  oîi  elle  exprimait  à  la  fin  l'avis  qu'il 
serait  plus  avantageux  pour  l'Opéra  de  congédier  ces 
trois  SU)  ets  rebelles,  dont  la  mauvaise  volonté  démontrée 
était  d'un  très-dangereux  exemple ,  et  qu'il  valait 
mieux  les  perdre  tout  à  fait  que  de  laisser  le  théâtre 
dans  la  continuelle  inquiétude  de  savoir  s'ils  vou- 
dront bien  jouer  ou  non.  a  Leur  absence,  du  moins, 
laisseroit  la  liberté  d'offrir  avec  plus  de  confiance  au 
public  de  nouveaux  sujets  auxquels  il  s'accoutume- 
roit,  et  qui  dédommageroient,  par  une  conduite  plus 
régulière,  de  la  perte  qu'on  auroit  faite,  et  qui  seroit 
bientôt  réparée  par  l'expérience  que  ces  nouveaux 
acteurs  acquerroient  journellement  *.  » 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  626.  C'est  dans  ce  carton  que  Si 
trouvent  toutes  les  pièces  de  cet  incident. 


ART,    ARGENT    ET    P  O  I,  I  T  1  Q  U  K  Io5 

Par  malheur,  ces  artistes  rebelles  avaient  des  protec- 
teurs en  haut  lieu,  ainsi  qu'il  appert  par  la  lettre  suivante 
que  Dauvergne  adressait  à  La  Ferte'  le  6  mars  au 
matin  : 

Comme  je  ne  doute  nullement  que  votre  intention 
ne  soit  que  cette  année-cy  s'achève  sans  fermer  la 
porte  de  l'Opéra,  il  faut  vous  rendre  compte  de  tout  ce 
que  j'ai  presque  vu  et  apperçu  hier  :  voici  de  quoi  il 
est  question. 

M.  le  comte  d'Ossun  est  venu  me  dire  que  la  Reine 
désiroit  avoir  à  son  concert  de  samedi  prochain,  1 1  de 
ce  mois,  les  sieurs  Lays,  Rousseau  et  Chéron;  je  lai 
ai  observé  que  ce  dernier  étoit  chargé  du  rôle 
de  Calchas  dans  Ylphigénie  que  l'on  donnoit  pour 
la  capitation  ce  jour-là,  et  que  les  deux  autres  étoient 
des  doubles  qui  pouvoient  devenir  nécessaires  d'un 
moment  à  l'autre;  il  m'a  fait  entendre  que  la  Reine 
compteroit  au  moins  sur  les  sieurs  Lays  et  Rous- 
seau, etc. 

Vous  devés  calculer  de  là  ce  que  la  scène  que  pré- 
pare le  ministre  à  ces  trois  jeunes  gens  va  produire  : 
ils  yront  se  plaindre  à  Versailles,  par  l'entremise  et 
même  par  la  bouche  de  M .  d'Ossun,  qui  ne  me  ménagera 
sûrement  pas  :  ils  se  plaindront  encore  à  des  personnes 
qui  ont  besoin  d'eux  pour  leurs  ouvrages  ;  joignes  à 
cecy  les  comités  clandestins  qui  se  tiennent  chés  le 
sieur  Lasalle.  Entin ,  monsieur,  sauf  votre  meilleur 
avis,  je  serois  de  celui  d'attendre  la  clôture  du  théâtre 
pour  faire  mander  ces  trois  jeunes  gens,  ainsi  que  le- 
sieur  Gardel,  chés  le  ministre  qui  alors  leur  diroit  cfe- 
qu'il  convient... 

La  Ferté  transmit  le  jour  même  cette  lettre  au  mi- 
nistre, avec  une  note  très-pressante  de  sa  main  :  «  Vous 
verrez,  dit-il,  combien  M.  d'Ossun  nous  met  d'entra-- 

14 


lOO  L    OPERA    SECRET    AU    XVIIl'    SIECLE 

ves  ;  il  est  très-malheureux  qu'il  s'ingère  ainsi  de  tout. 
Il  n'y  auroit  qu'un  parti  à  prendre, qui  seroit  de  repré- 
senter à  la  reine  que  l'Opéra  ne  peut  subsister  ainsi, 
surtout  si  les  sujets  trouvent  les  moyens  de  faire 
parvenir  jusqu'à  elle  des  plaintes  aussi  injustes  que 
déplacées  quand  ils  ne  font  pas  leur  devoir  ..  »  Et 
d'autre  part,  il  mande  à  Dauvergne  de  suspendre  jus- 
qu'à nouvel  ordre  l'envoi  aux  trois  artistes  des  lettres 
les  engageant  à  chanter  à  la  cour. 

Les  mutins,  de  leur  côté,  faisaient  de  grands  efforts 
pour  recruter  des  alliés  parmi  leurs  camarades  ;  l'as- 
semblée générale  des  sujets  copartageants,  qui  se  tenait 
tous  les  mois,  vint  leur  fournir  une  excellente  occa- 
sion pour  déblatérer  contre  l'administration  et  le 
directeur,  —  et  ils  ne  s'en  firent  pas  faute.  Le  pauvre 
Dauvergne  recueillit  fidèlement  toutes  ces  attaques,  et 
en  composa  un  Compte  rendu  des  propos  indécents  te- 
nus dans  la  séance  de  V Académie  royale  de  musique 
le  I""  mars  1786,  qu'il  adresse  en  hâte  à  M.  de  la 
Ferté,  pour  décider  le  ministre  à  sévir. 

Les  sieurs  Lays,  Rousseau  et  Chéron  ont  dit  qu'il 
faudrait  que  l'on  rendît  compte  à  l'assemblée  générale 
des  sommes  provenantes  de  l'augmentation  des  loges  à 
l'année,  ainsi  que  de  toutes  les  sommes  perçues  au 
nom  de  l'Opéra  :  que  les  acteurs  n'étoient  point  faits 
pour  employer  leurs  talents  et  leurs  peines  pour  soute- 
nir une  école  fondée  par  le  Roi,  d'où  il  nétoit  sorti  au- 
cun sujet  depuis  deux  ans  qu'elle  existoit  :  qu'il  en 
sortoit  seulement  des  batimens  pour  y  jouer  l'opéra. 

Le  sieur  Lays  a  ajouté  qu'il  ne  tenoit  à  rien  dans  un 
pays  où  il  n'étoit  pas  payé  selon  son  mérite  ;  après 
quoi  ils  ont  dit  tous  les  trois  qu'on  les  avoit  exclus  du 


ART,    ARGENT    ET    POLITIQUE  lO/ 

comité,  d'où  ils  étoient,  parce  qu'ils  y  voyoient  trop 
clair,  et  qu'à  présent  il  e'toit  composé  d'aveugles,  etc. 

Le  sieur  Gardel  l'aîné  a  étayés  tous  ces  propos  en 
disant  que  l'on  n'avoit  pas  besoin  d'une  institution  pour 
avoir  des  sujets,  puisqu'il  n'en  étoit  point  sorti  depuis 
deux  ans  :  qu'il  n'y  avoit  pas  d'administration,  parce 
que  si  le  comité  en  étoit  une  ,  on  lui  rendroit  un 
compte  général  de  toutes  les  redevances  de  l'Acadé- 
mie :  qu'alors  elle  demanderoit  l'emploi  desdites  som- 
mes, etc. 

On  se  permettra  seulement  d'ajouter  à  ce  compte 
rendu  le  caractère  des  quatre  personnages  cy-dessus  : 

Le  sieur  Lays  a  le  caractère  aussi  noir  que  son  visage 
le  dénote  : 

Le  sieur  Rousseau  a  de  l'esprit  et  seroit  fort  bon 
enfant,  quoiqu'avec  une  tête  picarde^  s'il  ne  fréquen- 
toit  que  très-peu  le  sieur  Lays,  qui  le  rend  vicieux  : 

Le  sieur  Chéron  a  la  tète  aussi  légère  qu'un  jeune 
homme  de  douze  ans,  il  est  fort  bon  enfant,  mais  le 
sieur  Lays,  et  peut-être  Rousseau,  l'ont  menacé  sou- 
vent de  lui  donner  des  coups  de  bâton  s'il  se  désunis- 
soit  d'avec  eux. 

Tout  le  monde  connoît  le  sieur  Gardel  pour  un 
homme  très-faible,  il  détestoit  le  sieur  Lasalle  qui  avoit 
voulu  le  perdre,  mais  celui-cy,  chés  qui  réside  le  foyer 
de  la  cabale,  lui  a  tant  fait  de  bassesses  l'année  der- 
nière qu'il  l'a  séduit  et  ramené  chés  lui,  où  se  tiennent 
les  petites  assemblées  pour  tracasser  l'administration. 

Nommer  le  sieur  Lasalle,  c'est  tout  dire. 

Cependant  le  ministre  ne  paraissait  pas  prendre  l'ai- 
faire  autant  à  cœur  que  Dauvergne  l'aurait  désiré,  et 
les  choses  menaçaient  de  bien  traîner  en  longueur,  si  les 
trois  artistes  n'avaient  forcé  le  ministre  à  sortir  de  son 
ca!me  affecté,  en  rompant  eux-mêmes  le  silence  et  en 


io8  l'opéra  secret  au  XV m'  siècli: 

formulant  leurs  prétentions  dans  une  demande  en 
règle.  Ils  exigeaient  qu'on  leur  accordât  à  chacun 
18,000  livres,  au  lieu  de  g, 000,  et  menaçaient  de  partir 
en  cas  de  refus.  Ils  offraient  encore,  si  l'on  ne  voulait 
pas  leur  accorder  un  revenu  fixe,  de  se  mettre  en  so- 
ciété comme  les  autres  Comédies,  prétendant  que  le  ré- 
gime républicain,  non-seulement  améliorerait  leur  état, 
mais  aussi  soulagerait  les  finances  du  roi  des  sommes 
qu'il  fallait  fournir  tous  les  ans  pour  combler  le  déficit. 
Le  régime  alors  adopté  pour  l'Opéra  n'était  pas  telle- 
ment différent  de  celui  qu'ils  préconisaient,  et  nous 
avons  vu  au  chapitre  précédent  quels  beaux  résultats 
avait  amenés  à  l'Opéra  le  régime  républicain  durant 
la  défaveur  de  Dauvergne,  de  1782  à  1785.  L'on  sait 
aussi  quelle  augmentation  de  faveurs  et  d'émoluments 
avaient  valu  aux  artistes  de  l'Opéra  les  nouvelles  idées 
de  progrès  et  de  liberté ,  mais  ces  trois  chanteurs 
n'étaient  nullement  satisfaits,  et  pensaient  qu'à  force 
de  solliciter  et  de  menacer,  ils  obtiendraient  du  mi- 
nistre ,  de  guerre  lasse  ,  tout  ce  qu'ils  voudraient. 
Et  ils  s'étaient  ligués  pour  formuler  leurs  préten- 
tions et  poser  leur  ultimatum  :  c'était  une  sorte  de 
grève  à  trois. 

Cette  fois ,  le  ministre  demanda  à  La  Ferté  de  lui 
fournir  les  éléments  d'une  réponse  péremptoire.  La 
Ferté  se  retourna  vers  Dauvergne  qui  lui  écrivit  le 
jour  même  (jeudi  9  mars)  deux  lettres  très  détaillées. 
Dans  la  première,  datée  de  deux  heures,  il  lui  propo- 
sait des  mesures  de  rigueur  et  assurait  que,  s'il  avait 
entière  autorité  à  l'Opéra,  il  n'hésiterait  pas  à  signifier 
à  ces  trois  artistes   leur  congé  pour  Pâques  1787,  en 


ART.    ARGENT    ET    POLITIQUE  I OQ 

exigeant  qu'ils  fissent  jusque-là  un  service  très  régulier, 
qu'à  dater  de  cette  époque  ils  auraient  leur  congé  avec 
défense  d'exercer  leurs  talents  dans  aucun  théâtre  ou 
concert  du  royaume,  et  qu'enfin  il  leur  ferait  retenir 
durant  cette  dernière  année,  à  raison  de  tant  par  mois, 
tous  les  emprunts  qu'ils  auraient  pu  faire  précédem- 
ment à  la  caisse.  «  Voilà,  tout  bien  calculé,  ajoutait-il, 
ce  que  mériteroient  ces  trois  messieurs  qui  pendant 
leur  dernière  année  feroient  des  réflections  qui  leur 
feroient  sentir  leur  sottise.  » 

Voici  la  teneur  de  sa  seconde  lettre  : 

J'ai  l'honneur  de  vous  envoyer  cy-joint  l'état  de  la 
quantité  de  fois  qu'ont  chanté  les  sieurs  Chéron,  Lays 
et  Rousseau. 

J'ai  appris  hier  à  neuf  heures  du  soir  que  ces  trois 
jeunes  gens  vous  ont  écrit  pour  vous  faire  des  demandes 
sans  exemples;  je  me  doutois  bien  que  l'explosion  de  la 
sédition  auroit  son  effet,  mais  je  croyois  du  moins  que 
leur  conseil  les  auroit  engagé  à  différer  à  manifester  leur 
mauvaise  volonté  jusqu'après  la  clôture.  Vous  voyés, 
monsieur,  que  ceci  est  le  résultat  des  propos  indécents 
qui  ont  été  tenus  dans  la  dernière  assemblée  générale. 

Je  charge  M.  Francœur  de  vous  communiquer  une 
lettre  du  sieur  Rousseau,  qui  se  sent  bien  la  force 
d'aller  faire  quatre  lieues  et  chanter  peut-être  pendant 
trois  heures  chés  M.  le  comte  d'Ossun,  et  qui  prétend 
que  son  médecin  lui  deflfend  de  chanter  le  rôle 
d'Achille  dans  le  cas  où  le  sieur  Lainez  ne  pourroit  pas 
chanter  samedi;  en  vérité  cela  seroit  trop  choquant  si 
ce  concert  n'étoit  pas  pour  la  Reine  :  je  me  tais  parce 
que  j'aurois  trop  de  choses  à  dire  qu'il  faut  taire. 

j'ai  pris  hier  au  soir  une  boisson  pour  mon  rhume, 
qui  m'a  fait  beaucoup  de  bien  :  j'espère  d'ici  à  deux 


L    OPERA    SECRET   AU    XVIII'    SIECLE 


jours  être  en  état  d'aller  vous  assurer  moi-même  du 
respectueux  attachement  avec  lequel  je  suis,  etc. 

Relevé  du  nombre  de  fois  qu'ont  chanté  depuis  le  mois 
d'avril  iy85  jusqu'au  7  mars  lySG  : 


MOIS 

M.  Chéron 

M.  Lays 

M.  Rousseau 

Avril 

Mai 

13 

12 

9 
9 
6 

„ 

8 
8 
2 

x 

4 

9 
6 
8 
6 

Juillet 

Aoust 

Septembre 

Novembre 

Décembre 

Février 

Mars ,  .   .   .  . 

Total.   .   .   . 

S 

I 

75  fois. 

27  fois. 

45  fois. 

Le  lendemain,  Dauvergne  adressait  encore  au  surin- 
tendant des  Menus  une  nouvelle  lettre,  où  il  chargeait 
à  plaisir  Lays  et  Rousseau,  qu'il  juge  avec  trop  de 
de'faveur,  mais  où  il  atte'nue  au  contraire  les  torts  de 
Chéron,  et  vante  beaucoup  le  zèle  et  le  bon  esprit  de 
Lainez,  qui  avait  tenu  bon  contre  toutes  les  tentatives 
de  ses  camarades.  Ce  dernier  devait  donner  plus  tard 
l'exemple  de  l'indiscipline  et  du  mauvais  vouloir  *. 

*  Dauvergne  avait  déjà  touché  deux  mots  de  cela  dans  sa  lettre  de  la  veille 
(2  heures),  en  disant  que  Lainez  chanterait  deux  soirs  de  suite  Adméte  et 
Achille  :  1  Cela  est  très  louable,  ajoutait-il,  et  mérite  des  éloges  :  il  en  mérite 


AKT,    ARGENT    ET    POI,  ITIQUK  III 

J'ai  appris  en  détail,  dit  Dauvergne,  les  vives  sol- 
licitations que  ces  trois  jeunes  gens  ont  faites  au  sieur 
Lainez  depuis  quinze  jours  pour  l'engager  à  se  lier  à 
leur  complot;  il  les  a  très  mal  reçus  et  leur  a  fait  des 
remontrances,  il  a  même  avoué  qu'il  n'y  avoit  que  les 
sieurs  Lays  et  Rousseau  acharnés  à  le  persécuter,  que  le 
sieur  Chéron  lui  avoit  paru,  par  ses  propos  et  par  son 
air,  fort  peu  content  de  ce  projet;  que  la  seule  crainte 
d'être  maltraité,  par  les  deux  autres,  l'avoit  forcé  de  se 
lier  avec  eux;  cet  homme,  quoiqu'avec  une  tête  légère, 
sent  bien  qu'il  est  le  seul  des  trois  qui  soit  fait,  par  son 
physique  et  la  nature  de  sa  voix,  pour  parvenir  un  jour, 
en  travaillant,  à  remplacer  le  sieur  Larrivée,  car  pour 
le  sieur  Lays  il  ne  sera  jamais  qu'un  chanteur  de  con- 
certs, et  pour  jouer  quelques  rôles  de  caricatures  :  pour 
le  sieur  Rousseau,  il  a  une  assés  jolie  voix,  chante  assés 
bien  une  ariette,  mais  il  ne  sera  jamais  qu'un  acteur 
au-dessous  du  médiocre,  etc. 

A  Taide  de  ces  renseignements,  M.  de  la  Ferté  com- 
posa un  rapport  très-sévère,  et  dont  la  rédaction  dut  lui 
coûter  assez  de  peine,  à  en  juger  par  les  nombreuses 
ratures  dont  il  a  surchargé  son  brouillon.  II  adressa 
cette  pièce  au  ministre,  mais  conseillé  sans  doute  par 
Dauvergne,  qui  voulait  que  la  répression  fût  éclatante, 
il  eut  aussi  l'idée  de  faire  publier  ce  document  dans 
une  feuille  publique,  et  il  choisit  les  Affiches  de  Paris. 

Mais  ce  procédé  ne  laissait  pas  d'inquiéter  un  peu  le 
directeur  du  journal,  l'abbé  Aubert,  qui  redoutait  sans 
doute  l'éclat  qui  en  pourrait  résulter.  Cette  crainte  assez 


encore  plus  de  s'être  refusé  constamment  de  s'associer  au  complot  des  sieurs 
Lays,  Rousseau  et  Chéron;  je  parierois  ma  tète  que  si,  vous,  monsieur,  ou  le 
ministre,  iaisiés  venir  le  sieur  Chéron  seul  chés  vous,  il  diroit  qu'il  a  été  forcé, 
par  les  menaces  des  deux  autres,  de  se  lier  avec  eux  malgré  lui.  " 


112  L    OPERA    SECRET    AU    XVUl'    SIECLE 

vive  perce  sous  le  ton  obséquieux  d'une  note  non  si- 
gnée adressée  à  La  Ferté  et  jointe  au  projet  d'article. 

L'article,  tel  que  M.  de  Watteville  aura  l'honneur  de 
le  remettre  à  M.  de  La  Ferté,  pourroit  entrer  dans  un 
supplément  aux  Affiches,  que  je  ferois  faire  exprès  et 
il  produiroit  plus  d'effet  là  qu'ailleurs. 

Je  ne  vois  pas  du  tout  où  je  pourrois  le  placer,  pour 
qu'il  parût  promptement  et  qu'il  désabusât  principale- 
ment la  capitale. 

Mais  en  offrant  de  le  mettre  dans  les  Affiches,  je  prie 
M.  de  La  Ferté  :  rde  me  procurer  l'attache  de  M.  le 
baron  de  Breteuil  ;  2"  de  ne  pas  exiger,  à  moins  que  le 
ministre  ne  l'ordonne  absolument,  que  les  trois  acteurs 
soient  nommés.  Je  ne  veux  pas  m'exposer  aux  clabau- 
deries  de  ces  messieurs.  Tout  Paris  sait  leur  histoire; 
et  on  les  reconnaîtra  de  reste. 

C'est  pour  obliger  M.  de  La  Ferté,  pour  faire  ma  cour 
au  ministre,  à  qui  il  croit  que  cet  article  fera  plaisir,  et 
pour  soutenir  le  ton  de  la  vérité  qui  caractérise  les 
Affiches  que  je  consentirois  à  publier  cet  article , 
pourvu  que  j'y  fusse  réellement  autorisé.  M.  de  Wat- 
teville, que  je  charge  de  tous  mes  respects  pour  M.  de 
La  Ferté,  lui  dira  le  reste. 

Le  «  reste  »  était  peut-être  qu'il  serait  sage  de  ne 
rien  publier.  Voici  d'ailleurs  le  projet  d'article  tel  que 
Watteville  le  porta  à  M.  de  la  Ferté.  Les  deux  pre- 
miers paragraphes  avaient  été  rédigés  par  le  directeur  de 
façon  à  expliquer  un  peu  cette  singulière  philippique. 
La  suite  est  une  copie  exacte  du  rapport  de  La  Ferté. 

Le  courage  avec  lequel ,  de  notre  propre  mouve- 
ment, et  pour  l'honneur  seul  de  la  vérité,  nous  ne 
cessons  de  nous  récrier  contre  de  faux  principes,  de 
fausses  lumières  et  de  vaines  prétentions,  qu'on  s'efforce 


ART,    ARGENT    ET    POLITIQUE  Il3 

aujourd'hui  d'accréditer  et  qui  ne  trouvent  que  peu  de 
partisans  dans  la  société,  nous  a  plus  d'une  fois  procuré 
l'avantage  de  voir  l'administration  se  servir  utilement 
de  nos  feuilles,  pour  présenter  les  choses  sous  leur  vrai 
point  de  vue,  et  pour  porter  l'évidence  dans  les  discus- 
sions qui  intéressent  essentiellement  les  plaisirs  du 
public.  C'est  alors  d'après  des  pièces  authentiques,  des 
faits  avérés,  des  raisonnements  invincibles,  que  nous 
élevons  la  voix,  et  le  public,  qui  ne  désire  que  d'être 
éclairé,  revenant  bientôt  de  ses  préventions,  nous  sait 
gré  de  les  avoir  détruites.  Il  en  sera  ainsi  (nous  sommes 
du  moins  fondé  à  le  croire)  de  l'examen  que  nous 
allons  faire  des  motifs  qu'allèguent,  pour  demander 
leur  retraite,  trois  sujets  de  l'Opéra,  véritablement 
recommandables  par  leurs  talens,  mais  qui  paroissent 
avoir  mal  calculé  avec  eux-mêmes. 

On  se  rappellera  qu'en  annonçant,  dans  notre  feuille 
du  24  janvier  1784,  l'arrêt  du  conseil  du  3,  dont  toutes 
les  dispositions,  disions-nous,  tendoient  à  donner  à  ce 
spectacle  un  nouveau  degré  de  perfection,  nous  obser- 
vâmes qu'il  augmentait  le  sort  actuel  de  tous  ceux  qui 
en  sont  l'ornement  et  qu'il  leur  en  assuroit  un  honnête 
pour  l'avenir;  sur  quoi  nous  ajoutâmes  qu'il  y  avoit 
lieu  de  se  persuader  que  ces  nouvelles  grâces  accordées 
aux  acteurs,  actrices,  danseurs  et  danseuses,  les  fe- 
roient  redoubler  de  zèle  et  de  travail  pour  répondre 
dignement  aux  vues  de  Sa  Majesté;  et  qu'animés  par 
la  reconnoissance  et  par  l'envie  de  plaire  à  leurs  con- 
citoyens, on  ne  les  verroit  plus  si  fréquemment  deman- 
der à  porter  chez  l'étranger  des  talens  dont  ils  doivent 
compte  à  un  monarque  qui  sait  si  bien  les  récompen- 
ser. D'aussi  justes  espérances  ont  malheureusement 
été  trompées,  et  cependant  on  a  encore  donné  depuis, 
à  ces  grâces,  une  extension  qui  sembloit  devoir 
pleinement  contenter  ceux  à  l'égard  desquels  elle  a 
eu  lieu. 

i5 


114  f/oPÉRA    SECRET    AU    X  V  1  I  I  <•    SIECLE 

Suit  le  rapport  de  La  Ferté  que  nous  allons  analyser. 
Les  trois  acteurs  qui  demandent  aujourd'hui  à  se 
retirer,  avaient  obtenu,  à  Pâques  lySS,  le  traitement  des 
premiers  sujets  (9,000  fr.),  bien  qu'ils  n'eussent  que  le 
titre  de  remplaçants.  Loin  d'exciter  leur  zèle,  cette 
faveur  contraire  aux  règlements  paraît  l'avoir  attiédi. 
Durant  la  dernière  année,  l'un  aura  chanté  au  plus 
quatre  vingts  fois,  ce  qui,  à  raison  de  9,006  francs,  fait 
environ  112  fr.  pour  chaque  représentation  ;  l'autre 
n'aura  chanté  que  trente  fois,  soit  3oo  fr.  par  soirée  ; 
et  le  troisième  cinquante  fois,  environ  160  fr.  par 
soir.  Ces  trois  acteurs  demandent  18,000  fr.  fixes  pour 
l'année  prochaine,  avec  assurance  d'une  pension  de 
3,000  fr.  après  quinze  ans  et  une  pension  de  6,000  fr. 
de  la  Cour.  Ils  se  sont,  disent-ils,  associés  pour  for- 
muler cette  demande  ;  ce  qui  est  contraire  au  bon 
ordre  et  à  tous  les  règlements.  Ils  appuient  leur  requête 
sur  ce  que  recevant  9,000  fr.  et  i,5oo  de  retraite,  ils 
ne  sont  pas  mieux  payés  que  les  acteurs  d'il  y  a  dix 
ans  qui  touchaient  3, 000  fr.  fixes,  2,000  de  gratifica- 
tion et  1,000  de  retraite.  Les  vivres  et  l'entretien  ont 
doublé,  disent-ils,  depuis  dix  ans.  «  Heureusement  pour 
tout  le  monde,  dit  La  Ferté,  ces  objets  ne  sont  pas 
doublés  depuis  si  peu  de  temps.  »  Il  est  vrai,  d'autre 
part,  comme  le  disent  les  plaignants,  que  les  parts  des 
acteurs  de  la  Comédie-Française  ont  parfois  monté  à 
24,000  livres  ;  mais  combien  de  dettes  ont  contractées 
auparavant  ces  comédiens  qui,  reçus  d'abord  à  l'essai 
sur  le  pied  de  i  5  à  1,800  fr.,  sont  forcés  de  se  com- 
poser à  leurs  frais  une  très  riche  garde-robe,  qu'il  leur 
faut    continuellement    renouveler  ou    compléter.   De 


ART,    ARGENT    K  T    POLITIQUE  I  I  :> 

plus,  la  Comédie  ne  fournit  rien  au  plus  pauvre  de  ses 
artistes,  ni  le  feu,  ni  la  lumière  de  sa  loge  ;  les  comé- 
diens sont  de  véritables  entrepreneurs  exposés  à  des 
pertes ,  et  plusieurs  fois  ils  ont  dû  emprunter  pour 
avoir  quelque  chose  à  se  partager  :  enfin  ils  jouent 
l'année  entière,  ne  quittent  jamais  Paris,  et  n'ont  pas, 
comme  les  chanteurs,  la  ressource  de  chanter  au  Con- 
cert-Spirituel (qui  rapporte  à  ceux-ci  jusqu'à  1,000 
écus)  ou  dans  les  concerts  particuliers,  ou  d'obtenir 
des  congés  pour  aller,  soit  dans  les  provinces,  soit  à 
l'étranger.  Les  plaignants  ne  sauraient  non  plus  s'au- 
toriser des  fortes  pensions,  que  touchent  de  la  Cour 
Vestris  le  fils  et  la  Guimard.  En  effet,  le  premier  n'a 
que  7,000  fr.  à  l'Opéra,  et  pour  la  seconde,  si  elle 
reçoit  aussi  de  la  Cour  une  pension  de  4,800  fr.,  c'est 
la  juste  récompense  de  ses  vingt  années  de  services 
assidus.  La  Ferté  terminait  en  rappelant  les  arrêts  du 
roi,  qui  défendaient  à  tout  sujet  sorti  de  l'Opéra  sans 
motif  légitime  de  chanter  sur  aucun  théâtre  ou  con- 
cert du  royaume,  et  en  repoussant  tout  net  la  demande 
des  trois  rebelles. 

Cette  réponse  était  de  tout  point  irréfutable,  mais  il 
était  inutile  de  la  publier.  Un  tel  article,  s'il  avait  paru 
dans  les  Affiches,  aurait  pu  causer  un  vif  émoi  dans 
Paris,  et  le  ministre  répugnait  justement  à  soumettre 
au  jugement  du  public  la  conduite  de  l'Administration; 
il  estimait  que  «  le  plus  sûr  moyen  de  ramener  ces 
mauvaises  tètes  était  de  mépriser  leur  cabale,  »  et,  de 
peur  de  donner  trop  d'importance  à  cette  misérable 
affaire,  il  refusa  absolument  de  laisser  t  rien  publier 
days  aucun  papier  public,  rien  qui  eût  trait  à   l'inso- 


Ilb  L   OPERA    SECRET   AU    XYIII*    SIECLE 

lente  prétention  de  ces  artistes.  »  Telle  est  la  teneur  de 
la  lettre  qu'il  adressa  à  La  Ferté  le  2  3  mars. 

Ce  ménagement  dut  d'autant  plus  désappointer  Dau- 
vergne,  que  la  surveille  il  avait  été  turlupiné  par  ses 
ennemis  de  la  façon  la  plus  drôle.  Il  faut  l'entendre 
raconter  lui-même  à  La  Ferté,  dans  sa  lettre  du  2 1 , 
cette  longue  série  de  quiproquos. 

J'avais,  avant  de  sortir  pour  aller  chez  vous,  donné 
des  ordres  pour  aller  chez  les  sieurs  Lays,  Rousseau  et 
Chéron ,  pour  l'opéra  de  ce  soir.  Le  sieur  Rousseau, 
chés  qui  l'on  a  été  le  premier,  s'est  dit  malade  d'un 
étouffement  et  d'un  vomissement,  ce  qui  peut  être 
vrai  ;  le  sieur  Chéron  a  dit  qu'il  étoit  fort  incommodé 
et  qu'il  ne  pouvoit  pas  chanter:  on  a  été  de  là  chés  le 
sieur  Lays,  qui  a  demandé  à  l'avertisseur  si  les  sieurs 
Chéron  et  Rousseau  chanteroient,  il  lui  a  répondu  la 
vérité,  le  sieur  Lays  lui  a  dit  :  «  S'ils  avoient  chanté, 
j'aurois  chanté  pour  eux  et  non  pour  l'administration; 
et  si  l'on  me  forçoit  de  chanter  aujourd'hui,  je  ne 
chanterai  pas  demain  à  Versailles  le  rôle  de  Panurge.» 
Lorsqu'on  m'a  rendu  le  compte  cy-dessus,  j'ai  com- 
mencé par  arranger  l'opéra  avec  les  doubles,  après 
quoi,  j'ai  renvoyé  chez  le  sieur  Chéron,  qui  m'a  fait 
dire  qu'il  chanteroit,  quoique  j'eusse  recommandé  à 
l'avertisseur  de  lui  dire  la  réponse  du  sieur  Lays  :  j'ai 
renvoyé  de  même  chés  le  sieur  Lainez,  qui  m'a  fait 
dire  que,  quoiqu'il  fût  très  enrhoué,  il  verroit  comment 
il  se  trouveroit  après  son  dîner  et  qu'il  feroit  tout  ce 
qu'il  lui  seroit  possible,  pour  peu  qu'il  se  trouva  un 
peu  moins  mal ,  qu'il  me  prioit  néanmoins  de  faire 

tenir  son  double  prêt  en  cas  d'événement Je    ne 

puis  pas  m'ôter  de  la  tête  qu'il  y  a  une  cause  première 
et  très  cachée  qui  fasse  mouvoir  ces  trois  mauvaises 
têtes. 


ART,    ARGENT    ET    POLITIQUE  II7 

La  Ferté  adressa  immédiatement  cette  plainte  au 
ministre  à  qui  la  patience  échappa  cette  fois,  et  qui  lui 
répondit  dès  le  surlendemain. 

Le  prétexte,  monsieur,  que  les  sieurs  Laïs,  Chéron 
et  Rousseau  ont  allégué  pour  se  dispenser  de  chanter 
hier  à  l'Opéra  est  d'autant  plus  mal  fondé  que  la  Reine 
ne  veut  pas  que  ces  acteurs  viennent  à  son  concert  de 
Versailles  les  jours  où  leur  service  sera  nécessaire  à 
l'Opéra.  Vous  voudrez  donc  bien,  s'ils  refusoient  une 
autre  fois  de  faire  leur  devoir  et  qu'ils  en  alléguassent 
le  même  motif,  ne  point  y  avoir  égard  et  leur  signifier 
qu'ils  aient  avant  tout  à  remplir  leurs  engagemens  et 
leurs  obligations  à  l'Opéra.  Je  vous  renvoie  ci-joint  la 
note  concernant  ces  acteurs. 

Une  colère  sourde  perce  sous  la  forme  modérée  mais 
un  peu  sèche  de  cette  lettre.  Le  baron  de  Breteuil 
commençait  à  se  lasser  des  dérangements  perpétuels 
que  lui  occasionnaient  ces  trois  personnages  :  il  jugea 
qu'il  était  temps  que  cette  comédie  prît  fin.  Il  les  fit 
mander  à  Versailles.  Ceux-ci  s'y  rendirent  l'esprit 
joyeux,  espérant  que  leurs  menaces  avaient  produit  de 
l'eiFet,  et  qu'on  allait,  pour  les  retenir  à  Paris,  les  cou- 
vrir d'or  et  de  compliments.  Jugez  de  leur  déception 
quand  le  baron  de  Breteuil,  les  accueillant  avec  une 
grande  froideur,  leur  déclara  tout  net,  sans  attendre 
aucune  explication,  qu'ils  devaient  rester  encore  un  an 
plein  pour  avoir  droit  à  leur  retraite  ;  que,  dans  ce  cas 
même ,  ils  ne  l'obtiendraient  qu'à  condition  de  n'en- 
trer dans  aucune  troupe,  de  ne  jouer  nulle  part  dans  le 
royaume,  et  que,  s'ils  en  sortaient  pour  aller  chanter  à 
l'étranger,  toutes  leurs  pensions  seraient  supprimées  sur 


1  i8  l'opéra  secret  au  xviîio  siècle 

l'heure.  Pareil  langage  donna  à  réfléchir  à  nos  gens, 
qui  se  retirèrent  l'oreille  basse*. 

Chéron  vint  le  premier  à  résipiscence.  Lays  résista 
plus  longtemps,  par  la  bonne  raison  qu'on  lui  offrait  un 
traitement  inférieur  à  celui  de  son  camarade,  mais 
Lasalle,  le  secrétaire  du  comité,  se  mit  en  frais  d'élo- 
quence et  lui  représenta  que  cette  différence  n'aurait 
qu'un  temps,  qu'on  la  comblerait  au  besoin  par  une 
gratification  extraordinaire,  etc.  Tout  cela  ne  satisfaisait 
pas  l'amour-propre  de  Lays,  qui  voulait  être  traité  sur 
le  même  pied  que  Chéron;  alors  le  pauvre  Lasalle 
eut  recours  à  d'autres  arguments  qu'il  avoue  ingénu- 
ment à  M.  de  la  Ferté  dans  sa  lettre  du  3o  juillet. 
«  Je  lui  ai  exposé,  dit-il,  les  dangers  que  je  courrois 
personnellement  parce  que  j'étois  soupçonné  d'être 
l'instigateur  de  la  démarche  ridicule  qu'il  a  faite  et  que 
dans  la  circonstance  où  je  me  trouve,  mon  état  étant 
ma  seule  ressource,  il  serait  affreux  qu'il  me  le  fit 
perdre  et  qu'il  ne  conservât  pas  lui-même  le  sien  à 
l'égard  duquel  on  avait  pris  des  précautions  qui  assu- 

roient  infailliblement  son  service »  A  force  de 

paroles  et  de  prières ,  Lasalle  amena  Lays  à  s'en 
remettre  à  la  justice  et  à  la  bonté  de  M.  de  la  Ferté. 
'<  Je  lui  ai  assuré,  écrit-il  au  surintendant  le  i"^'  août, 
qu'il  n'auroit  qu'à  s'en  louer  et  qu'il  ne  devoit  imputer 


*  Lays  dut  surtout  se  repentir  d'avoir  levé  ce  lièvre.  En  examinant  les  comptes 
qu'on  lui  avait  remis  au  sujet  de  ces  trois  chanteurs,  le  ministre  avait  appris  que 
Lays  devait  à  l'Opéra  4,200  livres,  qu'il  s'était  fait  avancer  peu  à  peu.  Il  écrivit 
alors  à  M.  de  la  Ferté  de  lui  faire  retenir  550  livres  par  mois  jusqu'à  parfaite 
liquidation  de  cette  dette.  (Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  634.  Lettre 
du  ministre,  du  22  avril  178e.  Voir  aussi  les  lettres  de  Dauvergne,  des  18  juin 
et  25  juillet  1786.  (O  i,  63;.) 


ART,    ARG  ENT    KT    POI.  ITl  QUK  Iiy 

votre  indifférence  ù  son  égard  qu'à  la  conduite  qu'il 
avoit  tenue.  Puissiez-vous  être  convaincu  que  la 
mienne  ne  s'est  jamais  démentie  sur  les  intérêts  de 
l'Opéra  que  j'ai  pris  et  prendrai  dans  toutes  les  occa- 
sions où  vous  daignerez  m'accorder  votre  confiance.  » 
Le  bon  apôtre  que  ce  Lasalle  !  Il  avait  une  si  belle 
réputation  de  fourbe  et  d'intrigant,  qu'on  pouvait  lui 
attribuer,  sans  trop  risquer  de  se  tromper,  tous  les 
désordres  qui  survenaient  à  l'Opéra  ;  mais  autant  il 
était  habile  à  nouer  des  intrigues  contre  ses  supérieurs, 
autant  il  était  prompt  à  courber  l'échiné  pour  détour- 
ner de  lui  le  soupçon  par  son  obséquiosité.  Il  était  très 
possible  qu'il  eût  incité  les  trois  chanteurs  à  se  liguer 
contre  le  pouvoir  directorial  et  ministériel,  mais  sitôt 
qu'il  jugea  la  partie  perdue,  il  afficha  le  plus  grand 
zèle  envers  La  Ferté  et  imagina,  pour  rentrer  en  grâce 
auprès  de  lui,  le  moyen  le  plus  singulier  qui  soit  : 

Monsieur,  lui  écrit-il  le  4  août,  je  crois  maintenant 
pouvoir  me  flatter  que  votre  prévention  sur  ma  con- 
duite à  l'égard  de  l'affaire  des  jeunes  gens,  n'est  plus 
la  même  ;  si  je  suis  en  état  de  grâce,  permettez-moi  de 
vous  en  demander  une,  ce  seroit  d'accepter  soit  pour 
votre  terre,  soit  pour  l'île  Saint-Denys,  les  Chinois  et 
Chinoises  que  j'ai  été  obligé  de  réformer  et  qui  m'em- 
barrassent dans  un  corps  de  garde  dont  j'aurai  besoin 
cet  hiver. 

Ces  figures,  empreintes  de  deux  couches  d'huile 
grasse  bouillante,  résisteront  à  l'air  autant  que  la  terre 
cuite,  elles  seront  même  plus  propres  et  plus  finies  ; 
vous  les  ferés  ensuite  peindre  et  costumer  en  telle 
couleur  qu'il  vous  plaira.  Les  chariots  des  Menus 
pourroient  les  transporter;  si  vous  me  refusés,  j'aurai 


120  l'opéra    secret    au    XV  111''    SIÈCLE 

encore  la  douleur  de  penser  que  vous  avés  de  moi  une 
opinion  défavorable,  cela  me  fera  beaucoup  de  peine. 

Ses  deux  camarades  ayant  capitulé,  Rousseau  ne 
pouvait  pas  ne  pas  en  faire  autant.  Telle  fut  la  fin  de 
cette  prise  d'armes.  Les  rebelles  se  radoucirent  et 
restèrent  à  l'Opéra  où  ils  continuèrent  de  charmer  le 
public  :  Chéron  brillant  surtout  dans  Agamemnon 
à'Iphigénie  en  Anlide^  le  pacha  de  la  Caravane  du 
Caire^  Qrmus  de  Tarare  et  Œdipe  du  chef-d'œuvre  de 
Sacchini  ;  Rousseau  excitant  les  plus  vifs  transports 
dans  Orphée  ou  Renaud  ;  Lays  applaudi  de  préférence 
dans  les  rôles  gais  de  Panurge,  que  Grétry  avait  écrit 
pour  lui,  du  marchand'  d'esclaves  de  la  Caravane^  et 
dans  Anacréon,  son  triomphe.  Ils  ne  quittèrent  l'Opéra 
que  contraints  par  l'âge  ou  ravis  par  la  mort.  Rousseau 
disparut  le  premier  et  mourut  d'une  maladie  de  lan- 
gueur en  1800  :  il  n'avait  pas  trente-neuf  ans.  Deux 
ans  plus  tard,  Chéron  prenait  sa  retraite  et  se  retirait  à 
Tours,  puis  à  Versailles  où  il  mourut  en  1829.  Quant 
à  Lays,  leur  aîné  de  deux  ans,  il  conserva  toute  la 
beauté  de  sa  voix  jusqu'à  un  âge  très  avancé  et  ne 
quitta  le  théâtre  qu'en  octobre  1822, -après  quarante- 
trois  années  pleines  de  service  :  il  vécut  encore  assez 
longtemps  et  mourut  en  i83i,  à  soixante-treize  ans, 
dans  la  maison  qu'il  s'était  fait  bâtir  sur  les  bords  de 
la  Loire,  aux  environs  d'Angers. 


r~J> 


i6 


'ÉTAIT  au  commencement  du 
mois  de  septembre  1777.  On 
préparait  à  l'Opéra  VArmide  de 
Gluck  et  il  régnait  par  tout  le 
théâtre  cette  animation .  cette 
à-;,  fièvre  qui  précède  les  grands 
combats  dramatiques,  ceux  d'où 
doit  découler  la  gloire  d'un  artiste,  le  triomphe  d'une 
idée,  la  fortune  d'un  directeur.  Et  l'ouvrage  qu'on 
allait  représenter  avant  quinze  jours  était  précisément 
de  ceux  d'où  dépendaient  ces  trois  choses  ordinai- 
rement disjointes,  inconciliables  même  en  plus  d'un 
cas  et  que  le  génie  d'un  homme  avait  su  subordonner 
toutes  ensemble  à  la  réussite  de  son  opéra.  La  répé- 
tition n'était  pas  encore  commencée ,  et  c'était  un 
remue-ménage  indescriptible  sur  la  scène,  où  se  cou- 
doyaient tous  les  gens  qui  étaient  de  la  maison  ou 
qui  croyaient  en   être  :  d'abord  les  artistes  des  deux 


124         l'opéra   secret  au    XV ni'   siècle 

sexes,  puis  les  parents  de  ceux-ci  et  les  protecteurs  de 
celles-là.  Les  femmes  surtout  étaient  au  grand  complet, 
les  reines  du  chant  et  les  étoiles  de  la  danse  :  Durancy, 
Bcaumesnil,  Rosalie  Levasseur,  Sophie  Arnould,  La 
Guerre,  Duplant,  Heinel,  Peslin,  Guimard,  Allard, 
Cécile  Asselin,  Dorival,  les  unes  s'apprêtant  à  rou- 
couler, les  autres  à  tournoyer;  d'autres  enfin,  celles 
qui  ne  déclamaient  ni  ne  sautaient,  à  entendre,  à  voir 
et  à  médire. 

L'assemblée  était  des  plus  brillantes  et  des  plus 
bruyantes  ;  c'était  à  qui  rirait  et  babillerait  le  plus  fort 
parmi  les  demoiselles  du  ballet  ou  les  dames  des 
chœurs  et  dans  le  camp  des  fillettes  du  magasin,  toutes 
jeunes  beautés  à  peine  écloses  qui  devaient  se  faire 
rapidement  un  nom  dans  les  fastes  de  la  galanterie. 
Dans  un  coin  retiré  du  théâtre  se  tenait  modestement 
assise  une  jeune  femme  à  l'aspect  souffreteux,  au  visage 
fatigué,  et  dont  la  tenue  presque  misérable  formait  un 
contraste  attristant  avec  les  toilettes  fastueuses  qui 
l'entouraient.  Si  petite  qu'elle  se  fit  dans  la  foule,  elle 
n'avait  pu  passer  inaperçue,  et  plus  d'une  souriait  de  pi- 
tié en  la  regardant,  lorsqu'une  voix  moqueuse  s'écria  : 
«  Ah  1  tiens  !  voilà  madame  la  Ressource  !  »  Et  Gluck  se 
retournant  :  «  Vous  l'avez  bien  nommée,  dit-il  tout 
haut,  car  elle  sera  un  jour  la  ressource  de  l'Opéra.  » 

Cette  pauvre  femme,  ainsi  raillée  par  le  vice,  ainsi 
défendue  par  le  génie,  s'appelait  de  son  nom  de  guerre 
madame  Saint-Huberty,  et  si  l'auteur  d'Orphée  avait 
pressenti  en  elle  une  artiste  de  race  en  la  voyant  opi- 
niâtrement travailler,  il  était  loin  de  soupçonner,  tant 
s'en  faut,   quels  succès,  quels  triomphes    Paris    et   la 


MADAME     SAINT-HUBERTY  12? 

France  entière  re'servaient,  avant  peu,  à  cette  simple 
coryphe'e,  encore  voue'e  aux  rôles  de  confidente  ou 
de  divinité  secondaire.  Antoinette-Cccile  Clavel  était 
née  à  Toul,  en  lySb,  d'une  famille  fort  pauvre.  Son 
père  l'avait  emmenée  à  Varsovie  où  il  vivait  misérable- 
ment de  ses  appointements  de  répétiteur  dans  une 
troupe  d'opéra  français  au  service  de  l'Electeur  palatin. 
Par  bonheur,  la  petite  Clavel  rencontra  là-bas  un 
bienfaiteur  et  un  maître  dévoué  dans  la  personne  du 
chef  d'orchestre  Lemoine,  un  compositeur  que  Paris 
devait  plus  tard  applaudir. 

Au  bout  de  quatre  années  de  travail,  Cécile  était 
engagée  à  Berlin  et  y  remportait  quelques  succès,  mais 
elle  fit  la  folie  d'y  épouser  un  certain  chevalier  de 
Croisy,  ou  Croisilles,  spirituel,  galant,  excellent  garçon 
et  enragé  joueur.  Il  perdit.  Il  fallut  tout  vendre,  linge, 
vêtements,  bijoux.  Il  se  battit  en  duel.  Il  fallut  fuir  Ber- 
lin en  toute  hâte.  Le  ménage  fugitif  se  sauvait  vers 
Paris,  mais  il  dut,  faute  d'argent,  s'arrêter  à  Strasbourg, 
et  pour  vivre  M™'=  de  Croisy  se  fit  recevoir  au  théâtre  de 
la  ville  à  condition  de  jouer  tous  les  rôles.  Elle  faisait 
depuis  trois  ans  cet  ingrat  métier,  quand,  au  mois  de 
juin  1777,  elle  reçut  un  ordre  de  début  pour  l'Aca- 
démie de  musique;  et  le  23  septembre,  elle  paraissait 
a   l'Opéra,   sous  le   nom  de   Saint-Huberty*,  dans   le 


*  C'est  là  k  véritable  orthographe  de  ce  nom  de  théâtre.  Dans  la  plupart  des 
pièces  originales  des  Archives,  rapports  du  comité,  lettres  du  directeur,  du  mi- 
nistre, etc.,  ce  nom  est  écrit  par  un  i;  mais  l'actnce  l'écrivait  par  un  y.  Le  pa- 
raphe qu'elle  ajoutai:  à  sa  signature  empêche  de  bien  distinguer  la  dernière 
lettre,  mais,  pourtant,  c'est  plutôt  un  y,  et  j'en  ai  trouve  la  preuve  dans  quel- 
ques pièces  où  elle  signe  sans  paraphe  :  il  faut  donc  écrire,  comme  elle,  Saint- 
Huberty. 


!26  l'opéra     secret    au    XVIU*    SlÈCLt; 

petit  rôle  de  Mélisse,  d'Armide.  On  ne  fit  guère  atten- 
tion à  la  nouvelle  venue  au  milieu  d'un  événement 
aussi  important  que  l'était  l'apparition  d'un  nouvel 
ouvrage  de  Gluck.  Qu'était-ce  que  cette  modeste 
débutante  auprès  de  personnes  aussi  marquantes  que 
celles  de  Legros,  de  Larrivée,  de  Gélin,  de  Lainez,  et 
surtout  de  M"«^  Rosalie  Levasseur  et  Durancy,  deux 
actrices  de  grand  talent  ?  Aussi  bien,  peu  de  spectateurs 
firent  attention  à  la  pauvre  Mélisse,  et  l'on  déclara 
tout  d'une  voix  que  la  débutante  p  était  fort  laide,  très 
mauvaise  et  qu'elle  ne  pouvait  se  maintenir  longtemps 
sur  la  scène  tragique.  » 

C'est  avec  tous  ces  désavantages  qu'elle  entreprit  de 
réussir.  Sans  amis,  sans  protecteur,  mais  fière  en  sa 
détresse,  et  soutenue  par  l'ambition  qui  la  mordait  au 
cœur,  M™^  Saint-Huberty  vivait  seule  en  son  pauvre 
logis,  situé  dans  un  quartier  assez  éloigné  de  l'Opéra,  ' 
rue  Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie.  Du  soir  au  matin, 
elle  travaillait,  s'étudiait  à  corriger  ses  défauts  de 
nature,  ne  sortait  presque  que  pour  aller  tenir  au 
théâtre  son  modeste  emploi.  Tant  de  persévérance  ne 
fut  pas  perdue  :  en  1779,  elle  fut  définitivement  reçue 
à  l'Opéra,  moins  encore  pour  son  talent  qu'en  raison 
de  sa  bonne  volonté  à  toute  épreuve.  L'année  suivante 
enfin  (novembre  1780),  elle  recueillit  le  prix  de  ses 
efforts  :  elle  fut  appelée  à  jouer  le  rôle  d'Angélique  du 
Roland  de  Piccinni.  Personne  ne  s'attendait  à  la  voir 
réussir  dans  un  rôle  tout  plein  du  brillant  souvenir  de 
la  Levasseur,  et  chacun  de  blâmer  à  l'avance  sa  pré- 
somption. Vaines  paroles  :  cette  soirée  fut  un  nou- 
veau succès  pour  le  compositeur,  et  pour  la  cantatrice 


MADAME     SAI  NT-HUBERTY  l'^J 

un  véritable  triomphe.  «  Où  est  Saint-Huberty  ? 
demandait  Piccinni  les  yeux  mouillés  de  larmes,  où 
est-elle  ?  Je  veux  la  voir,  je  veux  l'embrasser ,  la 
remercier,  lui  dire  que  je  lui  dois  ma  gloire.  »  Cette 
soirée  doit  compter  dans  les  fastes  de  l'Opéra  :  une 
nouvelle  actrice  s'était  révélée,  qui  devait  faire  la 
gloire  de  la  scène  française. 

A  un  mois  de  là,  M""®  Saint-Huberty  assurait  avec 
Laïs  le  succès  d'un  assez  pauvre  ouvrage  de  Rochon 
de  Chabannes  et  Floquet ,  le  Seigneur  bienfaisant, 
où  elle  rendit  d'une  façon  saisissante  le  désespoir  de- 
là pauvre  Lise.  Puis  viennent  le  Thésée,  de  Quinault. 
remis  en  musique  par  Gossec,  où  elle  joue  Eglé,  prin- 
cesse d'Athènes,  et  l'Electre,  de  son  maître  Lemoine. 
jouée  le  2  juillet  1782,  dans  laquelle  elle  reprend  le 
rôle  principal  faiblement  rendu  par  M"<=  Levasseur. 
Non  contente  de  payer  de  sa  personne,  elle  employa 
la  légitime  influence  qu'elle  commençait  à  posséder  h 
l'Opéra  pour  faire  prolonger  les  représentations  de  ce 
médiocre  opéra  *. 

On  ne  voulut  pas  rejeter  ouvertement  sa  demande. 


*  Métra  juge  ainsi  l'ouvrage  de  Guillard  et  Lemoine  :  «  Le  musicien  et  le 
poète  ont  assimilé  leur  verve  et  donné  tous  les  deux  dans  des  excès  incroyables. 
La  musique  n'est  qu'une  succession  de  mélodies  plaintives,  d'accents  aigus  ou  lar- 
moyants, et  d'accompagnements  aussi  brusques  qu'outrés.  On  est  fatigué  de 
ces  contrastes  continuels,  et  nul  air  ni  récitatif  ne  soulage  l'attention  au  milieu 
de  ce  bouleversement  musical.  Dans  les  premières  représentations,  M.  Lemoine 
avait  mis  jusqu'à  sept  paires  de  timbales  :  il  n'y  en  a  qu'une  pour  un  escadron 
de  cavalerie.  Jugez  de  l'effet  d'un  pareil  tintamarre  dans  une  salle  de  spectacle.  » 
[Correspondance  secrcU,  24  juillet  1782.)  Métra  était  vraiment  un  grand  amateur 
de  mélodie,  et  pour  que  la  musique  lui  plût,  il  fallait  qu'elle  fût  comme  celle 
de  la  Chiméne  de  Sacchini,  qu'il  déclare  «  conforme  à  ce  principe  fondamental 
dont  les  seuls  Italiens  ne  s'écartent  jamais ,  toujours  charmante,  quelquefois 
pathétique,  le  plus  souvent  douce  et  voluptueuse.  » 


(28  I.'OPÉRA    SECRET    AU    XVIII''    SIECLE 

mais  on  imagina  un  adroit  stratagème  pour  ne  pas 
rejouer  un  ouvrage  qui  avait  une  influence  désastreuse 
sur  la  recette.  La  Ferté  écrit  à  ce  propos  au  ministre 
le  6  décembre  1782  :  «  M™*  Saint-Huberty  est  venue 
cet  après-midi  pour  me  prier  de  la  faire  jouer  Electre 
dimanche,  je  lui  ai  d'abord  représenté  que  l'on  ne 
devoit  plus  donner  cet  opéra;  elle  m'a  répondu  qu'ayant 
eu  la  peine  d'apprendre  le  rolle,  elle  désiroit  que  le 
public  la  jugeât,  et  qu'elle  étoit  persuadée  qu'elle  feroit 
plaisir  aux  auteurs  auxquels  elle  s'intéresse  beaucoup  ; 
j'ai  vu  alors  que  c'étoit  une  menée  du  sieur  Guillard, 
et  je  lui  ai  répondu  que  j'allois  faire  ce  qui  dépendroit 
de  moi;  j'ai  envoyé  chercher  le  sieur  Lasalle  et  je  lui 
ai  dit  de  feindre  qu'il  avoit  l'ordre  et  en  même  tems 
de  faire  naître  des  difficultés  de  la  part  du  comité,  ce 
qui  a  été  fait.  Le  comité  a  représenté  à  la  dame  Saint- 
Huberty  que  ne  pouvant  donner  demain  et  dimanche 
le  ballet  de  Ninette  à  la  Cour,  qui  fatiguoit  trop 
M"'  Guimard ,  alors  on  feroit  une  recette  de  8  à 
900  livres  au  lieu  de  3, 000  livres,  et  qu'ainsi  elle  feroit 
perdre  2,000  livres  à  l'Opéra;  elle  s'est  rendue,  mais 
elle  a  exigé  que  l'on  donnât  cet  opéra  de  dimanche  en 
huit,  il  faudra  faire  quelque  obstacle,  mais  cela  lui 
donnera  de  l'humeur;  c'est  la  première  fois  qu'une 
pareille  prétention  s'élève  de  la  part  d'un  sujet,  et 
avec  celui-là,  l'on  est  plus  embarrassé  qu'avec  aucun 
autre  *.  » 

Dès  le  lendemain,  le  comité,  qui  avait  obtenu  huit 
jours   de    répit    de   la   Saint-Huberty,   se   mettait   en 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  l,  63S. 


MADAME    SAINT-HUBERT  Y  \2() 

devoir  de  susciter  «  l'obstacle  désiré  »  et  demandait  au 
ministre,  dans  son  rapport  ordinaire,  «  d'ordonner  que 
l'opéra  d'Electre  soit  absolument  retiré  du  théâtre  d'ici 
à  Pasques.  »  A  quoi  le  ministre  répondit  aussitôt  : 
0  Quelque  désir  que  j'aye  d'obliger  M™*  Saint-Hu- 
berty  pour  reconnaître  son  talent  et  son  zèle,  il  m'est 
impossible  de  consentir  à  la  remise  d'Electre  qui  feroit 
un  tort  trop  sensible  à  la  recette  de  l'Opéra  *.  »  La 
chanteuse  avait  prouvé,  par  cette  chaleureuse  inter- 
vention, combien  étaient  profondément  gravés  dans 
son  cœur  les  sentiments  de  reconnaissance  pour  son 
maître  et  bienfaiteur,  pour  celui  dont,  au  dire  de 
Grétry,  «  elle  se  glorifiait  de  tenir  tout  ce  qu'elle 
savait.  » 

Depuis  quelque  temps  la  mode  était  à  TOpéra  de 
composer  un  spectacle  entier  avec  des  actes  extraits  de 
divers  ouvrages:  le  public  avait  pris  goût  à  ces  sortes 
de  représentations,  dites  de  Fragments,  qui  n'exi- 
geaient pas  une  grande  attention  et  distrayaient  l'esprit 
par  la  variété  des  sujets  et  de  la  musique.  Le  24  sep- 
tembre i782,on  joua  ainsi  dans  une  même  soirée  leJeu^ 
tiré  des  Eléments^  musique  de  Y-dèlmann^  Ariane  dans 
l'île  de  Naxos,  un  acte  nouveau  de  Moline  et  Edel- 
mann,  puis  Apollon  et  Daphné^  encore  un  acte  nou- 
veau de  Pitra  et  Mayer.  M"''  Saint-Huberty  qui  tenait 
le  rôle  d'Ariane  à  côté  de  Laïs  en  Thésée,  jugea  l'occa- 
sion favorable  pour  tenter  une  innovation  qu'elle  médi- 
tait depuis  quelque  temps  et,  pour  apporter  de  timides 
correctifs  à  la  fantaisie  exagérée  de  ses  vêtements  de 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O   i,  638. 

17 


l3o  r.'oPÉRA    SECRET    AU    XVIIl''    SIECLE 

théâtre  :  elle  agit  en  cela  d'accord  avec  le  peintre 
Moreau,  qui  la  conseillait  et  qui  avait  dessiné  de 
nouveaux  costumes  pour  chacun  de  ces  opéras. 

«  On  a  vu  pour  la  première  fois,  dit  le  Journal  de 
Paris,  sur  le  théâtre,  dans  les  personnages  principaux, 
le  costume  rigoureusement  observé  ;  mademoiselle 
Joinville  dans  celui  de  la  Vestale  ;  mademoiselle 
Saint  -  Huberti  et  Laïs  dans  celui  d'anciens  Grecs. 
Ces  dessins  ont  été  faits  sur  le  dessin  de  M.  Moreau 
le  jeune,  avantageusement  connu  dans  les  arts  par 
le   nombre ,   la   variété  et   la   continuelle    beauté    de 

ses  ouvrages A   l'égard   de  mademoiselle    Saint- 

Huberti,  on  ne  sait  ce  qui  la  sert  le  mieux,  de  sa  fi- 
gure, de  sa  voix  ou  de  son  jeu  ;  elle  sait  donner  à  son 
chant  des  inflexions  qui  causent  les  émotions  les 
plus  vives.  » 

Lewacher  de  Chamois  a  tracé,  dans  son  livre  d'esthé- 
tique de  la  parure  théâtrale,  une  description  poétique 
du  costume  imaginé  par  la  Saint-Huberty,  en  insis- 
tant sur  la  mésaventure  que  cette  initiative  faillit  lui 
attirer.  «  On  a  vu  cette  actrice  paroitre  vêtue  d'une 
longue  tunique  de  lin  attachée  sous  le  sein,  les  jambes 
nues  et  chaussées  d'un  brodequin  antique.  De  sa  tête 
libre  descendaient  avec  grâce  plusieurs  nattes  faites  de 
ses  cheveux  qui  jouoient  sur  ses  épaules.  Ce  costume 
neuf  pour  les  spectateurs,  et  aussi  vrai  qu'élégant,  fut 
applaudi  avec  une  sorte  d'ivresse  ;  mais,  malgré  l'aveu 
du  public,  malgré  le  suffrage  des  artistes,  il  vint  des 
ordres  qu'on  appela  yninistériels ,  qui  défendirent  à 
M"*  Saint-Huberti  de  rcparoître  sous  ce  beau  costume, 
et  à  la  seconde  représentation   de   l'ouvrage,  elle  fut 


MADAME     SAINT-HUBERTY  l3l 

obligée  de  se  remontrer  avec  l'attirail  lourd  et  ridicule 
de  nos  coquettes  et  de  nos  prudes  *.  » 

Ginguené.  de  son  côté,  rapporte  dans  sa  notice  sur 
Piccinni,  comment  la  Saint-Huberty  dut  à  la  protec- 
tion du  célèbre  compositeur  de  n'être  pas  rayée  du 
personnel  de  l'Opéra  après  cette  heureuse  création  du 
rôle  d'Ariane  :  elle  avait  montré  en  cette  occasion 
des  vues  trop  indépendantes  et  un  talent  trop  ori- 
ginal. «  Elle  était  pour  la  première  fois  chargée 
d'un  rôle  principal.  Le  succès  qu'elle  y  obtint , 
excita  contre  elle  toutes  les  petites  passions  des 
coulisses.  On  étoit  prêt  à  la  renvoyer  de  l'Opéra. 
Piccinni  seul  la  soutint.  Il  rappela  à  ceux  qui  étoient 
les  puissances  de  cet  Etat,  le  mot  plaisant  et  sensé 
de  Gluck,  il  leur  prédit  qu'en  effet  ils  auroient 
bientôt  besoin  d'elle,  et  qu'ils  seroient  trop  heureux 
de  l'avoir.  Le  choix  qu'il  fit  d'elle  pour  le  rôle  inté- 
ressant de  Sangaride  et  la  manière  supérieure  dont  elle 
en  rendit  non-seulement  les  airs,  mais  les  scènes, 
mirent  tout  le  public  de  son  parti ,  et  la  fixèrent 
sur  ce  théâtre,  dont  elle  a  pendant  dix  ans  fait  la 
gloire.  » 

Cette  reprise  d'Atys  remanié  dans  ses  ballets  et  dans 
son  dénouement  qui  avait  paru  trop  lugubre,  eut  lieu 
au  commencement  de  1783  :  la  célèbre  chanteuse  y 
remplit  le  principal  rôle  avec  une  ardeur  reconnais- 
sante qui  donna  un  nouvel  essor  à  sa  puissance  dra- 
matique :  elle  se  trouvait  ainsi  partager  ses  sympathies 
entre  les  deux   camps  ennemis   et  prêter  tour  à  tour 

*  Lewacher  de  Chamois ,  Recherches  sur  les  costumes  et  sur  les  théâtres  de  toutes 
les  nations,  I,  3) . 


l32  1,'OPÉRA    SECRETAU    XYIII^    SIECLE 

avec  une  égale  conviction  l'aide  de  son  grand  talent 
aux  deux  compositeurs  rivaux  :  à  Gluck  qui  l'avait  le 
premier  produite  à  l'Opéra,  à  Piccinni  qui  l'avait  garan- 
tie de  l'exil. 

Peu  auparavant,  le  27  novembre  1782,  la  tragédienne 
lyrique  avait  fait  preuve  d'une  rare  souplesse  de  talent 
en  rendant  avec  beaucoup  de  charme  et  de  gaîté  le 
gracieux  rôle  de  Rosette  dans  ce  misérable  ouvrage  de 
Grétry,  l'Embarras  des  richesses,  dont  le  poème,  de 
Lourdet  de  Santerre ,  surnommé  par  les  plaisants 
Lourdet  sans  tête^  n'était  qu'un  amas  d'énormes  ba- 
lourdises, —  les  habitants  d'Athènes,  au  temps  de  Péri- 
clès,  y  parlaient  du  dimanche^dn  carême^  de  deux  cents 
louis\  on  y  voyait  aussi  danser  les  quatre  parties  du 
monde,  y  compris  l'Amérique;  —  et  est  demeuré 
célèbre  grâce  à  cette  jolie  épigramme  : 

Embarras  d'intérêt. 
Embarras  de  paroles, 
Embarras  de  ballet. 
Embarras  dans  les  rôles  ; 
Enfin  de  toute  sorte 
On  n'y  voit  qu'embarras; 
Mais  allez  à  la  porte. 
Vous  n'en  trouverez  pas. 

M"'  Saint-Huberty  mit  enfin  le  sceau  à  sa 
réputation  en  enlevant  un  second  rôle  à  sa  célèbre 
rivale.  Renaud,  de  Sacchini,  venait  de  voir  le  jour 
(28  février  1783).  A  la  quatrième  représentation,  elle 
reprit  le  rôle  d'Armide,  confié  d'abord  à  M""  Levas- 
seur,  qui  le  rendait  avec  un  rare  talent  de  tragédienne, 
mais  sans  autorité  comme  chanteuse.  L'artiste  de  génie 


MADAME    SAIN  T-HUBERTY  l33 

releva  l'ouvrage  prés  de  sombrer  et  fit  accorder  pleine 
justice  à  cette  partition,  trop  vite  jugée,  qui  renferme 
des  pages  de  premier  ordre.  Elle  sauva  du  même  coup 
le  pauvre  musicien  qui  débutait  à  Paris  et  l'honneur 
de  l'Opéra,  qui,  en  résiliant  son  traité  avec  Sacchini 
(comme  il  en  avait  été  question  avant  ce  premier 
essai  et  comme  on  n'eût  pas  manqué  de  le  faire  après 
un  tel  échec),  aurait  perdu  ces  deux  chefs-d'œuvre  : 
Dardanus  et  Œdipe  à  Colone. 

Les  grands  services  que  M"«  Saint-Huberty  n'avait 
cessé  de  rendre  à  l'Opéra  et  le  beau  talent  qu'elle  avait 
montré  dans  ces  différents  rôles,  firent  comprendre  à 
l'Administration  combien  il  était  important  de  s'attacher 
définitivement  une  artiste  de  cette  valeur  pour  remé- 
dier à  l'appauvrissement  occasionné  par  la  retraite  de 
M"'  Laguerre  et  le  déclin  de  M"'  Levasseur.  Durant 
l'année  1782,  M™«  Huberty  n'avait  gagné  que  5,5oo  li- 
vres, ce  qui  était  très  peu  eu  égard  à  l'attraction  qu'elle 
exerçait  sur  le  public.  La  Ferté  en  jugea  ainsi,  et  il 
écrivait  le  22  novembre  au  ministre  que,  dans  la  pers- 
pective du  départ  définitif  de  M'i^  Laguerre,  toujours 
à  la  veille  de  quitter  le  service ,  il  fallait  s'occuper  sé- 
rieusement des  moyens  de  fixer  la  dame  Saint-Huberty 
à  l'Opéra  :  «  C'est  une  très  mauvaise  tête,  ajoutait-il, 
mais  l'on  ne  peut  s'en  passer,  vu  le  mauvais  service  et 
la  mauvaise  volonté  de  la  demoiselle  Levasseur;  ainsi 
donc  tout  ce  que  l'on  peut  désirer,  est  que  la  dame 
Saint-Huberty  fasse  les  conditions  les  moins  onéreuses 
possibles,  et  je  crois  qu'il  n'y  aura  pas  à  hésiter  pour 
lui  donner  les  i,5oo  livres  de  la  place  de  la  Cour,  des- 
tinées d'abord  à  la  demoiselle  Laguerre » 


i34         l'opéra  secret  au  xviii"  siècle 

La  Ferté  profita  de  la  visite  que  la  cantatrice  lui  fit 
à  propos  d'Electre,  pour  lui  faire  quelques  ouvertures 
dans  ce  sens,  et  il  ajoutait  dans  sa  lettre  au  ministre, 
du  6  décembre,  citée  plus  haut  :  «  J'ai  saisi  cette  occa- 
sion pour  sonder  ses  intentions  pour  l'année  prochaine, 
en  lui  disant  que  vous  étiez  déterminé  à  la  bien  traiter 
d'abord  du  côté  de  la  Cour;  elle  m'a  répondu  qu'elle 
verrait  cela  dans  quelques  mois.  J'ai  tâché  de  l'ama- 
douer de  mon  mieux,  mais  elle  n'est  pas  sortie  de  là. 
S'il  faut  attendre  Pâques  pour  sçavoir  à  quoi  s'en  te- 
nir, on  se  trouvera,  Monseigneur,  dans  le  plus  grand 
embarras,  car  il  n'y  a  personne  pour  la  remplacer, 
M"^  Levasseur  surtout  ne  servant  que  fort  peu;  il  fau- 
dra cependant  prendre  un  parti  d'avance,  car  il  serait 
fâcheux  d'attendre  au  dernier  moment.*  » 

La  chanteuse  se  décida  enfin  à  formuler  ses  de- 
mandes, et  le  27  décembre  —  on  voit  que  c'était  bien 
avant  Pâques  —  La  Ferté  put  les  transmettre  au  mi- 
nistre, en  y  joignant  quelques  réflexions  sur  la  décision 
qu'il  convenait  de  prendre.  M™"  Saint-Huberty  de- 
mandait :  «  1°  3,000  livres  de  grands  appointements 
ainsi  qu'elle  en  jouit;  2°  les  feux  et  jetions  ainsi  qu'elle 
en  jouit;  3°  une  gratification  extraordinaire  de  3, 000  li- 
vres; 4°  i,5oo  livres  sur  l'état  de  la  musique  du  Roi; 
5°  un  congé  de  deux  mois  tous  les  ans,  y  compris  la 
clôture  de  Pâques;  6°  de  ne  céder  aucuns  de  ses  rôles 
à  personne  que  de  son  propre  mouvement.  »  La  Ferté 
accédait  volontiers  à  quatre  de  ces  propositions,  mais 
il  annotait  ainsi  la  troisième  :  «  Lui  promettre  la  plus 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  658. 


MADAME    SAINT-HUBERT Y  lOO 

torte  que  les  circonstances  le  permettront;  »  et  il  dé- 
clarait la  sixième  «  impossible  comme  contraire  aux 
règlements.  »  Le  ministre  penchait  à  être  encore  plus 
coulant,  et,  après  avoir  longuement  discuté  par  lettres 
et  de  vive  voix  les  observations  de  La  Ferté,  il  accorda 
à  M""^  Saint-Huberty  toutes  ses  demandes,  sauf  une 
restriction  de  forme  dans  le  sixième  paragraphe.  Tous 
ces  points  une  fois  arrêtés ,  Amelot  adressa  à  la  chan- 
teuse, le  20  mars  lySS,  cette  lettre  destinée  à  tenir  lieu 
de  traité  et  qui  consacrait  les  avantages  exorbitants 
concédés  à  la  grande  artiste.  Elle  ne  devait  pas  tarder 
à  abuser  de  la  situation  exceptionnelle  qu'on  avait  eu 
le  tort  de  lui  créer  en  dehors  de  toutes  les  règles. 

J'ai  eu  l'honneur  de  rendre  compte  au  Roy,  Ma- 
dame ,  des  demandes  que  vous  faites  pour  continuer 
vos  services  à  l'Opéra;  je  n'ai  point  laissé  ignorer  à  Sa 
Majesté  que  vous  méritiés  ses  bontés,  d'après  la  manière 
dont  vous  avés  rempli  vos  devoirs  à  la  satisfaction  du 
public;  elle  a  bien  voulu,  pour  vous  attacher  plus  par- 
ticulièrement à  son  service,  vous  accorder  une  place 
de  quinze  cents  livres  sur  l'état  de  la  musique  et  vous 
continuer  la  place  de  premier  sujet  de  l'Opéra  aux  ap- 
pointements de  neuf  mille  livres  par  an,  c'est  à  savoir 
3,000  livres  sur  l'état  des  grands  appointements;  et, 
dans  le  cas  oii  les  feux  et  partages  ne  vous  produiraient 
pas  les  6,000  livres  qui  doivent  compléter  les  9.000  li- 
vres, vous  toucherés  ce  qui  s'en  manquera  chez  le  tré- 
sorier de  la  maison  du  Roy,  en  raison  de  l'emploi  qui 
sera  fait  de  cette  somme  dans  les  états  des  Menus,  et 
ce  pendant  l'espace  de  huit  années,  ainsi  que  vous  le 
désirés,  à  commencer  du  i*^'  janvier  prochain.  Mais 
comme  vous  savés  à  quel  point  les  traitements  particu- 
liers ont  été  nuisibles  au  bien  de  l'Opéra  et  leurs  dange- 


i36         l'opéra  secret  au  xviii''  siècle 

reuses  conséquences  pour  le  soutien  d'une  administra- 
tion aussi  dispendieuse,  j'ai  assuré  le  Roy  que  vous  m'a- 
viés  donné  votre  parole  d'honneur  de  n'en  point  parler 
et  de  paraître  vous  contenter  vis-à-vis  de  vos  camarades 
du  traitement  de  premier  sujet.  Sa  Majesté  a  consenti 
en  outre  que  vous  jouissiez,  ainsi  que  vous  le  désirés, 
d'un  congé  de  deux  mois  par  chaque  année,  y  compris 
le  temps  de  la  clôture  du  théâtre.  A  l'égard  de  la  gra- 
tification de  3,000  livres  que  vous  demandés,  je  vous 
la  ferai  toucher  à  la  clôture  du  théâtre  prochaine. 

Je  suis  très-aise,  Madame,  d'avoir  pu  vous  procurer 
cet  arrangement  avantageux;  j'espère  que,  par  votre 
zèle  à  continuer  votre  service  et  par  votre  discré- 
tion, je  n'aurai  aucun  sujet  de  me  reprocher  d'y  avoir 
contribué.  Je  veillerai,  d'ailleurs,  à  ce  que  vous  ne 
soyés  contrainte  à  céder  les  rôles  que  vous  aurés  créés 
qu'autant  que  vous  y  aurés  consenti;  vous  avés  trop 
d'expérience  du  théâtre  pour  ne  pas  sentir  la  nécessité 
de  laisser  quelquefois  jouer  les  doubles;  ainsi,  l'on 
peut  avec  tranquillité  s'en  rapporter  sur  cela  à  votre 
zèle  pour  le  bien  du  service. 

Comme  l'intention  expresse  du  Roi  est  que  ce  trai- 
tement soit  absolument  ignoré  de  tout  le  monde,  cette 
lettre  qui  vous  sera  remise  par  une  personne  sûre  et 
discrète,  vous  servira  de  titre  et  d'engagement;  mais, 
comme  il  faut  que  vous  y  souscriviés,  vous  voudrés 
bien  en  signer  le  double  et  y  ajouter  seulement  au  bas 
qu'au  moyen  des  arrangements  contenus  dans  cette 
lettre,  vous  vous  engagés  à  rester  à  l'Opéra  l'espace  de 
huit  années,  à  commencer  du  i"  janvier  prochain. 

Je  suis,  etc. 

Amelot. 

Plus  bas  est  écrit  de  la  main  de  la  chanteuse  : 
Conformément  aux  arrangemens  contenus  en  cette 


MADAME    SAINT- HUBERT  Y  I  Sj 

lettre,  je  m'engage  à  rester  à  l'Opéra  l'espace  de  huit 
années,  à  commencer  du  i^»"  janvier  1784. 
Paris,  ce  22  mars  1783*. 

De  Saint-Huberty. 

Mais  voici  venir  Didon,  le  triomphe  de  la  grande 
tragédienne. 

Lorsqu'il  avait  accepté  l'engagement  que  lui  offrait 
M.  de  Breteuil,  notre  ambassadeur  à  Naples,  Piccinni 
avait  cru  trouver  enfin  une  position  à  la  fois  honorable 
et  tranquille.  Il  vint  à  Paris  et  s'aperçut,  aussitôt 
débarqué,  qu'on  n'avait  songé  à  lui  que  pour  donner 
un  rival  au  compositeur  qui  révolutionnait  alors  notre 
scène  lyrique.  Le  pauvre  artiste  fut  tout  troublé  de 
cette  découverte,  mais  il  avait  signé  :  il  fallait  accepter 
la  position  telle  qu'elle  était,  non  telle  qu'il  l'eût 
souhaitée.  D'un  caractère  doux  et  timide,  ennemi  de 
la  brigue  et  des  cabales,  Piccinni  était  l'homme  du 
monde  auquel  convenait  le  moins  cette  existence 
de  lutte  et  de  discussion.  Qu'était-ce  donc  que  cette 
guerre  des  Gluckistes  et  des  Piccinnistes?  Une  simple 
querelle  de  mots.  Elle  se  fût  apaisée  d'elle-même,  si  les 
hommes  de  lettres  et  les  philosophes,  tous  gens  qui 
n'entendaient  pas  grand'chose  à  la  musique,  ne  l'eus- 
sent envenimée  par  leurs  quolibets,  leurs  théories  en 
l'air  et  aussi  par  leurs  injures.  Il  a  fallu  la  fureur  de 
disputer,    si  terrible    au   siècle  dernier,  pour  troubler 


"  Et  ce  traité  fut  exécuté  .i  la  lettre,  car  je  trouve  l.i  note  suivante  dans  un 
registre  des  Archives  de  l'Opéra  :  «  M™"  Saint-Hubeny,  reçue  en'1778,  toucha 
3,000  livres  de  fixe  et  6,000  de  gratification.  »  —  J'ai  trouvé  aussi  la  mention 
d'un  sieur  Saint-Hubert}'  «  basse  du  petit-cœur.  »  A  quel  degré  cet  honorable 
artiste  était-il  parent  de  sa  célèbre  homonvme? 

18 


iSS  l'opéra    SRCRET     ATI    XVlll"    SIÈCT.K 

l'esprit  de  tous  ces  gens  de  goût,  au  point  qu'ils  aient 
préféré  entamer  des  discussions  sans  tin  et  sans  profit, 
qu'ils  aient  voulu  à  tout  prix  immoler  l'un  des  deux 
musiciens  à  la  gloire  de  son  rival,  plutôt  que  d'admirer 
tout  ensemble  les  chefs-d'œuvre  de  Gluck  et  ceux  de 
Piccinni,  et  de  rendre  un  double  hommage  à  ces  deux 
hommes  de  génie.  «  Voilà  vingt  ans,  disait  un  jour 
Gœthe  à  ses  amis,  que  le  public  dispute  pour  savoir 
quel  est  le  plus  grand,  de  Schiller  ou  de  moi.  Ils 
devraient  être  bien  contents  qu'il  y  ait  là  deux 
gaillards  sur  lesquels  on  peut  discuter.  »  Cette  sage 
parole  du  poëte  s'applique  au  mieux  à  la  guerre  des 
Gluckistes  et  des  Piccinnistes  :  elle  est  la  condam- 
nation absolue  de  ces  querelles  de  parti  pris  qui 
nuisent  tant  aux  intérêts  de  l'art. 

Roland  et  Atys  avaient  réussi,  en  dépit  des  efforts 
du  parti  gluckiste  qui  en  avait  combattu  le  succès 
avec  rage,  mais  Iphigénie  en  Tauride  succomba.  La 
lutte  était  inégale  :  Piccinni  pouvait  bien  lutter  avec 
Gluck,  il  ne  pouvait  pas  le  vaincre.  Découragé,  avide 
de  repos,  il  résolut  alors  de  garder  le  silence,  mais  il 
avait  compté  sans  son  ami  et  fidèle  allié  Marmontel 
qui  tenta  de  relever  son  courage  et  y  réussit.  Le  maré- 
chal de  Duras,  gentilhomme  de  la  Chambre  en  exercice, 
avait  demandé  à  Marmontel  un  opéra  absolument 
nouveau  pour  jouer  à  Fontainebleau.  «  Monsieur  le 
maréchal,  répondit  l'auteur,  tant  que  mon  musicien 
Piccinni  sera  consterné  comme  il  l'est,  je  ne  puis  rien 
vous  promettre,  et  vous  seul  pouvez  le  relever  de  son 
abattement.  —  Que  faut-il  faire  pour  cela  ?  —  Une 
chose  très  facile  et  très  juste  :   changer  en  pension  la 


MADAME    SAINT-HUBERT Y  I JQ 

gratitication  annuelle  qui  lui  a  été  promise  lorsqu'on 
l'a  fait  venir  en  France,  et  lui  en  accorder  le  brevet. 
—  Très  volontiers,  reprit  le  maréchal.  Je  demanderai 
pour  lui  cette  grâce  à  la  reine  et  j'espère  l'obtenir.  » 

«  Il  la  demanda,  et  l'obtint,  —  écrit  Marmontel 
dans  ses  Mémoires^  —  et  lorsque  Piccinni  alla  avec  moi 
l'en  remercier  :  «  C'est  à  la  reine,  lui  dit-il,  qu'il  faut 
marquer  votre  reconnaissance,  en  composant  pour 
elle  cette  année  un  bel  opéra.  —  Je  ne  demande  pas 
mieux,  me  dit  Piccinni,  en  nous  en  allant,  mais  quel 
opéra  ferons-nous  ?  —  Il  faut  faire,  lui  dis-je,  repéra  de 
Didon  ;    j'en    ai    depuis  longtemps  le  projet   dans  la 

tète.  V Le  temps  nous  pressait  ;   j'écrivis  très  rapi- 

ment  le  poème  ;  et,  pour  dérober  Piccinni  aux  distrac- 
tions de  Paris,  je  l'engageai  à  venir  travailler  près  de 
moi  dans  ma  maison  de  campagne  ;  car  j'en  avais 
acquis  une  très  agréable,  où  nous  vivions  réunis  en 
famille  dans  la  belle  saison.  En  y  arrivant,  il  se  mit  à 
l'ouvrage  ;  et  lorsqu'il  l'eut  achevé,  l'actrice  qui  devait 
jouer  le  rôle  de  Didon,  Saint-Huberti,  fut  invitée  à 
venir  dîner  avec  nous.  Elle  chanta  son  rôle  d'un  bout 
à  l'autre  à  livre  ouvert,  et  l'exprima  si  bien,  que  je 
crus  la  voir  au  théâtre.  » 

Au  moment  même  où  Marmontel  et  Piccinni  lui  pro- 
posèrent de  jouer  leur  Didon,  M"io  Saint-Huberty  allait 
entreprendre  un  voyage  en  province;  elle  accepta  leur 
offre  avec  empressement  et  voulut  emporter  son  rôle 
pour  l'étudier  en  route,  assurant  qu'elle  serait  prête 
avant  tout  le  monde.  Pour  ne  pas  perdre  de  temps,  les 
auteurs  firent  mettre  la  pièce  à  l'étude  et  chargèrent 
une  choriste  de  lire  le  rôle  de  la  reine  de  Carthage.  La 


140         l'opéra  secret  au  xviii'=  siècle 

véritable  reine  revint  enfin  :  elle  avait  tenu  parole,  elle 
était  la  première  prête.  La  cour  était  à  Fontainebleau 
et  le  jour  de  la  représentation  approchait.  La  grande 
actrice  résolut  d'apporter  un  changement  radical  dans 
son  costume.  Elle  pensait,  en  femme  de  goût,  que, 
pour  représenter  au  vrai  les  personnages  de  l'antiquité, 
il  faut  se  bien  pénétrer  de  leurs  moeurs,  de  leur  carac- 
tère, et  connaître  exactement  les  vêtements  qui  leur 
étaient  propres  ;  elle  regardait  le  théâtre  comme  un 
tableau  qui  ne  peut  produire  d'illusion  que  par  l'heu- 
reux accord  de  toutes  ses  parties,  et  elle  était  loin  de 
rencontrer  cet  accord  dans  une  tragédie  dont  les  vers 
vous  transportaient  à  Rome  ou  à  Sparte,  mais  où  l'on 
voyait  paraître  des  Grecs  couverts  d'une  robe  de  bro- 
cart, la  tête  chargée  d'un  turban  galonné,  et  des  Ro- 
maines affublées  de  toutes  les  petites  prétentions  de  la 
coquetterie  des  boudoirs. 

Cette  fois,  elle  réussit  mieux  que  dans  Ariane,  et  fit 
preuve  d'une  sévérité  extrême  :  sacrifiant  jusqu'aux 
moindres  recherches  de  la  mode,  elle  prétendit  que  son 
costume  fût  exactement  copié  sur  un  dessin  envoyé  de 
Rome  par  Moreau,  dessinateur  du  Cabinet  du  roi,  alors 
en  Italie.  La  tunique  était  de  toile  de  lin,  les  brode- 
quins lacés  sur  le  pied  nu,  la  couronne  entourée  d'un 
voile  qui  retombait  par  derrière,  le  manteau  de  pourpre, 
la  robe  attachée  par  une  ceinture  au-dessous  de  la  gorge. 

M"'^  Saint-Huberty  avait  choisi  pour  la  conseiller 
dans  cette  réforme  un  véritable  artiste,  que  choquaient 
vivement  le  mauvais  goût  et  le  luxe  à  contre-sens  qui 
régnaient  a  l'Opéra ,  et  qui  avait  déjà  offert  d'y  porter 
remède  si  l'on  voulait  lui  en  donner  mission.    Deux 


MADAME    SAINT-HUBERTY  14I 

ans  auparavant,  Moreau  avait  en  effet  adressé  au  mi- 
nistre Amelot  un  court  mémoire,  où  il  demandait  que 
le  spectacle  de  l'Opéra  cherchât  à  obtenir  une  illusion 
plus  complète,  en  observant  mieux  les  lois  des  arts  du 
dessin  en  peinture  et  en  architecture.  «  Les  artistes, 
disait-il,  qui  font  journellement  l'étude  des  habits  des 
différents  peuples  dans  les  différents  siècles,  sont,  on 
ose  le  dire,  peut-être  les  seuls  à  consulter  sur  cet  ar- 
ticle ,  et  ceux  que  l'on  consulte  le  moins.  Ils  sont  en 
état  de  surmonter  par  degré  les  anciens  préjugés  d'ha- 
bitude, et  de  façonner  en  quelque  sorte  et  les  acteurs 
et  le  public  au  vrai  costume.  Par  exemple,  dans  le 
spectacle  de  l'Opéra,  où  sont  toujours  représentées  des 
actions  héroïques,  et  par  conséquent  des  temps  recu- 
lés, les  vrais  artistes  baniroient  l'usage  des  gands.  Ce 
seroit  déjà  une  épargne  considérable.  Ils  ne  souffri- 
roient  pas  que  les  habits  des  divinités  infernales  et  des 
démons  fussent  bordés  en  paillette  ni  galonnés  d'or  et 
d'argent.  Ils  se  garderoient  bien  d'habiller  Jupiter  et 
Apollon  en  habits  romains  très  riches,  et  couverts  d'un 
casque  garni  de  diamant.  Apollon  et  Jupiter  seroient 
toujours  la  tête  découverte ,  vêtus  d'un  habit  couleur 
de  chair,  avec  un  beau  manteau.  Et,  certainement,  ce 
vêtement  serait  moins  coûteux  ,  plus  noble  et  plus 
conforme  aux  idées  reçues.  Il  seroit  trop  long  d'entrer 
dans  mille  détails  ,  où  les  artistes  apporteroient  en 
même  temps  et  le  goût  et  l'économie  ». 

Qu'advint-il  de  ce  mémoire  ?  Amelot  l'adressa  à  l'in- 
tendant des  Menus-Plaisirs,  M.  de  la  Ferté,  en  ajou- 
tant :  «  Il  me  paroît  contenir,  au  sujet  des  habits  de 
costumes,  de  premières  observations  qui  peuvent  mé- 


142  l'opéra    secret   au    XVIII*  SIÈCLE 

riter  l'attention,  je  vous  invite  à  engager  le  sieur  Mo- 
reau  de  venir  chez  vous  pour  causer  avec  lui ,  et  me 
faire  part  ensuite  de  vos  réflexions  à  cet  e'gard  *.  »  M.  de 
la  Ferte'  se  donna-t-il  la  peine  d'écouter  les  théories 
novatrices  de  cet  esprit  chagrin  ?  C'est  peu  probable. 
Le  rapport  fut  déposé  en  lieu  sûr;  quant  à  l'auteur,  on 
réconduisit  sans  doute  avec  les  paroles  les  plus  flat- 
teuses, mais  en  lui  refusant  le  poste  qu'il  demandait. 
Il  était  beaucoup  plus  simple  de  laisser  les  choses  aller 
leur  train  :  on  y  gagnait  de  ne  rien  dépenser  et  de  ne 
pas  discuter. 

Qu'on  juge  de  Tétonnement  du  comité,  de  l'intendant 
des  Menus  et  du  ministre,  quand  ils  virent  M°"  Saint- 
Huberty  exiger,  un  dessin  de  Moreau  à  la  main,  qu'on 
lui  fît  un  costume  absolument  pareil  à  ce  modèle  an- 
tique !  Elle  osait  patronner  ces  idées  novatrices,  naguère 
condamnées,  et  prétendait  introduire  à  l'Opéra  un 
costume  dessiné  par  ce  réformateur  qu'on  croyait  avoir 
vaincu.  Toutes  les  autorités  résistèrent  à  ces  préten- 
tions exorbitantes,  mais  que  servait  de  batailler  contre 
une  artiste  toute-puissante  par  le  droit  du  génie  ?  Il 
fallut  céder  et  en  passer  par  où  elle  voulait.  Mais  ses 
exigences  de  ce  genre  renaissaient  presque  chaque 
jour,  et  son  goût,  encore  bien  hésitant,  trouvait  tou- 
jours quelque  chose  à  reprendre  dans  ses  costumes. 
«Je  viens  de  commander  l'habit  de  M""'  Saint-Huberty, 
mais  cela  est  terrible!  »  écrit  M.  de  la  Ferté  au  mi- 
nistre le  10  décembre  1783.  Et  le  lendemain  :  «  J'ay 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime   O  r,  629.  —  Lettre  de  M.  Amelot  du 
26  janvier  1781,  jointe  au  mémoire  de  Moreau. 


MADAME    SAIN  T-HU BERTY  I4J 

tâché  de  satisfaire  k  la  fantaisie  de  M'"^  Saint-Huberty, 
au  meilleur  marché  possible,  en  la  faisant  déterminer 
à  se  contenter  de  quelques  changements  dans  son  ha- 
bit de  Didon  *.  »  M"'*  Saint-Huberty  et  Moreau  rem- 
portèrent là  de  concert  un  avantage  signalé  sur  le  goût 
du  jour  **. 

La  Chimène  de  Sacchini  et  la  Didon  de  Piccinni 
furent  représentées  à  la  cour  durant  l'automne  de 
1783.  Malgré  de  grandes  beautés,  Chimène  essuya  un 
échec  immérité  qui  fut,  du  reste,  réparé  par  le  succès 
qu'elle  obtint  plus  tard  à  l'Opéra.  Didon  et  sa  sublime 
interprète  remportèrent  au  contraire  un  véritable 
triomphe.  Jamais  la  cour  n'avait  laissé  éclater  un  tel 
enthousiasme;  le  roi  lui-même,  que  l'opéra  ennuyait 
assez  d'ordinaire,  déclara  que  «  cet  opéra  lui  avait  fait 
autant  de  plaisir  qu'une  belle  tragédie.  »  Il  décida  aus- 
sitôt qu'une  pension  de  i,5oo  livres  serait  donnée  à  la 
cantatrice,  et  il  envoya  le  maréchal  de  Duras  la  com- 
plimenter et  lui  témoigner  toute  sa  satisfaction  ***. 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  626. 

*•  Un  an  plus  tard,  quand  elle  dut  jouer  le  rôle  d'Armide  dans  une  représen- 
tation donnée  en  l'honneur  du  roi  de  Suéde,  M™=  Saint-Huberty  envoj-a  en- 
core au  comité  le  dessin  d'un  costume  qu'elle  désirait  adopter,  et  le  comité 
consentit,  après  avoir  réfléchi  que  «  cet  habit  servirait  dans  la  suite  aux  actrices 
qui  la  remplaceraient,  et  aussi  parce  que  la  prise  de  ce  rôle  par  M"''^  Saint- 
Huberty  pouvait  donner  à  l'ouvrage  le  charme  d'une  nouveauté,  et  à  l'Opéra 
des  recettes  avantageuses  pendant  plusieurs  représentations.  »  Le  ministre  ap- 
prouva cette  délibération  en  ces  termes  :  «  Bon  pour  cette  fois  seulement  et 
sans  tirer  à  conséquence  pour  l'avenir,  tous  les  sujetB  indistinctement  devant 
se  servir  des  habits  qui  leur  sont  fournis  par  l'administration  de  l'Opéra,  lors- 
qu'ils auront  été  reconnus  et  jugés  en  état  de  servir.  »  (  Archives  nationales. 
O  I,  b26.  Rapport  que  fait  h  comité  au  ministre  de  ce  qui  ^est  passé  en  son  assem- 
blée extraordinaire  du  vendredi  12  novembre  1784.) 

'"  M.  de  la  Ferté  voyait  d'un  mauvais  oeil  cette  faveur  inespérée  de  la  can- 
wtrice  et  il  s'efforça  de  lui  enlever  cette  nouvelle  gratification  :  «  L'on  gâte  ici 


144  '-   OPERA    SECRET    AU    X  V  1 1 1  "^   SIECLE 

((  Ce  fut,  écrit  un  des  assistants,  la  plus  belle  scène 
de  la  soirée.  Lorsque  M.  le  maréchal  de  Duras  entra 
dans  les  coulisses,  suivi  d'une  foule  de  courtisans  en 
habits  de  gala,  M™«  Saint-Huberty  n'avait  pas  encore 
eu  le  temps  de  changer  de  costume.  Elle  était  debout, 
sa  couronne  sur  la  tête,  drapée  dans  le  manteau  de 
pourpre  de  la  reine  de  Carthage.  Marmontel  et  Pic- 
cinni,  ivres  de  bonheur,  s'étaient  jetés  à  ses  genoux  et 
lui  embrassaient  les  mains.  On  aurait  dit  deux  coupa- 
bles à  qui  elle  faisait  grâce  de  la  vie.  Ils  ne  se  rele- 
vèrent pas  quand  M.  de  Duras  s'approcha  pour  répéter 
les  paroles  du  Roi.  L'actrice  écoutait  le  maréchal,  et 
son  visage,  encore  animé  par  l'inspiration,  s'illuminait 
de  la  joie  du  triomphe,  le  rouge  de  l'orgueil  montait 
h  son  front;  c'était  un  spectacle  admirable.  Elle  avait 
tant  de  grandeur,  de  noblesse,  de  majesté  avec  ces 
hommes  à  ses  pieds,  que,  mieux  encore  que  sur  le 
théâtre,  elle  donnait  l'idée  de  la  reine  de  Carthage; 
tous  les  grands  seigneurs  présents  avaient  l'air  d'être 
ses  courtisans.  » 

Métra  décrit  cette  scène  du  ton  ironique  qui  lui  est 
familier.  Il  représente  Piccinni  s'élançant  aux  côtés 
de  la  chanteuse,  se  prosternant  et  lui  serrant  la  main 


outre  mesure  M""  Saiiit-Hubertv,  écrit-il  de  Fontainebleau  au  ministre  le 
24  octobre,  et  Tou  sollicite  déjà  une  pension  extraordinaire  pour  elle,  et  ce 
pour  avoir  chanté  une  fois  à  la  Cour.  J'ai  eu  beau  dire  qu'elle  venait  d'obtenir 
une  place  de  1300  livres  au  concert  de  la  Reine,  et  que  même  on  avait  fait 
courir  les  appointements  d'une  année  avant  son  admission,  il  parait  que  cela  ne 
contente  pas  son  ambition.  »  (Archives  laationales.  Ancien  régime.  O  1,634.) 
—  Il  faut  bien  avouer  que  La  Ferté  n'.ivait  pas  tort  de  s'élever  contre  les  faveurs 
dont  on  accablait  la  grande  chanteuse  et  qui  allaient  la  rendre  si  altière  et  si 
intraitable. 


MADAME     SAINT-HUBERTY  14$ 

avec  amour;  il  nous  montre  Marmontel,  quoique  plus 
lent  à  fléchir  le  genou,  employant  les  serments  et  les 
expressions  les  plus  tendres  pour  l'assurer  qu'elle  avait 
excité  de  vives  et  nouvelles  émotions  dans  son  cœur; 
puis  il  ajoute  en  forme  de  conclusion  :  «  Quel  plaisant 
contraste  de  se  figurer  dans  cette  scène  Saint-Huberty, 
couverte  encore  de  la  pourpre  de  Didon,  recevoir  di- 
gnement l'encens  des  grands  et  gens  de  lettres,  et  de 
la  voir  telle  qu'un  voluptueux  du  siècle  la  trouva  chez 
elle,  le  surlendemain  à  Paris,  faisant  tête  à  tète  avec 
son  jockey  une  partie  de  piquet  sur  un  bout  de  tabh 
dont  le  tapis  étoit  un  linge  aussi  grossier  que  mal- 
propre !  O  reines  du  théâtre,  voilà  bien  le  véritable 
revers  de  votre  médaille  !  » 

De  son  côté,  La  Ferté  mande  en  ces  termes  au  mi- 
nistre la  réussite  du  nouvel  opéra ,  dans  sa  lettre  de 
Fontainebleau,  en  date  du  17  octobre  :  «  L'opéra  de 
Didon  a  eu  grand  succès  à  la  répétition  générale  et 
à  la  représentation  hier,  tout  étoit  plein  à  l'une  et  à 
l'autre.  Le  Roi  et  la  Reine,  ainsi  que  toute  la  Cour, 
sont  venus  à  l'une  et  à  l'autre.  Les  habits  sont  magni- 
fiques; M™6  Saint-Huberty  a  été  mise  au-dessus  de  tout 
ce  que  l'on  a  jamais  entendu,  cela  ne  la  rendra  pas 
plus  facile  à  manier;  il  est  vrai  qu'elle  a  très  bien  joué, 
mais  d'ailleurs  elle  auroit  pu  ne  chanter  que  la  note, 
car  on  n'a  pas  entendu  le  quart  de  son  rôle.  Voici, 
Monseigneur,  l'opinion  de  quelques  personnes  et  qui 
étoit  la  mienne  dès  les  répétitions  :  c'est  que ,  pour 
donner  cet  ouvrage  à  Paris,  il  faut  nécessairement  en 
retrancher  pour  une  demi-heure  de  longueur,  et  il  du- 
rera encore  deux  heures  et  demie.  D'ailleurs,  il  n'y  a 

19 


146  l'opéra  secret  au  xviii'  siècle 

pour  ainsi  dire  qu'un  seul  rôle,  qui  est  celui  de  Didon, 
par  conséquent  il  est  tuant,  et  il  est  impossible  que 
M™^  Saint-Huberty  puisse  le  jouer  plus  d'une  fois  par 
semaine,  ce  qui  est  très  fâcheux,  parce  que,  sous  ce 
prétexte,  elle  ne  jouera  pas  autre  chose.  Je  vais  m'oc- 
cuper  le  plus  tôt  possible  des  décorations  pour  Paris; 
il  n'y  aura  point  d'autres  dépenses  à  faire,  puisqu'on 
aura  tous  les  habits,  la  musique,  et  point  ou  peu  de 
répétitions  *  )> 

Quelques  jours  après  cette  glorieuse  soirée  et  peu 
avant  la  représentation  de  Didon  à  Paris,  M'"^  Saint- 
Huberty  écrivait  à  un  de  ses  amis  d'Aix  la  lettre  sui- 
vante (18  novembre),  où  elle  lui  raconte  ses  succès  avec 
une  modestie  assez  bien  jouée  : 

Enchantée  de  votre  souvenir;  vous  ne  pouvez  me 
flatter  davantage  qu'en  me  faisant  accroire  que  l'on 
peut  désirer  de  me  revoir  à  Aix  et  à  Marseille.  Jugez 
combien  je  suis  sensible  au  succès  que  j'ai  obtenu  dans 
votre  pays,  puisque  je  me  propose  d'y  retourner. 

La  chaleur  de  votre  aimable  pays  m'a  gratifiée 
d'un  rhume  si  violent,  que  je  m'en  ressens  encore. 
Mais  il  m'a  fallu  aller  à  Fontainebleau  jouer  Didon^ 
qui  a  eu  un  succès  fou.  Le  roi  a  bien  voulu  penser 
lui-même  à  augmenter  ma  pension  d'après  la  satis- 
faction qu'il   a  témoignée  en  me  voyant  jouer  le  rôle. 

On  donne  aujourd'hui  le  Cid,  de  Sacchini;  c'est 
une  musique  enchanteresse.  Vous  qui  la  cultivez  et 
qui  l'aimez,  vous  allez  achever  de  devenir  fou  (de  la 
musique  s'entend),  j'y  joue  ce  soir. 

Le  rôle  de  Didon  étant  fait  pour  moi ,  pour  mes 
moyens,  et  étant  le  seul  rôle  très  intéressant  dans  cette 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  654. 


MADAME     SAINT-HUBERTY  I47 

pièce,  il  sera  impossible  de  la  donner  (en  province) 
sans  l'avoir  vue  repre'senter  (à  Paris).  Cela  a  l'air  de 
l'amour-propre,  mais  je  vais  vous  expliquer  ce  qui  en 
est.  Le  rôle  de  Didon  est  tout  jeu  ;  le  re'citatif  en  est  si 
bien  fait,  qu'il  est  impossible  de  le  chanter.  * 

Un  monde  infini  avait  entendu  les  répe'titions  de 
Didon,  et  avait  juge'  que  c'était  un  des  plus  mauvais 
ouvrages  de  Piccinni.  Cet  homme  se  consolait  en  di- 
sant :  «  Laissez  arriver  ma  Didon.  »  A  la  première 
répétition  que  j'ai  faite,  on  dit  :  «  Ah  !  ah  !  mais  il  a 
refait  la  majeure  partie  de  son  opérai  »  Et  il  n'y  avait 
que  quatre  jours  d'intervalle.  Piccinni  entendit  cela  et 
dit  :  «  Non,  Messieurs,  je  n'ai  rien  changé  au  rôle, 
mais  on  jouait  Didon  sans  Didon.  »  Enfin,  c'est  la 
seule  pièce  jusqu'à  présent,  à  Fontainebleau,  qui  ait 
fait  plaisir  au  roi.  Il  l'a  fait  jouer  trois  fois,  lui  qui 
avait  l'opéra  en  horreur. 

Je  répondrais  presque  que  Chimène  fera  aussi  grand 
plaisir.  Le  poëme  n'est  pas  aussi  intéressant,  vu  que  la 
chevalerie  française  n'est  plus  à  grand  degré  d'enthou- 
siasme; mais  la  musique  est  délicieuse  en  général. 

J'écris  cette  lettre  pour  vous;  j'espère  qu'on  n'en 
saura  que  ce  que  votre  prudence  vous  dictera.  Vous 
savez  qu'il  ne  m'est  pas  permis  de  juger,  ou  plutôt  que 
je  ne  me  le  permets  que  très  rarement. 

A  propos,  vous  avez  un  frère  qui  peint  comme  un 
ange;  rappelez-moi  à  son  souvenir,  vous  m'obligerez. 

Votre  très  humble  servante. 

De  Saint-Huberty. 


*  «  Vous  aurez  de  !on)j;ues  scènes  à  mettre  en  musique,  avait  dit  Marmontel 
à  Piccinni  en  lui  proposant  le  sujet  de  Didon,  et  dans  ces  scènes  je  vous  de- 
manderai un  récitatif  aussi  naturel  que  la  simple  déclamation.  Vos  cadences 
italiennes  sont  monotones  ;  la  parole  est  plus  variée,  plus  soutenue  dans  ses 
accents,  et  je  vous  prierai  de  la  noter  comme  je  vous  la  déclamerai.  »  Et  le 
musicien  avait  accepté. 


148  l'opéra    secret    au    XVIII*   SIÈCLE 

A  Paris,  la  pièce  et  la  cantatrice  obtinrent  un  succès 
encore  plus  grand  qu'à  la  cour.  La  soirée  du  i^'"  dé- 
cembre 1783  fut  une  soirée  de  transports  et  de  délire. 
Après  le  grand  air  :  Ah!  que  je  fus  bien  inspirée,  tout 
le  public  se  leva  en  masse,  interrompant  la  représen- 
tation par  des  applaudissements  frénétiques.  L'air  si 
beau  :  Ah!  prends  pitié  de  7na  faiblesse,  fit  couler  des 
larmes  de  tous  les  yeux.  Quel  plus  glorieux  triomphe 
avait  jamais  pu  rêver  la  pauvre  artiste  en  ses  jours  de 
misère  et  de  travail  ! 

Grands  seigneurs,  artistes,  philosophes,  tous  s'u- 
nirent dans  un  concert  de  louanges  à  l'adresse  de  Di- 
don  et  de  la  tragédienne  inspirée.  «  M""  Saint- 
Huberti,  dit  Bachaumont,  a  joué  avec  un  talent  supé- 
rieur ;  elle  s'est  élevée  au-dessus  d'elle-même.  —  C'est 
la  voix  de  Todi  ;  c'est  le  jeu  de  Clairon  !  s'écrie  Grimm. 
C'est  un  modèle  qu'on  n'a  point  vu  sur  le  théâtre,  et 
qui  longtemps  en  servira.  » 

«  Le  talent  de  cette  sublime  actrice,  dit  Guinguené, 
prenait  sa  source  dans  son  extrême  sensibilité.  On 
peut  mieux  chanter  un  air,  mais  on  ne  saurait  donner 
aux  airs,  au  récitatif,  un  accent  plus  vrai,  plus  pas- 
sionné. On  ne  peut  avoir  une  action  plus  dramatique, 
un  silence  plus  éloquent.  On  se  rappelle  encore  son 
terrible  jeu  muet,  son  immobilité  tragique,  et  l'ef- 
frayante expression  de  son  visage  pendant  la  longue 
ritournelle  du  chœur  des  prêtres  dans  Didon,  vers 
la  fin  du  troisième  acte,  et  pendant  la  durée  de  ce 
chœur  même.  Elle  ne  fit  aux  représentations  que  se 
replacer  dans  la  position  où  elle  s'était  trouvée  natu- 
rellement   à  la    première    répétition  générale.    Quel- 


MADAME    SAINT-HUBERTY  I49 

qu'un  lui  parlait  de  cette  impression  qu'elle  parais- 
sait éprouver  et  qu'elle  avait  communique'e  à  tous  les 
spectateurs.  «  Je  l'ai  réellement  éprouvée  ,  répondit- 
elle  ;  dès  la  dixième  mesure,  je  me  suis  sentie  morte.  » 

Cette  [réponse  révèle  tout  le  secret  du  talent  de  la 
grande  tragédienne  lyrique.  Actrice  de  génie,  elle  sa- 
vait garder  sa  tète,  mais  elle  livrait  tout  son  cœur, 
toute  son  âme.  Le  succès  de  Didon  ne  se  ralentit  pas 
de  longtemps  :  chaque  représentation  était  pour  la 
Saint-Huberty  l'occasion  d'un  nouveau  triomphe.  Un 
jour,  on  dépose  une  couronne  aux  pieds  de  l'artiste 
qui,  hésitante,  troublée  au  point  d'en  perdre  la  voix, 
ne  peut  que  remercier  du  geste.  La  salle  entière  se 
lève  et  demande  que  Didon  se  couronne.  L'artiste 
fait  un  geste  négatif,  mais  M"'  Gavaudan  cadette, 
qui  jouait  Élise,  ramasse  la  couronne  et  la  met  sur 
le  front  de  la  reine  aux  acclamations  de  la  foule  qui 
lit,  brodée  en  or  entre  les  feuilles,  cette  inscription 
prophétique  :  «  Didon  et  Saint-Huberty  sont  immor- 
telles. » 

Certaine  lettre,  adressée  par  La  Ferté  au  ministre, 
jette  un  jour  nouveau  sur  cet  incident,  et  aussi  sur 
l'empire  que  M™«  Saint-Huberty  exerçait  à  l'Opéra. 
«...  Autre  embarras,  monseigneur,  je  ne  sçai  si  vous 
êtes  informé  que  vendredi  dernier  on  a  jette  du  par- 
terre sur  le  théâtre  une  couronne  qui  portoit  pour  de- 
vise :  «  A  l'immortelle  Saint-Huberti.  »  L'actrice  qui 
jouoit  avec  elle  l'a  ramassée  et  l'a  mise  sur  la  tète  de 
M™°  Saint-Huberti.  Ce  jeu,  qui  paraît  un  arrangement 
concerté  peut-être  avec  la  dame  Saint-Huberti,  n'est 
pas  indifférent,   car  ceux  qui  donnent  ainsi  des  cou- 


l5o  l'opéra    secret   au    XVIII'   SIÈCLE 

ronnes  (chose  sans  exemple  au  théâtre  pour  un  acteur) 
pourraient  bien  s'accoutumer  aussi  à  jetterdes  pommes 
cuites  ou  oranges,  comme  en  Angleterre,  aux  acteurs 
qui  leur  déplairoient  ;  alors  il  n'y  auroit  plus  moyen 
de  se  mêler  du  spectacle.  Cette  espèce  de  triomphe  n'a 
cependant  pas  rendu  M"'^  Saint-Huberti  plus  recon- 
noissante,  car  elle  refuse  de  jouer  mardi  prochain  son 
rôle  de  Didon  ;  comme  la  recette  de  ce  jour-là  seroit 
me'diocre,  si  l'on  ne  donnoit  pas  cet  ope'ra,  j'ai  pensé 
que  vous  approuveriez,  monseigneur,  que  je  donnasse 
des  ordres  pour  faire  remplacer  la  dame  Saint-Huberti 
par  la  demoiselle  Maillard,  à  laquelle  M.  Piccini  a 
montré  le  rôle  de  Didon,  et  qu'il  désire  lui  voir  jouer. 
Si,  comme  elle  est  fort  jeune,  elle  n'a  pas  autant  de 
finesse  de  jeu  que  M'"'  Saint-Huberti,  elle  s'en  tirera 
toujours  assez  bien,  malgré  la  cabale  qu'il  pourra  y 
avoir,  pour  plaire  au  public,  d'autant  plus  qu'elle  a 
une  voix  qui  peut  faire  envie  à  la  dame  Saint-Huberti; 
mais  M.  Piccini,  qui  forme  des  vœux  pour  cette  jeune 
actrice,  n'ose  se  montrer  à  découvert,  de  peur  de  dé- 
plaire à  M"*  Saint-Huberti.  *  » 

M.  de  la  Ferté  ,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  honorait 
alors  de  ses  faveurs  M"'  Maillard ,  qu'il  cherchait 
à  pousser  par  tous  les  moyens  possibles.  Il  donna 
l'ordre,  en  effet,  sur  le  consentement  du  ministre,  de 
lui  faire  jouer  Didon,  mais  M™^  Saint-Huberty  se  ré- 
volta et  prétendit  garder  son  rôle  :  peu  s'en  fallut 
qu'elle  ne  quittât  le  théâtre  pour  se  venger  de  ce  ca- 
price de  potentat  féru  d'amour. 

'  Archives  nationales.  Ancien  régime.    O   i,   626. 


MADAME     SAINT-HUBERTY  OI 

Cette  soirée  mémorable,  où  Piccinni  vit  couronner 
son  héroïne  en  la  personne  d'une  interprète  incompa- 
rable, fut  une  revanche  éclatante  pour  le  compositeur, 
pour  le  chantre  inspiré  des  amours  de  Didon  et  d'Énée. 
Didon  n'est  pas  seulement  le  chef-d'œuvre  de  Piccinni, 
c'est  encore  un  des  chefs-d'œuvre  de  notre  Académie 
de  musique  ;  c'est  une  de  ces  créations  de  génie  qui, 
non  plus  que  les  Danaïdes,  qu'Œdipe  à  Colone,  que 
la  Vestale,  Fernand  Corte:(,  Olympie  et  que  tous  les 
opéras  de  Gluck,  n'aurait  jamais  dû  disparaître  du 
répertoire  de  notre  première  scène  lyrique.  Piccinni, 
Salieri,  Sacchini,  Spontini  ont,  comme  Gluck,  illustré 
à  jamais  notre  Opéra  par  leurs  admirables  créations. 
Leurs  noms  devraient  toujours  briller  au  premier 
rang  et  ne  jamais  s'éclipser  devant  des  gloires  qui, 
pour  être  plus  récentes,  ne  sont  pas  plus  pures. 

Quel  magnifique  tableau  que  toute  cette  tragédie 
lyrique  !  Quelles  grandes  figures  que  celles  de  Didon, 
d'Enée,  d'Iarbe!  Quelle  fierté  dans  l'air  d'Enée  :  i?e- 
gne^  en  paix  sur  ce  rivage  ;  quels  remords  et  quelle 
douleur  dans  sa  scène  :  Au  noir  chagrin  qui  me  dé- 
vore!... Comme  larbe  montre  bien  son  féroce  orgueil 
dans  l'air  :  Je  veux  les  voir  réduire  en  cendres  !  Quelle 
hauteur  superbe  dans  le  défi  des  deux  princes  !  Mais 
c'est  au  rôle  de  Didon  que  le  compositeur  a  prêté  les 
accents  les  plus  empreints  de  noblesse  et  de  grandeur. 
On  ne  sait,  à  vrai  dire,  lequel  préférer  des  airs  ou  des 
récits  qu'il  a  écrits  pour  son  admirable  interprète. 
Est-ce  l'air  :  Ah  !  que  je  fus  bien  inspirée,  ou  celui: 
Ni  l'amante,  ni  la  reine  ?  est-ce  cet  ardent  duo  d'a- 
mour? est-ce  cette  grande  scène  où  Enée  s'engage  à 


i52  l'opéra  secret  au  xviii"  siècle 

vaincre  pour  la  reine,  où  les  fières  paroles  de  Didon 
se  mêlent  aux  chaleureuses  acclamations  de  son 
peuple,  aux  sourds  murmures  des  Troyens,  aux  re- 
mords du  fils  d'Anchise  ?  Tour  à  tour  ardente,  in- 
quiète, passionne'e,  jalouse,  accable'e  par  le  désespoir, 
telle  nous  apparaît  Didon  en  ces  pages  d'un  admirable 
sentiment.  * 

Cependant  la  grande  actrice  poursuivait  le  cours  de 
ses  succès.  La  Chimène  de  Sacchini  parut  a  l'Ope'ra, 
le  9  février  1784  :  ce  fut  un  double  triomphe  pour  le 
compositeur  et  pour  la  cantatrice.  Cette  musique 
simple  et  grandiose  convenait  à  la  nature  de 
y[me  Saint-Huberty ,  qui  rendit  son  rôle  avec  une 
expression  des  plus  pathétiques.  Un  mois  après,  elle 
créait  encore  le  joli  rôle  de  Délie  dans  Tibulle  et 
Délie,  un  acte  de  Fuzelier,  mis  en  musique  par  M"=  de 
Beaumesnil  ;  et  cinq  semaines  n'étaient  pas  écoulées 
qu'elle    avait     l'honneur    de    créer    l'admirable    rôle 


*  Le  jour  de  la  première  représentation  de  Didon  (i"  décembre),  la  recette  à 
la  porte  de  l'Opéra  fut  de  ;,if9  livres  i6  sous,  comme  on  peut  voir  par  le  ta- 
bleau que  je  donne  à  la  page  1 54.  En  regard  se  trouvent  les  recettes  à  la  porte  de 
chaque  jour  pendant  le  mois  de  décembre  1783.  Pour  avoir  la  recette  totale  du 
mois,  il  faut  y  ajouter  le  douzième  du  prix  des  places  louées  par  abonnement, 
soit  21,710  livres,  en  compte  rond  ;  ce  qui  donne  une  recette  totale  de  68,866  1. 
4  s.  —  Le  I"  décembre,  la  recette  de  la  Comédie  Italienne,  qui  donnait  deux 
ouvrages  de  Grétry  :  Lucile  et  le  Jugement  de  Midas,  était  de  2,003  !•  '4  s- j  ^^  's 
produit  total  du  mois:  8;, 07;  livres,  réparties  en  34,573  livres  de  recette  à  la 
porte,' et  30,500  livres  d'abonnement.  (RecetWs  de  l'Opéra-Comique  conservées 
aux  Archives  de  l'Opéra.)  —  Le  morne  soir,  la  Comédie  Française  donn.iit  le 
Roy  de  Cocagne,  de  Legrand,  et  Naniiie,  de  Voltaire.  Recette  :  1,291  livres  4  sous. 
—  La  comparaison  des  recettes  du  i"^  décembre  1783  dans  les  trois  théâtres  de 
Paris  est  instructive  en  ce  qu'elle  montre  combien  les  premières  représentations 
attiraient  déjà  le  public  au  siècle  dernier,  puisque  l'Opéra,  ce  soir-là,  dépassa 
de  3  et  4,000  livres  la  Comédie  Italienne  et  la  Comédie  Française,  qui  venait 
piteusement  eu  dernier. 


MADAME    SAINT-HUBERTY  l53 

d'Hypermnestre  dans  ce  magnifique  opéra  des 
Danaides^  qui  devait  rester  au  premier  rang  des  chefs- 
d'œuvre  de  notre  Académie  de  musique  et  illustrer  le 
nom  de  Salieri  à  l'égal  de  ceux  de  Gluck,  de  Piccinni, 
de  Sacchini.  En  moins  de  cinq  mois,  du  i'"""  décembre 
au  26  avril,  M"^  Saint-Huberty,  surexcitée  par  une 
ardeur  passionnée  pour  son  art,  avait  accompli  ce 
travail  énorme,  qui  semblerait  impossible  aujourd'hui, 
d'apprendre  ,  d'étudier,  de  composer  et  de  repré- 
senter avec  un  sentiment  et  une  vérité  admirables, 
quatre  rôles  du  caractère  le  plus  varié,  et  dont  trois 
au  moins,  Didon ,  Chimène  et  Hypermnestre,  sont 
des  plus  belles  ligures  auxquelles  l'art  lyrique  ait  prêté 
vie. 

Deux  ans  après  le  grand  succès  de  leur  Didon,  Mar- 
montel  et  Piccinni  reparurent  sur  la  scène  de  TOpéra 
avec  Pénélope.  Malheureusement,  la  vogue  de  leur 
précédent  ouvrage  avait  fait  trop  espérer  de  cette 
nouvelle  tentative,  et  bien  que  l'opéra  fût  loin  d'être 
sans  valeur,  la  soirée  du  9  décembre  1785,  que  tout  le 
monde  croyait  devoir  être  un  triomphe,  ne  fut  qu'une 
réception  froide  et  cérémonieuse.  Et  pourtant  la 
grande  actrice  avait  mis  tout  son  art  dans  le  rôle  de  la 
vertueuse  épouse  d'Ulysse.  Mais  à  quoi  sert  le  plus 
rare  talent  s'il  est  mal  secondé  et  s'il  rencontre  autour 
de  lui  de  la  négligence  ou  du  mauvais  vouloir?  C'est  ce 
qui  arriva  cette  fois  :  aussi  Marmontel  se  reproche-t-il 
dans  ses  Mémoires  de  n'avoir  pas  surveillé  d'assez  près 
la  mise  en  scène  de  son  ouvrage,  et  fait-il  humble- 
ment retomber  sur  lui  toute  la  responsabilité  de  cette 
défaite. 


04 


l/OPÉRA    SECRET    AU    XVlIl"   SIECLE 


RECETTE   DE   L'OPÉRA 

DU  Lundy  premier  décembre  1783,    i"  représentation  de  Didon, 
suivie  du  ballet  de  la  Chercheuse  d'Esprit 


Billets  de  balcons à 

Billets  de   rez-de-chaussée,   am- 
phithéâtre et  premières  loges  à 

Billets  de  secondes  loges 

Billets  de  troisièmes  loges  .  .  .  . 
Bill,  de  quatrièmes  et  cinquièmes 
Billets  de  parterre  et  de  Paradis. 
Première  loge  de  huit,  louée  .  . 
Première  loge  de  six,  louée  .  .  . 
Première  loge  de  cinq,  louée  .  . 
Première  loge  de  quatre,  louée. 
Seconde  loge  de  dix,  louée  .  .  . 
Seconde  loge  de  neuf,  louée.  .  . 
Seconde  loge  de  huit,  louée.  .  . 
Seconde  loge  de  six,  louée.  .  .  . 
Troisième  loge  de  huit,  louée.  . 
Troisième  loge  de  six,  louée  .  . 
Troisième  loge  de  cinq,  louée.  , 
Troisième  loge  de  quatre,  louée 
Troisième  loge  de  trois,  louée  . 
Quatrième  loge  de  huit,  louée  . 
Quatrième  loge  de  six,  louée  .  . 
Quatrième  loge  de  quatre,  louée 
Cinquième  loge  de  huit,  louée  . 
Cinquième  loge  de  six,  louée  .  . 
Cinquième  loge  de  quatre,  louée 
Supplément  de  billets 


10  liv. 


7  li 

4I 

6  1 

3  1 

2  1 

60  1 

45  i 

37  1 

3o  1 

60  1 

54  1 


48  1 
36  1 
48  1 
36  1 
3o  1 
24  1 
18  1 
3o  1 
22  1 
i5  1 
3o  1 
22  1 
i5  1 


Total. 


NOMBRE 

SOMMES 

liv. 

sols 

3g 

3  go 

» 

140 

I  o5o 

» 

1 066 

2558 

8 

2 

120 

» 

2 

qo 

'* 

- 

75 

•** 

3 

240 

» 

6 

216 

» 

3 

7  '■ 

» 

45 

» 

14 

210 

» 

I  o3 

s 

5i6g 

j6 

Bon  pour  la  somme  de  cinq  mille  cent  soixante-neuf  livres  sei:{e  sols. 
LASSALLE.  GOSSEC. 


MADAME   SAINT-HUBERTY 


i55 


LIVRE    DE    CAISSE 

1783 -1784 


3° 

14" 

4" 


Didon,  la  Chercheuse  . 

Alexandre 

Orphée 

Didon 

Didon 

Alexandre 

Orphée 

Didon,  Chercheuse  .  .  . 
L'Inconnue,  la  Ro:{ière 
Didon,  Chercheuse .  .  . 
L'Inconnue,  la  Rosière 

Didon 

Iphi génie   en    Tauride 

(Gluck)  Chercheuse  . 

Didon 

Didon 

Iphi  génie    en    Tauride 

(Gluck)  Ro:{ière  .  .  . 
Devin,  Ro:{ière 


du  lundy  i".  . 
du  mardy  2  .  . 
du  jeudy  4  .  . 
du  vendredy  5 
du  dimanche  7 
du  mardy  9  .  . 
du  jeudy  11.. 
du  vendredy  12 
du  dimanche  14 
du  mardy  16  . 
du  jeudy  18.  . 
du  vendredy  k» 

du  dimanche  21 
du  mardy  23  .  . 
du  vendredy  26. 

du  dimanche  28 
du  mardv  3o  .  . 


5169 

16 

864 

8 

799 

2 

4705 

12 

4480 

2 

1 140 

4 

1099 

16 

4809 
160S 

4 

La    Reine 
prtsente 

3710 

16 

1427 

16 

39S6 

12 

30I2 

18 

3292 

2 

44=9 

18 

1678 

18 

041 

10 

471 36 

14 

i56         l'opéra  secret  au  xviii*  siècle 

«  J'écrivis  de  verve  cet  opéra,  dit-il,  et  dans  toute 
l'illusion  que  peut  causer  un  sujet  pathétique  à  celui 
qui  en  peint  le  tableau.  Mais  ce  fut  cette  illusion  qui 
me  trompa.  D'abord  je  me  persuadai  que  la  fidélité  de 
l'amour  conjugal  aurait  sur  la  scène  lyrique  le  même 
intérêt  que  l'ivresse  et  le  désespoir  de  l'amour  de 
Didon,  je  me  persuadai  encore  que,  dans  un  sujet  tout 
en  situations,  en  tableaux,  en  effets  de  théâtre,  tout 
s'exécuterait  comme  dans  ma  pensée,  et  que  les  conve- 
nances, les  vraisemblances,  la  dignité  de  l'action  y 
seraient  observées  comme  dans  les  programmes  que 
j'en  avais  tracés  à  de  mauvais  décorateurs  et  à  des 
acteurs  maladroits.  Le  contraire  arriva  ;  et,  dans  les 
moments  les  plus  intéressants ,  toute  illusion  fut 
détruite.  Ainsi  la  belle  musique  de  Piccinni  manqua 
presque  tous  ses  effets.  Saint  Huberti  la  releva,  aussi 
admirable  dans  le  rôle  de  Pénélope  qu'elle  l'avait  été 
dans  celui  de  Didon;  mais  quoiqu'elle  y  fût  applaudie 
toutes  les  fois  qu'elle  occupait  la  scène,  elle  fut  si  mal 
secondée  que,  ni  à  la  Cour,  ni  à  Paris,  cet  opéra  n'eut 
le  succès  dont  je  m'étais  flatté,  et  c'est  à  moi  qu'en  fut 
la  faute.  Je  devais  savoir  de  quels  gens  ineptes  je  faisais 
dépendre  le  succès  d'un  pareil  ouvrage,  et  ne  pas  y 
compter  après  ce  que  j'ai  dit  de  Zcmire  et  A^or.  » 

Du  reste,  si  le  public  ne  fit  pas  bon  accueil  à  cet 
ouvrage,  les  musiciens  et  les  gens  éclairés  lui  accor- 
dèrent plus  d'attention  et  d'estime.  Une  étude  tant  soit 
peu  suivie  leur  fit  apprécier  de  fort  belles  pages  qu'ils 
avaient  tout  d'abord  dédaignées  :  entre  autres,  les  deux 
airs  de  Pénélope  :  Je  la  vois,  cette  ombre  errante...  et  : 
//  est  affreux,  il  est  horrible!  puis   la   grande  scène 


MADAME    SAINT-HUBERTY  I  57 

des  prétendants  entrecoupée  des  plaintes  amères  de  la 
foule  et  des  larmes  de  Pénélope ,  et  la  scène  où  Télé- 
maque  vient  annoncer  à  sa  mère  le  retour  d'Ulysse 
dans  un  air  de  superbe  allure  auquel  répondent  les  défis 
des  prétendants,  riant  du  foi  espoir  de  la  reine  et  du 
peuple  d'Ithaque. 

Ce  fut  encore  Saint-Huberty  qui  sauva  d'un  désastre 
complet  le  Thémistocle  de  Philidor,  que  la  cour  avait 
assez  bien  accueilli,  mais  que  la  ville  reçut  avec  une 
défaveur  marquée  (2  3  mai  1786)  :  ce  ne  fut  pas  un 
de  ses  moindres  succès  que  d'avoir  animé  la  pâle  fi- 
gure de  Mandane.  Mais  quelle  dut  être  la  joie  de 
la  tragédienne  quand  elle  put  acquitter  la  dette  de 
reconnaissance  qu'elle  avait  contractée  envers  son 
premier  maître,  Lemoine  !  Lui  aussi,  de  retour  à 
Paris,  prétendait  arriver  à  la  célébrité.  Il  avait  bien  fait 
représenter  en  1782  cette  Electre  qui  n'avait  eu  qu'un 
succès  d'estime,  mais  la  partie  qu'il  allait  jouer  était  de 
beaucoup  plus  importante.  Aussi,  M™«  Saint-Huberty 
usa-t-elle  de  tout  son  crédit  pour  faire  passer  la  Phèdre 
de  son  maître  avant  l'Œdipe  de  Sacchini,  qui  attendait 
aussi  son  tour  avec  impatience. 

Elle  réussit,  —  malheureusement  !  Sacchini  avait  la 
promesse  de  la  reine  que  son  ouvrage  serait  le  premier 
représenté  à  Fontainebleau ,  devant  la  cour.  Il  avait 
bien  cru  remarquer  chez  elle  un  peu  de  froideur, 
mais  il  attendait  avec  une  entière  confiance,  quand  un 
jour  la  reine  l'aborda  et  lui  dit  avec  émotion  : 
«  Monsieur  Sacchini,  on  dit  que  j'accorde  trop  de 
faveur  aux  étrangers.  On  m'a  si  vivement  sollicitée  de 
faire  représenter,  au  lieu  de  votre  Œdipe,  la  Phèdre 


i58  l'opéra  secret  au  XVIII*  SrÈCLE 

de  M.  Lemoine,  que  je  n'ai  pu  m'y  refuser.  Vous 
voyez  ma  position,  pardonnez-moi.  »  Ce  fut  le  coup 
de  grâce  pour  le  malheureux  compositeur.  Il  revint  à 
Paris  désespe'ré  et  tomba  malade  le  soir  même  :  trois 
mois  après,  il  mourait  à  l'âge  de  cinquante-deux  ans, 
dans  toute  la  force  de  son  talent,  sans  avoir  pu  assister 
à  la  naissance  du  chef-d'œuvre  qui  devait  rendre  son 
nom  immortel.  La  Phèdre  de  Lemoine  ne  re'ussit 
guère  à  la  cour  non  plus  qu'à  la  ville ,  et  ce  fut  en 
vain  que  la  grande  artiste  fit  appel  à  tout  son  génie 
dramatique  pour  sauver  l'œuvre  de  son  maître  :  dès 
la  troisième  représentation  la  salle  restait  vide*. 

M""*  Saint-Huberty  n'avait  pas  assez  des  applaudis- 
sements de  Paris,  de  l'admiration  de  toute  la  cour; 
il  lui  fallait  les  acclamations  de  la  France  entière.  Elle 
les  obtint,  et  l'enthousiasme  qu'elle  souleva  en  pro- 
vince touche  à  la  folie.  Pour  elle  Lyon ,  Toulouse, 
Marseille,  Strasbourg  organisent  de  véritables  réjouis- 
sances publiques  ;  partout  la  population  entière  lui  fait 
cortège,  lui  décerne  trophées  et  couronnes.  Marseille 
fait  tirer  le  canon  à  son  arrivée  et  lui  donne  le  spec- 
tacle d'une  fête   en   mer**  ;  puis  les  dames  grecques 

*  La  pièce  se  releva  bientôt,  grâce  à  l'intervention  d'un  ami  de  l'auteur.  Cet 
ami  n'était  autre  que  Quidor,  l'inspecteur  de  police,  qui  avait  certaines  dames  sous 
sa  surveillance  :  il  les  invita  d'une  façon  qui  ne  souffrait  pas  de  refus  à  suivre 
et  à  faire  suivre  les  représentiitions  de  Phèdre.  La  salle,  déserte  le  premier  soir, 
se  remplit  de  monde  les  jouis  suivants  :  des  toilettes  éblouissantes  s'étalaient 
dans  toutes  les  loges.  Et  il  fallait  voir  comme  on  claquait  !  C'est  que  Quidor 
avait  placé  au  parterre  et  dans  les  hauts  ses  escouades  de  policiers  avec  ordre 
de  frapper  fort.  Cette  tactique  fit  merveille  :  à  la  dixième  représentation,  le 
vrai  public  arrivait  et  applaudissait  de  concert.  La  farce  était  ;ouée.  {Mcmoires 
secrets,  20  décembre  17S6.) 

**  Voir  dans  l'Académie  de  Musique,  de  Castil-Blaze  (I,  471),  la  lettre  datée  de 
Marseille  (i;  août  :7Sj),  où  l'on  rend  compte  tout  au  long  des  honneurs 
rendus  à  la  grande  cantatrice. 


MADAME    SAINT-HUBERT Y  1^9 

établies  dans  la  ville  lui  font  hommage  d'un  superbe 
costume  grec,  présent  bien  digne  de  l'artiste  qui  avait 
tant  fait  pour  la  restauration  du  costume.  A  Stras- 
bourg, en  1787,  elle  reçoit  un  galant  madrigal,  qu'on 
attribue  souvent  à  Napoléon  Bonaparte,  et  cela  contre 
toute  vraisemblance,  puisque  le  jeune  officier,  alors 
souffrant,  passa  presque  toute  l'année  1787  en  Corse. 
Il  n'arriva  à  Paris  qu'au  mois  de  novembre  et  fut  dirigé 
de  là,  non  sur  Strasbourg,  mais  sur  Auxonne,  où  était 
son  bataillon  d'artillerie. 


Romains,  qui  vous  vantez  d'une  illustre  origine, 
Voyez  d'oîi  dépendait  votre  empire  naissant. 

Didon  n'eut  pas  de  charme  assez  puissant 
Pour  arrêter  la  fuite  où  son  amant  s'obstine  : 
Mais  si  l'autre  Didon,  ornement  de  ces  lieux, 

Eût  été  reine  de  Carthage, 
Il  eiit,  pour  la  servir,  abandonné  ses  dieux, 
Et  votre  beau  pays  serait  encor  sauvage. 


Enfin  M""  Saint-Huberty  revint  à  Paris  après  avoir 
accompli  à  travers  la  France  un  voyage  triomphal  tel 
que  n'en  eût  pas  fait  une  reine  véritable.  Elle  reparut 
à  l'Opéra  dans  le  rôle  de  Didon  et  les  ovations  recom- 
mencèrent de  plus  belle  :  à  la  fin  du  spectacle,  elle  fut 
de  nouveau  couronnée  sur  la  scène.  Dans  ces  dernières 
années,  les  rôles  nouveaux  avaient  inanqué  qui  fussent 
à  la  hauteur  de  son  talent  :  elle  soutint  sa  réputation 
en  redisant  d'anciennes  pièces,  notamment  les  ouvrages 
de  Gluck,  et,  à  chaque  reprise,  elle  faisait  remarquer 
de    nouvelles    beautés     au     moven     de    nuances     et 


i6o         I. 'opéra  secret  au  xviiio  siècle 

d'intentions  dramatiques  qui  dénotaient  une  science 
profonde  et  parfaite. 

En  1790,  M™8  Saint-Huberty  donna  sa  démission. 
Depuis  quelque  temps  déjà,  elle  était  tourmentée, 
inquiète;  sa  pensée  n'était  plus  à  Paris,  elle  suivait  de 
loin,  en  exil,  l'homme  qu'elle  aimait  d'un  ardent 
amour  et  dont  elle  était  pareillement  aimée,  le  comte 
d'Antraigues*.  C'est  à  lui  qu'elle  écrivait,  au  milieu  de 
la  période  la  plus  laborieuse  et  la  plus  lucrative  de  sa 
carrière,  cette  lettre  charmante  conservée  par  MM.  de 
Concourt,  ce  billet  si  aimant  où  elle  mettait  mieux  que 
son  esprit,  tout  son  cœur  :  «  Tâche  un  peu  que 
Cabanis  m'aime,  afin  qu'il  me  guérisse  ;  j'ai  peur  de 
mourir,  depuis  que  tu  m'a  dis  que  tu  croyais  pouvoir 
m'aimer  toujours.  Je  te  crois  autant  qu'il  est  en 
moi  de  croire  ce  qui  ne  dépend  pas  de  nous.  Voilà 
ce  que  c'est  d'aimer  les  gens  pour  eux  ou  pour  leurs 
vertus  ;  parce  que,  avant  de  t' aimer,  je  désirais  toutes 
tes  bonnes  qualités...  Mon  bien-aimé,  quand  je  pense 

*  j'ai  évité  de  parler  dans  cette  étude  de  la  vie  privée  de  la  Saint-Hubertv, 
qui  fut  celle  de  toutes  les  femmes  de  théâtre  au  siècle  dernier.  On  trouve  la 
mention  suivante  dans  le  Tarif  des  filles  du  Palais-Royal,  etc.   (vers  1790)  : 

i<  Saint-Uberthy  (sic),  rue  Jean-Pain-Mollet 48  livres.   »  Dauvergne  porte 

une  accusation  grave  contre  la  célèbre  chanteuse  ,  dans  sa  lettre  du  25  septem- 
bre 1788,  adressée  à  La  Ferté  :  «Je  connais,  dit-il,  les  talents  de  M"=  Hus  qui 
chante  très  bien,  qui  est  d'une  très  belle  figure,  mais  dont  la  voix  n'est  pas  en- 
core revenue  des  fatigues  qu'elle  a  essuyées  en  apprenant  à  chanter  de  la  dame 
Saint-Huberti ,  et  de  celles  que  lui  a  occasionnées  le  goût  de  cette  femme 
pour  son  sexe,  car  tout  le  monde  sçait  que  les  jeunes  filles  qu'elle  a  attirées  chez 
elles  ont  été  les  victimes  de  ses  débauches.  »  A  défaut  de  preuves  concluantes 
pour  ou  contre,  je  me  borne  à  transcrire  ce  passage  inspiré  peut-être  par  l'ini- 
mitié  que  Dauvergne  nourrissait  contre  la  Saint-Hubertv  ;  je  ferai  seulement 
observer  que  l'ardente  amitié  témoignée  successivement  par  la  Saint-Huberty  à 
plusieurs  jeunes  filles  de  la  troupe,  notamment  à  M"=  Gavaudan  cadette,  ne  se- 
rait pas  faite  pour  contredire  les  méchants  propos  de  Dauvergne. 


MADAME   SAINT-HUBERTY 


qu'il  ne  tiendra  qu'à  nous  d'être  heureux,  mon  cœur 
tressaille  de  plaisir,  mais  cette  idée  ne  rend  pas  le 
moment  pre'sent  plus  agréable.  Je  travaille  à  être 
indépendante  et  je  me  tue;  si  j'ai  perdu,  par  mes  fa- 
tigues réitérées,  la  fraîcheur  de  la  jeunesse,  qui  est  un 
agrément  pour  le  vulgaire  des  hommes,  j'espère  qu'en 
formant  mon  cœur  sur  celui  que  j'aime,  il  me  tiendra 
lieu  de  tout  ce  qu'un  autre  que  toi  peut  désirer.  » 

Elle  rejoignit  l'émigré  à  Lausanne,  et,  le  29  dé- 
cembre 1790,  elle  devenait  sa  femme.  Homme 
d'initiative  et  d'action,  le  comte  était  profondément 
dévoué  à  la  cause  des  Bourbons;  sa  femme  embrassa 
ses  convictions  et  partagea  ses  fatigues  et  ses  dangers. 
Elle  n'abandonna  pas  son  mari  d'une  minute ,  et 
cependant,  chargé  de  missions  diplomatiques  tantôt 
pour  l'Espagne,  tantôt  pour  la  Russie,  il  traversait  à 
tout  moment  l'Europe.  Le  comte  quittait  "Venise  pour 
se  rendre  à  Vienne  quand  ses  papiers  furent  saisis; 
lui-même  fut  arrêté  et  enfermé  dans  la  citadelle  de 
Milan,  d'où  il  parvint  à  s'échapper  avec  l'aide  de  sa 
courageuse  compagne.  A  la  suite  de  cet  événement, 
M.  d'Antraigues  publia  son  union  avec  la  célèbre 
cantatrice,  et  le  comte  de  Provence,  devenu  roi  de 
France  en  Allemagne,  fit  remettre  à  l'actrice,  avec  qui 
il  s'était  lié  jadis  de  bonne  amitié,  le  cordon  de  l'ordre 
de  Saint-Michel.  Une  seule  femme,  jusqu'alors,  avait 
été  honorée  de  cette  distinction,  et  c'était  encore  une 
comédienne,  M"*'  Quinault.  Successivement,  nous 
retrouvons  le  comte  à  Dresde,  à  Berlin,  à  Vienne, 
partout  où  se  trame  quelque  ligue  contre  Napoléon, 
partout  où  l'on  espère  la  restauration  des  Bourbons 

21 


Ib2  I.    OPERA    SECRET   AU    XVllI*   SIECLE 

Enfin  en  1812,  M.  et  M'""  d'Antraigues  s'étaient  retire's 
en  Angleterre  dans  un  charmant  cottage  :  ils  s'apprêtaient 
à  jouir  de  la  vie  qui  s'ouvrait  si  belle  devant  eux,  qu'ils 
s'étaient  promise  si  pleine  de  félicités  et  de  pures  jouis- 
sances. Le  22  juillet,  au  moment  où  ils  allaient  mon- 
ter en  voiture  pour  se  rendre  à  Londres,  ils  furent 
assassinés  par  un  de  leurs  domestiques.  Cet  homme 
avait  livré  à  des  agents  de  Fouché  la  correspondance  de 
son  maître  avec  lord  Canning;  craignant  de  voir  sa 
trahison  découverte,  il  résolut  et  accomplit  froidement 
ce  double  meurtre.  Après,  il  se  fit  sauter  la  cervelle. 

Ainsi  périt  la  plus  grande  tragédienne  lyrique  qu'ait 
eue  la  France.  Mais  elle  ne  mourut  pas  tout  entière  : 
son  souvenir  demeura  gravé  dans  l'esprit  de  ses  admi- 
rateurs et  elle  laissa  après  elle  comme  une  trace 
lumineuse  de  son  passage  sur  la  scène  de  l'Opéra.  Sa 
généreuse  influence  se  fit  sentir  encore  durant  de 
longues  années  :  ses  triomphes  excitèrent  bien  des 
ambitions,  enflammèrent  bien  des  courages.  Elle  resta 
un  objet  d'admiration  et  d'émulation  pour  tous  les 
artistes,  pour  ceux  qui  l'avaient  vue  comme  pour  ceux 
qui,  plus  tard,  ne  la  connurent  que  de  renommée. 
Elle  réunit  en  effet  au  plus  haut  degré  deux  qualités 
ordinairement  disjointes  :  le  plus  rare  talent  de 
cantatrice  et  le  plus  grand  art  de  tragédienne.  Elle  fut 
dans  toute  la  force  du  mot  une  artiste  de  génie. 


ERS  1770,  il  y  avait  à  l'Opéra  un 
danseur  qui  ravissait  le  public 
et  faisait  tourner  toutes  les 
têtes  féminines  par  sa  grâce, 
son  agilité ,  sa  gaieté  franche 
et  communicative.  Il  possé- 
dait des  talents  remarquables 
dans  la  pantomime  gaie;  il  savait  (pour  parler  le  lan- 
gage de  l'époque  )  «  atteindre  au  point  de  vérité  le 
plus  agréable  et  le  plus  folâtre  »,  autrement  dit,  il  était 
légèrement  grivois ,  et  ne  se  gênait  pas  pour  faire  en 
scène  toutes  les  farces  qui  lui  passaient  par  la  tête. 
Pour  rien  au  monde ,  il  n'aurait  esquissé  une  pi- 
rouette :  il  dédaignait  cet  ornement  de  mauvais  goût, 
que  les  puristes  de  la  danse  condamnaient  d'une  voix 
unanime  ;  mais  il  se  tortillait,  se  disloquait,  se  déhan- 
chait avec  une  grâce  peu  commune,  et  se  livrait  à 
mille  folies  que  le  public  applaudissait  à  tout  rompre, 
et  qu'il  aurait  silïlées  chez  tout  autre  que  son  favori. 


It)b      I.  OPERA  SKCRET  AU  X  V  I  I  1  '  SIECLE 

Ce  joyeux  ballerin  était  un  des  élèves  préférés  de 
Noverre.  Il  était  né  à  Montpellier,  le  22  août  1742,  et 
avait  débuté  à  l'Opéra  à  l'âge  de  dix-neuf  ans.  Il  s'ap- 
pelait de  son  vrai  nom  Jean  Bercher;  mais,  au  mo- 
ment de  paraître  à  l'Académie,  il  avait  changé  ce  nom 
trop  commun  contre  celui  plus  gracieux  de  Dauberval. 
Il  s'était  montré  d'abord,  le  vendredi  12  juin  1761, 
dans  les  pas  du  danseur  Lyonnois  au  second  acte  du 
ballet  héroïque  de  Cahusac  et  Rameau,  Zaïs^  dont  une 
reprise  venait  d'être  faite  au  mois  de  mai  et  qui  avait 
dû  un  regain  de  succès  au  charme  de  la  musique  et  à 
l'agrément  du  ballet  *.  La  vigueur  du  débutant,  sa 
jeunesse,  sa  belle  humeur  n'avaient  pas  tardé  à  lui 
gagner  les  faveurs  des  belles  dames,  nobles  et  bour- 
geoises, de  Paris  et  de  Versailles  ;  en  un  mot,  il  était 
la  coqueluche  de  toutes  les  femmes.  Mais  le  jeune 
artiste  était  trop  fin  pour  se  contenter  de  l'appui  du 
sexe  faible  :  il  avait  voulu  gagner  aussi  celui  du  sexe 
fort,  et  il  s'y  était  pris  de  la  meilleure  façon. 

Au  moment  où  s'ouvre  ce  récit,  en  janvier  1770, 
tout  Paris  courait  voir  un  magnifique  salon  que  Dau- 
berval venait  de  faire  construire  dans  son  hôtel  de  la 
rue  Saint-Lazare,  et  qui  lui  coûtait  environ  quarante- 
cinq  mille  livres.  C'était  une  merveille  de  goût,  d'élé- 
gance et  de  richesse,  dans  la  décoration  comme  dans 
les  ameublements.  Il  y  avait,  en  outre,  un  ingénieux 


*  Le  surlendemain  du  début  de  Dauberval ,  le  dimanche  14,  M"'  Peslin,  qui 
devait  aussi  s'élever  au  premier  rang,  avait  paru  à  son  tour  dans  les  pas  de 
>!'•=  Lany.  Le  Mercure  note  ces  deux  débuts,  mais  il  ne  se  compromet  pas  et  il 
attend  sagememt.  «pour  juger  les  talents  des  deux  nouveaux  sujets,  que  le 
public  les  ait  décidément  appréciés.  »  Prudence  est  mère  de  sûreté. 


UN    MAKiAGE    CHORÉGRAPHIQUE  1 67 

mécanisme  par  lequel  le  salon  se  transformait  à  volonté 
en  salle  de  spectacle,  puis  encore  un  énorme  vestibule, 
qui  se  montait  et  démontait  en  quelques  minutes, 
pour  mettre  à  couvert  la  livrée  des  gens  qui  assiste- 
raient aux  bals  que  le  danseur  voulait  donner  dans  ce 
palais,  et  dont  il  répandait  déjà  les  prospectus. 

Dauberval  tendait  à  conquérir  la  faveur  des  grands: 
il  mit  donc  à  leur  disposition  son  théâtre,  pour  com- 
biner les  fêtes  qu'ils  voudraient  donner,  pour  répéter 
leurs  comédies  de  société,  dont  la  vogue  était  alors 
dans  son  plein.  Dès  le  premier  jour,  plusieurs  dames  et 
seigneurs  de  la  cour  avaient  choisi  cet  hôtel  pour  se 
préparer  en  secret  à  briller  aux  divertissements  qui 
devaient  avoir  lieu  lors  du  mariage  du  Dauphin  ; 
enfin ,  quelques  seigneurs  s'étaient  fait  ménager  des 
loges  secrètes  pour  assister,  à  la  dérobée ,  aux  fêtes 
licencieuses  qui  ne  pouvaient  manquer  de  se  célébrer 
dans  ce  temple  consacré  au  plaisir*. 

Dauberval  menait  donc  la  vie  la  plus  joyeuse  du 
monde,  également  chéri  des  dames  de  la  cour,  qui 
raffolaient  de  lui,  et  des  grands  seigneurs,  qui  le  trai- 
taient avec  une  affectueuse  familiarité,  quand  il  se 
trouva  subitement  en  butte  à  l'attaque  directe  d'une  de 
ses  victimes  **.  M"«  Dubois,  l'actrice  de  la  Comédie- 
Française,  plus  célèbre  encore  par  ses  débordements 
que  par    son    talent    de    tragédienne ,  le   poursuivait 


•  Mèmoirts  secrets,  23  janvier  1770. 

*•  On  trouve  la  note  suivante  sur  les  exploits  de  Dauberval  dans  les  rapports 
de  police  sur  les  femmes  galantes  de  Paris  (1759-60):  «M.  de  Bougain- 
ville  a  couché  avec  mademoiselle  Mirey.  Il  l'avait  déjà  eue  avant  d'aller  aux 
Indes.   Elle  l'a  repris  pour  son  ami  de  cœur ,  c'est-à-dire  payant,  car  il  donne 


i68         I. 'opéra  secret  au  xviiî«  siècle 

depuis  dix  ans  d'un  amour  qui  éprouvait  par  mo- 
ments de  subites  recrudescences.  Elle  venait  de  quit- 
ter la  Comédie  et  voulait  mettre  fin  à  ses  débauches, 
pour  vivre  bourgeoisement  avec  cet  amant ,  dont 
elle  prétendait  avoir  un  gage  précieux  en  un  char- 
mant enfant  de  quelques  années.  M^^^  Dubarry  avait 
maintes  fois  témoigné  ses  bontés  à  M^'^  Dubois;  celle-ci 
pria  donc  la  comtesse  de  l'aider  dans  son  projet,  qui 
ne  devait  pas  être  une  mauvaise  affaire  pour  le  dan- 
seur, eu  égard  à  la  belle  fortune  qu'elle  lui  apporterait 
en  dot. 

La  comtesse  se  prêta  volontiers  à  ce  désir.  Elle  manda 
à  Versailles  Dauberval,  qu'elle  protégeait  d'une  façon 
toute  particulière  (la  chronique  galante  le  donne  même 
comme  un  rival  heureux  du  roi),  et  l'engagea  vivement 
à  épouser  la  tragédienne.  Dauberval  se  récria,  pré- 
tendit qu'il  n'avait  jamais  eu  de  goût  bien  décidé  pour 
M""  Dubois,  que  la  passion  même  de  celle-ci  était  fort 
intermittente,  et  qu'enfin  vingt  autres  —  au  moins  — 
avaient  autant  de  droits  que  lui  sur  le  petit  garçon 
dont  elle  voulait  bien  le  déclarer  le  père.  La  comtesse 
céda  à  ces  justes  remontrances.  Mais,  comme  elle  vou- 
lait à  toute  force  le  rendre  heureux,  elle  lui  proposa 
de  l'unir  à  M"^  Raucourt,  qui  venait  de  débuter  à  la 
Comédie,  dans  Didon,  avec  un  succès  inouï,  et  dont 
la  beauté,  le  renom  de  vertu  et  le  grand  talent  tragique 


beaucoup.  Elle  a  encore  Dauberval, ce  qui  lui  occasionne  quelquefois  de  grandes 
disputes  avec  mademoiselle  Dubois  qui  ne  voudrait  point  do  partage,  et  c'est 
celle-ci  qui  paie  le  plus.  Mademoiselle  Dubois  et  mademoiselle  Siane  l'ont  meu- 
ble. Mademoiselle  Mire)-  n'est  pas  généreuse  :  aussi  n'a-t-clle  que  les  jour.s  que 
les  autres  sont  prises.  »  (Revue  relvospective,  2=  série,  t.  III.) 


UN    MARIAGE    CHORÉGRAPHIQUE  l6q 

excitaient  par  toute  la  ville  un  enthousiasme  voisin 
du  délire.  Dauberval  s'excusa  encore  de  l'honneur 
qu'on  voulait  lui  faire  ,  et  sauva  finalement  son 
indépendance  contre  les  attaques  matrimoniales  de  la 
comtesse  *. 

Cette  nouvelle  ramena  le  calme  dans  tous  les  cœurs, 
et  plus  d'une  habituée  de  l'Opéra  applaudit  Dauberval 
de  meilleure  grâce,  quand  elle  fut  assurée  qu'il  refusait 
de  «  s'engager  dans  les  liens  de  l'Hyménée  ».  Mais 
l'année  ne  devait  pas  finir  sans  que  le  danseur  causât 
à  ses  admiratrices  de  nouvelles  inquiétudes.  Dans  les 
premiers  jours  de  décembre,  le  bruit  se  répandit  que 
Dauberval  n'avait  pas  paru  aux  fêtes  de  Versailles,  et 
qu'il  se  disposait  à  partir  pour  la  Russie,  où  l'appelait 
l'impératrice  Catherine  II.  C'était  le  dérangement  de  sa 
fortune  (il  devait  60,000  livres,  au  bas  mot)  qui  forçait 
le  danseur  à  s'exiler. 

L'annonce  de  ce  départ  causa  dans  Paris  un  émoi 
indescriptible;  mais  M™"  Dubarry,  que  le  départ  de  son 
favori  aurait  vivement  affectée,  imagina  un  ingénieux 
moyen  pour  le  retenir.  Elle  organisa  une  quête  en  sa 
faveur.  Cette  quête  fut,  pendant  quelques  jours,  la 
grande  préoccupation  de  la  cour.  Grâce  à  la  géné- 
reuse émulation  des  courtisans,  grâce  aussi  à  la  bien- 
veillance du  roi,  qui  contribua  pour  10,000  livres  au 
rachat  de  son  rival,  la  recette  atteignit  bientôt  un 
chiffre  considérable  **.  Dauberval  se  laissa  faire  la 
douce  violence  d'accepter  l'offrande  qui  s'élevait  à 
90,000  livres,  et  la  comtesse  reçut  ou  fut  censée  avoir 

*  Mémoires  secrets,  4  mai  1775. 

"*  Ibid.,  14  décembre  1775,  t.  XXVII  (supplément). 


170  L    OPERA    SECRET    AU    XVlIl'^    SIECLF 

reçu  cette  longue  épitre  de  remercîments,  véritable  chef- 
d'œuvre  de  vanité  cynique  et  d'impertinence  galante. 

Madame, 

Quelles  obligations  ne  vous  ai-je  pas,  et  comment 
les  reconnoître?  Investi,  couvert,  accablé  de  vos  bien- 
faits, je  viens  d'éprouver  de  votre  part  une  faveur 
unique  et  dont  il  n'est  aucun  exemple  en  France  à 
l'égard  d'un  simple  homme  de  talent.  J'étais  abymé  de 
dettes  :  l'inconduite  trop  ordinaire  dans  notre  état,  la 
dissipation  dans  laquelle  nous  vivons,  le  luxe  où  nous 
entraîne  la  société  brillante  qui  nous  recherche,  le 
jeu  devenu  un  besoin  général,  étoient  les  causes  natu- 
relles de  mon  dérangement.  Cela  me  donnait  peu  de 
droit  à  l'indulgence  publique.  Aussi,  tourmenté  par 
mes  créanciers,  ne  sachant  comment  les  satisfaire, 
i'avois  pris  le  parti  de  m'expatrier,  d'aller  en  Russie 
où  l'on  m'appeloit  et  dont  le  ciel,  tout  rigoureux  qu'il 
soit,  auroit  eu  pour  moi  inoins  d'inclémence.  Vous 
n'avez  point  voulu,  madame,  qu'une  terre  étrangère 
s'enrichît  d'une  perte  bien  faible  sans  doute  et  que 
vous  avez  daigné  exagérer  :  vous  avez  prétendu  qu'il 
seroit  honteux  que  pour  cinquante  mille  francs  on 
laissât  partir  un  danseur  aussi  précieux  (ce  sont  vos 
termes,  et  je  rougirois  de  les  rapporter  si  l'on  pouvoit 
être  modeste,  honoré  d'un  suffrage  comme  le  vôtre)  ; 
mais  ce  qui  feroit  tourner  une  tète  plus  forte  que  la 
mienne,  c'est  votre  empressement  à  faire  participer  la 
cour  entière  au  rétablissement  de  ma  fortune  :  assu- 
rément vous  pouviez  seule  me  sauver  du  naufrage  ; 
c'eût  été  un  filet  d'eau  échappé  d'un  grand  fleuve;  il 
eût  été  plus  doux  pour  mon  cœur  de  n'avoir  qu'une 
protectrice...  Que  dis-je!  je  n'en  ai  qu'une  en  effet,  et 
c'est  à  vous,  madame,  que  je  dois  rapporter  les  bontés 
de  tant    d'illustres  personnages.   Vous  avez  prétendu 


UN    MARIAGE    CHOREGRAPHIQUE  I7I 

que  tous,  étant  mes  admirateurs,  dévoient  concourir  à 
me  garder  :  vous  avez  établi  une  souscription,  et  vous 
sembliez  n'ouvrir  votre  porte  qu'en  proportion  du 
zèle  qu'on  mettoit  à  s'y  inscrire  :  c'étoit  une  véri- 
table taxe  dont  vous  greviez  ceux  qui  venoient  rendre 
leurs  hommages. 

Autrefois,  M""^  la  marquise  de  Pompadour,  cette 
femme  charmante  qui  vous  a  devancé  dans  la  carrière 
brillante  où  vous  entrez,  que  les  arts  ont  rendue  im- 
mortelle parce  qu'elle  les  a  toujours  accueillis  et  sou- 
tenus, fit  faire  une  loterie  pour  Géliotte  ;  on  a  donné 
des  bals  pour  Grandval,  une  représentation  pour  Mole*; 
grands  hommes,  infiniment  supérieurs  à  moi  et  par 
leur  talent  et  par  l'excellence  à  laquelle  ils  l'ont 
porté.  Il  vous  étoit  réservé,  madame,  d'envisager  ma 
perte  comme  une  calamité  générale,  et  d'avoir  recours, 
pour  me  conserver,  à  un  de  ces  impôts  extraordinaires 
que  le  patriotisme  alarmé  s'empresse  de  payer  a  l'envi. 
Mon  dévouement,  plus  absolu  que  jamais  à  vos  amu- 
sements, est  la  seule  manière  dout  je  puisse  vous 
prouver  ma  reconnoissance.  C'est  aux  artistes,  c'est 
aux  gens  de  lettres  à  vous  célébrer  plus  dignement. 
Qu'est-ce  que  le  génie  ne  doit  pas  attendre  d'une  di- 
vinité aussi  tutélaire,  si  vous  daignez  faire  tant  de 
choses  à  propos  d'un  homme  à  talent,  uniquement 
recommandable  par  le  bonheur  qu'il  a  de  contribuer 
à  vos  plaisirs?  Déjà  la  peinture,  la  sculpture,  la  gra- 
vure, se  sont  disputé  la  gloire  de  transmettre  à  l'Eu- 
rope étonnée  les  grâces  séduisantes  de  votre  figure; 
déjà  les  muses  vous  ont  couronnée  de  leurs  guirlandes  ; 
déjà  le  patriarche  de  la  littérature,  le  prince  de  nos 
poètes   et  de  nos  philosophes,   le  vieillard  de  Ferney, 


*  Le  premier  de  ces  acteurs,  tous  trois  célèbres  par  leurs  bonnes  fortunes, 
avait  appartenu  à  l'Opéra,  et  le  second  à  la  Comédie-Française,  où  le  troisième 
brillait  alors  du  plus  vif  éclat. 


172  L    OPERA    SECRET    AU    XYIII"^    SIECLE 

s'est  abaissé  à  vos  genoux  et  vous  a,  en  sa  personne, 
rendu  les  adorations  et  du  Parnasse  et  du  Portique*. 
Puisse  son  exemple  encourager  ceux  dont  le  respect 
captivoit  la  langue!  Qu'il  s'élève  un  concert  général 
de  vos  louanges,  et  que  le  sceptre  des  arts  et  de  la 
philosophie,  tombé  des  mains  de  la  marquise  ado- 
rable qu'ils  pleurent  encore,  passe  en  vos  mains,  et 
leur  rende  en  vous  une  autre  Minerve! 
Je  suis  avec  un  profond  respect,  etc. 
Ce  10  avril  1774  **. 

Dauberval  s'était  préservé  lui-même  du  mariage,  la 
générosité  de  la  Dubarry  l'avait  sauvé  de  la  ruine 
et  de  l'exil,  la  maladie  pensa  le  ravir  en  un  ins- 
tant à  ses  admiratrices.  Il  tomba  dangereusement 
malade  au  mois  de  mars  1776,  deux  ans  à  peine  après 
que  Paris  l'avait  reconquis  sur  la  Russie.  C'est  alors 
qu'on  vit  quels  doux  sentiments,  quelle  tendre  affec- 
tion excitait  le  célèbre  ballerin.  Tant  qu'on  eut  à 
craindre  pour  sa  vie,  la  porte  de  son  hôtel  fut  assiégée 
d'une  multitude  de  visiteurs,  grands  seigneurs  et  va- 
lets, qui  venaient  s'enquérir  de  ses  nouvelles  :  on  eût 
dit  que  la  vie  de  quelque  grand  du  royaume  était  en 
danger.  Puis,  quand  vint  la  convalescence,  ce  fut  à 
qui  lui  enverrait  de  légères  pâtisseries,  des  pièces  rares 
de  volaille,  des  vins  fins  et  généreux.  Il  guérit  enfin, 
et  la  ville  entière  salua  sa  guérison  d'un  cri  de  joie. 
11  vivait  :  tout  Paris  revécut  avec  lui  ***. 

*  On  fait  allusion  ici  à  la  charmante  lettre  mi-prose ,  mi-vers  ,  que  Vol- 
taire avait  adressée  à  la  favorite  le  13  juin  de  l'année  précédente  et  qui  se 
terminait  ainsi  :  «  Daignez  agréer,  madame,  le  profond  respect  d'un  vieux  solitaire 
dont  le  cœur  n'a  presque  plus  d'autre  sentiment  que  celui  de  la  reconnaissance.» 

**  Mémoires  seciels,  29  avril  2774,1.  XXVII  (supplément). 

***  Ihid.,  t.  IX. 


UN    MARIAGE   CHORÉGRAPHIQUE  IjS 

Pendant  que  le  beau  danseur  poursuivait  le  cours 
deses  galants  exploits,  une  jeune  fille  débutait  à  l'Opéra, 
qui  devait,  dans  la  courte  carrière  qu'elle  allait  four- 
nir, donner,  à  toutes  ses  camarades  du  chant  et  de  la 
danse,  le  double  exemple  d'une  rare  honnêteté  et 
d'une  grande  instruction.  Elle  était  d'ailleurs  peu 
éprise  de  son  art,  et  ne  s'était  décidée  à  danser  que 
pour  complaire  à  Lany,  son  professeur,  qui  fondait 
sur  elle  de  grandes  espérances.  Après  avoir  passé  un 
instant,  en  1775  ou  1776,  au  dernier  rang  des  surnu- 
méraires, M""  Crêpé,  dite  Théodore,  s'était  retirée 
presqu'aussitôt  du  '  théâtre  :  elle  n'y  revint  que  pour 
effectuer  son  début  officiel,  le  26  décembre  1777,  dans 
le  ballet  de  Bocquet  fils  et  Boutellier,  mis  en  musique 
par  Desormery,  Myrtil  et  Licoris.  Le  Journal  de 
Paris  avait  d'abord  négligé  de  parler  de  la  jeune  débu- 
tante, mais  comme  elle  continuait  de  paraître  dans  le 
même  ouvrage,  il  lui  accorda  enfin  quelques  mots 
d'encouragement  :  «  Elle  est  élève  du  sieur  Lany,  et 
le  public  a  remarqué  avec  plaisir  que  ce  maître  lui  a 
fait  adopter  le  genre  de  la  demoiselle  Lany,  sa  sœur, 
qui  a  fait  longtemps  les  délices  des  amateurs  de  la 
danse.  »  Le  Mercure  dit  la  même  chose  en  termes 
plus  élogieux  :  «  M''^  Théodore  a  débuté  avec  un 
applaudissement  général.  Cette  jeune  danseuse  a  de 
la  grâce,  un  maintien  noble  et  aisé,  une  danse 
brillante,  de  la  force  et  de  la  précision,  et  un  talent 
comparable  au  genre  de  M"*  Lany,  qui  a  fait  long- 
temps les  délices  de  ce  théâtre.  » 

En  raison  du  vif  succès  obtenu  à  son  apparition, 
M"®  Théodore  fut  presqu'aussitôt  reçue  comme  cin- 


174  l'opéra  secret  au  xviii'  siècle 

quième  remplacement^  à  la  suite  de  M'i^^  Vernier, 
Hidoux,  Asselin  et  Cécile  (Dumesnil)  :  les  premiers 
sujets  de  la  danse  étaient  alors  M"'=''Allard,  Peslin,  Gui- 
mard  et  Heinel.  La  nouvelle  venue  toucha  d'abord 
i,5oo  livres,  qui  furent  augmentées  de  5oo  dès  l'année 
suivante  (1779):  mais  elle  ne  gagna  jamais  davantage 
et  ne  resta  pas  assez  longtemps  pour  s'élever  au  pre- 
mier rang  dans  la  classe  des  remplaçantes.  Aussi  bien, 
elle  ne  s'occupait  de  son  art  qu'à  ses  moments  perdus, 
et  passait  tout  son  temps  à  lire  :  c'était  une  sorte  de 
philosophe  en  chaussons  de  satin,  une  libre  penseuse 
en  jupon  court,  qui  s'était  surtout  nourrie  des  ou- 
vrages de  Jean-Jacques.  Quand  elle  s'était  vue  à  la  veille 
d'entrer  à  l'Opéra,  elle  avait,  disait-on,  écrit  à  l'auteur 
d'Emile,  sollicitant  de  son  maître  préféré  des  conseils 
sur  la  conduite  qu'elle  devait  tenir  dans  cette  dange- 
reuse carrière  ;  et  l'on  prêtait  au  philosophe  la  ré- 
ponse suivante  : 

On  ne  peut  être  plus  surpris  que  je  ne  le  suis,  made- 
moiselle, de  recevoir  une  lettre  datée  de  l'Académie 
royale  de  musique,  par  laquelle  on  réclame  des  con- 
seils pour  y  bien  vivre. 

Vos  expressions  peignent  l'honnêteté  avec  tant  de 
franchise  et  de  candeur,  que  je  ne  vous  renverrai  pas, 
pour  recevoir  des  conseils,  à  ceux  qui  ont  coutume 
d'en  donner  aux  personnes  qui  s'y  présentent.  Je  ne 
puis  cependant  pas  vous  fournir  les  préceptes  que  vous 
me  demandez  :  ne  doutez  nullement  de  ma  bonne 
volonté  à  vous  satisfaire;  mais  je  suis  moi-même  fort 
embarrassé  pour  mon  propre  compte,  quoique  je  ne 
sois  pas  dans  une  carrière  aussi  glissante.  Je  suis  donc 
hors  d'état  de  vous  diriger  dans  celle  où  vous  êtes 
entrée. 


UN    MARIAGE   CHORÉGRAPHIQUE  lyS 

Je  n'ai  à  vous  conseiller  que  de  vous  arrêter  à  deux 
principes  généraux,  qui  doivent  être  la  base  de  toutes 
nos  actions,  dans  tel  état  que  le  destin  nous  ait 
placés. 

Le  premier,  c'est  de  ne  jamais  vous  écarter  du 
respect  que  vous  paraissez  avoir  pour  les  bonnes 
moeurs;  et,  pour  y  réussir,  évitez  l'impulsion  du  cœur 
et  des  sens,  et  qu'une  extrême  prudence  en  soit  le  cor- 
rectif. 

Le  second,  dont  vous  devez  sentir  toute  la  néces- 
sité, c'est  de  fuir,  autant  que  vous  le  pourrez,  la 
société  de  vos  compagnes  et  de  leurs  adulateurs.  Rien 
ne  perd  aussi  facilement  que  le  poison  de  la  louange 
et  l'air  contagieux  de  cet  endroit.  Jetez  les  yeux  autour 
de  vous  et  vous  remarquerez  que  ceux  ou  celles  qui 
le  respirent,  sans  être  en  garde  contre  son  effet,  ont 
le  teint  flétri  et  l'extérieur  de  machines  détraquées. 

Voilà,  mademoiselle,  les  seules  réflexions  que  je 
vous  engage  à  faire.  Quant  au  reste,  vous  me  parais- 
sez être  douée  de  toute  la  pénétration  nécessaire  pour 
parer  aux  inconvénients  qui  renaissent  à  chaque  ins- 
tant dans  ce  séjour. 

Acceptez,  je  vous  prie,  la  considération  qu'a  pour 
vous  votre  serviteur. 

J.-J.  Rousseau*. 

Théodore  suivit  avec  fidélité,  toute  sa  vie  durant. 
les  conseils  vrais  ou  faux  du  philosophe.  Elle  ne  se  dé- 
partit qu'une  fois  de  «  l'extrême  prudence  »  recomman- 
dée, et  cela  dans  une  circonstance  tragique,  qui  se 
dénoua  d'une  façon  bien  plaisante.  M'"  Théodore 
avait  le  sang  chaud  et  la  tête  près  du  bonnet.  Elle  crut. 


'  Le  Vol  plus  haut  ou  l'Espion  des  principaux  théâtres  de  la  capitale,  publié  à 
Memphis,  chez  Sincère,  libraire,  réfugié  au  puits  de  la  Vérité.  1784. 


176  l'opéra   secret   au   XYIll*^   SIÈCLE 

un  jour,  être  offensée  par  une  de  ses  camarades  du 
chant,  «  la  pastorale  M"«  de  Beaumesnil  »,  ainsi  nom- 
mée, non  à  cause  de  son  caractère,  mais  parce  qu'elle 
excellait  dans  les  rôles  de  bergère  *.  Elle  lui  adressa 
un  cartel.  Les  deux  ennemies  convinrent  de  se  ren- 
contrer à  la  Porte  Maillot.  Elles  allèrent  au  rendez- 
vous  costumées  en  amazones,  et  ayant  pour  témoins, 
la  première  deux  chanteuses,  M""  Fel  et  Charmoy,  la 
seconde  deux  danseuses,  M^'es  Peslin  et  Guimard  **. 
L'arme  choisie  était  le  pistolet.  Le  combat  allait  com- 
mencer quand  survient  Rey,  un  chanteur  de  l'Opéra, 
qui  s'épuise  en  beaux  discours  pour  calmer  les  adver- 


*  M"=  de  Beaumesnil,  de  son  vrai  nom  Henriette-Adélaïde  Villard,  était  née 
le  31  août  174S  et  avait  débuté  le  27  novembre  1766  par  le  rôle  de  Sylvie  dans 
l'opéra  de  ce  nom,  poème  de  Laujon,  musique  de  Berton  et  Trial,  qui  venait 
d'être  donné  le  18  novembre.  C'est  à  la  troisième  représentation  que  cette  jeune 
inconnue  de  dix-huit  ans ,  qui  n'avait  jamais  chanté  en  public ,  remplaça 
M"'  Arnould,  à  peine  rétablie  d'une  grave  maladie  de  nerfs  et  qui  avait  Irop 
présumé  de  ses  forces.  Le  Mercure,  assez  circonspect  d'habitude,  crie  aussitôt 
au  prodige,  tout  en  reconnaissant  que  la  jolie  voix  de  la  débutante  est  un  peu 
faible,  mais  en  marquant  l'espoir  qu'elle  pourra  gagner  en  volume  et  en  force  par 
l'exercice  :  « Elle  chanta,  elle  développa  des  bras  charmants,  dont  les  mou- 
vements souples  et  moelleux  sont  toujours  d'accord  avec  le  sentiment,  avec  le 
Sens  des  paroles,  ainsi  qu'avec  celui  de  la  musique.  Dès  ce  moment,  toute  la 

salle  retentit  d'applaudissements,  ce  qui  fut  soutenu  jusqu'à  la  fin »   Telle 

la  femme,  telle  la  chanteuse,  au  gré  du  rédacteur  qui  ne  se  tient  pas  d'enthou- 
siasme et  accumule  éloges  sur  éloges  pendant  cinq  pages  pleines.  M"'  de  Beau- 
mesnil se  retira  au  courant  de  1781  avec  une  pension  de  1,500  livres. 

*'  En  sa  qualité  de  premier  sujet  de  chant,  M''"  de  Beaumesnil  était  assistée 
de  deux  premiers  sujets  de  danse,  tandis  que  M"'  Théodore,  premier  rempla- 
cement de  la  danse,  n'avait  pour  témoins  que  des  corj-phces  du  chant.  M""  Fel 
et  Charmoy  étaient  en  effet  de  simples  choristes,  comme  la  basse-taille  Rey.  Il 
ne  faut  pas  confondre  cette  demoiselle  Fel  avec  la  célèbre  chanteuse,  Marie  Fel. 
qui,  née  à  Bordeaux  en  1716,  avait  débuté  à  dix-huit  ans  à  l'Opéra  dans  les 
Eléments,  puis  avait  parcouru  une  carrière  très  brillante  jusqu'en  I7;9,  époque 
à  laquelle  sa  mauvaise  santé  et  la  délicatesse  de  sa  poitrine  l'obligèrent  à  quitter 
le  théâtre  ;  toutefois,  elle  continua  de  chanter  au  Concert  Spirituel  jusqu'en  1770. 


ON    MARIAGE    CHORK GRAPHIQUE  I77 

saires.  Vaines  représentations  :  les  deux  rivales  s'em- 
parent des  armes  et  s'ajustent.  Mais  Rey,  tout  en 
pérorant,  avait  eu  soin  de  déposer  les  pistolets  sur  le 
gazon  humide.  On  tire  :  les  pistolets  ratent.  Les  té- 
moins perdent  leur  gravité  d'emprunt  et  éclatent  de 
rire.  Il  ne  restait  plus  qu'à  s'embrasser  :  ce  que  les 
champions  firent  de  grand  cœur. 

Théodore  était  très  aimée  de  ses  camarades  et  du 
public.  Sa  réputation  de  vertu,  son  esprit,  sa  façon  de 
penser  libre,  philosophique,  sa  grâce  et  sa  gentillesse 
lui  avaient  conquis  tous  les  coeurs.  Elle  dansait  gaie- 
ment, avec  malice,  et  savait  surtout  rebondir  à  mer- 
veille, à  ce  qu'assure  Etienne  Despréaux,  qui,  dans 
son  poëme  de  l'Art  de  la  Danse,  dit  en  vers  de 
mirliton  : 

Que  jamais  votre  corps  ne  perde  son  aplomb  : 
En  sautant,  imitez  le  ressort  du  ballon. 
Dans  cet  art  enchanteur  que  le  public  adore, 
C'est  par  là  que  plaisait  l'aimable  Théodore. 

Aussi  fut-on  fort  inquiet,  vers  Pâques  1784,  quand 
la  charmante  danseuse,  qui  n'avait  toujours  pas  un 
goût  bien  vif  pour  son  état,  manifesta  l'intention  de  se 
retirer.  Son  maître  Lany  prétendait  bien  qu'elle  man- 
quait de  sensibilité  d'âme,  et  que  sa  supériorité  dans 
tout  ce  qui  tenait  du  mécanisme  venait  justement  de 
sa  froideur  naturelle  ;  mais  Lany  se  trompait.  Si 
M"«  Théodore  se  montrait  si  fiére  et  si  rebelle,  c'est 
que  son  pauvre  cœur  était  pris  d'amour  pour  le  sé- 
duisant Dauberval.  Elle  s'était  amourachée  de  lui  et 
voulait  l'épouser,  tandis  que  celui-ci,  habitué  à  voler 

23 


lyS        l'opéra  secret  au  xviii*  siècle 

de  la  brune  à  la  blonde  et  à  mener  de  front  dix  in- 
trigues galantes,  se  souciait  peu  du  mariage  et  faisait 
la  sourde  oreille.  Ses  refus  humiliaient  bien  Théodore, 
mais  elle  ne  se  sentait  pas  la  force  de  partir,  et  son  dépit 
amoureux  la  forçait  de  demeurer  au  théâtre,  auprès  de 
celui  qu'elle  voulait  à  la  fois  fuir  et  ne  pas  perdre  de 
vue. 

Elle  resta,  et  réussit  enfin  à  toucher  le  cœur  du 
barbare;  mais  elle  devait,  avant  d'arriver  à  ses  fins, 
avant  de  porter  le  beau  nom  de  Dauberval,  subir  un 
terrible  retour  de  fortune.  Les  mémoires  et  gazettes 
du  temps  ne  parlent  qu'en  termes  discrets  et  prudents 
de  cette  mésaventure  ;  mais  j'ai  trouvé,  aux  Archives, 
des  pièces  secrètes  concernant  la  punition  que  le  mi- 
nistre infligea  alors  contre  toute  justice  à  M"=  Théo- 
dore, et  je  vais  raconter  cet  événement,  qui  montre 
combien  les  artistes  du  temps  jadis  se  trouvaient 
exposés  à  l'arbitraire,  au  caprice  et  au  courroux  du 
ministre  ou  de  ses  protégés. 

Au  mois  de  mars  1782,  M"e  Théodore  avait  accom- 
pagné à  Londres  Noverre,  qui  allait  se  faire  connaître 
des  Anglais  comme  chorégraphe  et  comme  danseur; 
elle  l'avait  parfaitement  secondé  dans  son  entreprise. 
et  avait  obtenu  auprès  des  insulaires  un  succès  fou. 
«  Elle  triomphe  ici,  écrivait-on  de  Londres  aux  Mé- 
moires secrets,  le  1 3  mars,  et  l'on  aime  autant  son 
caractère  que  son  talent  sans  exemple.  » 

Cette  faveur  extraordinaire,  et  qui  se  traduisait 
pour  elle  en  bel  argent  bien. sonnant,  incita  la  dan- 
seuse à  se  fixer  en  Angleterre.  Elle  écrivit  alors  plu- 
sieurs lettres  au  surintendant  des  Menus-Plaisirs,  M.  de 


UN    MARIAGE    CHOREGRAPHIQUE  IJf) 

la  Ferté,  et  une  dernière  (le  3  juin)  à  M.  Amelot, 
alors  ministre  de  la  maison  du  roi  gouvernant  l'Opéra, 
pour  lui  demander  soit  un  congé  absolu,  soit  un  congé 
de  trois  ans,  soit  un  congé  de  huit  mois  chaque  année. 
Elle  ne  possédait,  disait-elle,  qu'une  quarantaine  de 
mille  livres  amassées  durant  son  voyage  à  Londres,  et, 
ne  voulant  jamais  avoir  que  son  talent  pour  ressource, 
elle  devait,  avec  cette  somme,  aider  sa  mère  et  sou- 
tenir un  oncle  et  deux  tantes.  Or,  elle  gagnait,  à  Paris, 
tout  au  plus,  cinq  à  six  mille  livres,  tandis  que  mille 
louis  au  moins  lui  étaient  assurés  à  Londres!  «  Vous 
vous  refusés  encore,  concluait-elle,  à  me  donner  les 
premiers  appointements,  de  sorte  que  je  renonce  à  ma 
fortune,  si  je  retourne,  pour  n'être  dédommagée  par 
rien.  Mais  si  votre  volonté  ou  les  règlements  de  l'Opéra 
s'y  opposent,  au  nom  de  Dieu,  Monseigneur,  accor- 
dez-moi une  autre  faveur  en  me  donnant  ma  liberté, 
car  je  me  dois  encore  plus  à  mon  bonheur  et  à  celui 
de  mes  parents  qu'à  tout  ce  que  j'ai  pu  promettre*.  » 
Le  ministre  renvoya  cette  lettre  à  M.  de  la  Ferté, 
qui  répondit,  le  i8  juin,  que  la  demande  faite  par  la 
danseuse  d'un  congé  de  trois  ans  ou  d'un  congé  de 
huit  mois  par  an,  était  tout-à-fait  inacceptable,  si  l'on 
ne  voulait  pas  détruire  l'Opéra,  car  tous  les  sujets  se 
croiraient  le  droit  de  demander  la  même  chose  à  leur 
tour.  Enfin,  pour  mieux  persuader  le  ministre,  il 
s'appuie  sur  l'avis  de  Dauberval,  qui,  «  malgré  l'intérêt 
qu'il  prend  à  la  demoiselle  Théodore,  a  été  le  premier 
à  dire  que  sa  proposition  était  inadmissible,  et  qui 

•  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  639.  — Sauf  indication  contraire, 
toutes  les  pièces  ici  reproduites  se  trouvent  dans  ce  même  registre. 


i8o  l'opéra  secret  au  XV m''  siècle 

même  était  d'avis  que  son  congé  absolu  lui  fût  donné 
avec  défense  de  revenir  à  Paris  ».  On  voit  par  là  que 
Dauberval  répondait  encore  assez  froidement  aux 
poursuites  matrimoniales  de  sa  camarade,  et  qu'il  était 
bien  aise  de  la  tenir  à  distance  pour  s'en  mieux 
garantir. 

Mais  La  Ferté  n'était  pas  d'avis  qu'on  intimât  cette 
défense  à  Théodore.  «  Je  n'approuverois  point  cette 
dernière  clause,  dit-il  au  ministre,  d'autant  qu'il  y  a 
tout  à  parier  qu'elle  ne  seroit  point  exécutée,  ce  qui  ne 
feroit  que  compromettre  l'autorité.  Ainsy,  je  pense- 
rois  qu'il  vaudroit  mieux  se  borner  à  faire  répondre  à 
la  demoiselle  Théodore  qu'elle  est  absolument  libre 
de  faire  tout  ce  qui  lui  conviendra,  et  qu'on  a  pourvu 
à  ce  que  sa  place  soit  remplie  à  l'Opéra.  Cette  réponse 
pourroit  peut-être  l'humilier  plus  que  toutes  les  me- 
naces, d'autant  qu'il  paroît  que  son  parti  est  bien  pris 
de  rester  trois  ans  en  Angleterre  *.  » 

Le  ministre  adopta  cet  avis,  surtout  en  considération 
de  la  protection  accordée  par  la  reine  à  la  danseuse,  et 
il  répondit,  le  22  juin,  à  M.  de  la  Ferté,  lui  répétant, 
dans  les  mêmes  termes  ,  la  décision  qu'il  prenait  à 
l'égard  de  la  danseuse ,  et  le  priant  de  la  lui  signifier. 
M"=  Théodore  reçut  donc  le  congé  absolu  qu'elle  avait 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  639.  —  Et  cependant,  quelques  mois 
auparavant,  pour  dtcider  le  ministre  à  refuser  les  propositions  de  M"=  Théodore, 
La  Ferté  écrivait  au  ministre  qu'elle  n'avait  aucun  succès  à  Londres  :  «  J'ai  vu 
hier  M.  le  chevalier  Humbert  qui  m'.i  dit  qu'il  avoit  reçu  des  nouvelles  d'Angle- 
terre, et  on  lui  niandoit  que  le  directeur  ne  se  soucioit  pas  du  tout  de  garder  la 
demoiselle  Théodore,  à  laquelle  on  ne  trouve  toujours  que  la  même  danse... 
Je  crois  qu'elle  sera  trop  heureuse  de  revenir.  »  (Archives  de  l'Opéra,  Registres 
dis  Menus-Plaisirs.  Lettre  de  La  Ferté  .i  .M.  Amelot,  du  17  avril  1782.) 


UN    MARIAGE    C  H  ()  R  E  G  R  A  I' H  I  QU  E  ibl 

demandé,  et  recouvra  son  entière  liberté',  sans  aucune 
condition  ni  restriction,  comme  cela  ressort  des  lettres 
de  La  Ferté  à  Amelot.  La  danseuse  commit  l'im- 
prudence grave  de  trop  se  fier  à  la  parole  comme 
à  l'écrit  du  ministre.  Quand  la  saison  de  Londres  fut 
finie,  elle  rentra  tranquillement  en  F'rance,  et  alla 
s'installer  en  Champagne,  dans  un  château  appartenant 
à  Dauberval  *. 

C'est  là  que  l'attendait  Amelot,  qui  avait  des  raisons 
particulières  pour  en  vouloir  h  la  trop  spirituelle  dan- 
seuse. De  plus,  le  tout-puissant  La  Ferté,  qu'elle  n'avait 
jamais  flatté,  —  tout  au  contraire,  —  s'entendait  fort 
bien  à  attiser  le  courroux  du  ministre,  et  il  lui  écrivait 
le  19  juillet  1782  :  «  ...  J'ai  l'honneur.  Monseigneur,  de 
vous  envoyer  une  lettre  que  je' reçois  de  Dauberval  ; 
je  vais  lui  répondre  de  manière  à  l'inquiéter,  en  lui 
disant  que  vous  étiez  déjà  informé,  et  que  vous  avés 
trouvés  mauvais  qu'il  donna  retraite  à  M"«  Théodore, 
que  je  crois  qu'il  faudrait  faire  arrêter  aussi  pour 
l'exemple.  » 

Amelot  accueillit  cet  avis  avec  empressement,  et, 
dès  le  lendemain,  il  écrivait  au  lieutenant  de  police, 
Lenoir  :  «  Je  n'ai  que  le  tems,  monsieur,  de  vous 
envoyer  un  ordre  du  roi  pour  arrêter  la  demoiselle  Théo- 
dore, que  j'ay  appris  s'être  retirée  chez  le  sieur  Dau- 
berval,  au  château  de  Poinchy,  par  Chablis,  en  Cham- 


*  Lui-même  venait  de  se  faire  donner  un  congé  de  trois  mois  à  partir  du 
15  juillet,  sous  prétexte  d'aller  se  soigner  aux  eaux,  et  s'était  retiré  dans  ses 
terres.  (Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  629.  Lettre  de  Dauberval  au 
ministre  et  lettre  du  ministre  à  La  Ferté,  du  4  juillet  )  —  O  i,  659.  Compte  que 
Il  comité  rend  au  ministre  de  ce  qui  s'est  passé  dans  sa  séance  du  }  juillet  17S2. 


l82  r.  "opéra    secret    au    NVnie    SIÈCLE 

pagne.  Comme  elle  a  manqué  à  la  parole  qu'elle 
m'avoit  donnée  de  revenir  ici  après  l'expiration  de  son 
congé,  je  crois  cet  acte  de  sévérité  nécessaire  pour 
servir  d'exemple  et  en  imposer...  Je  vous  serai  obligé, 
en  la  faisant  conduire  à  l'hôtel  de  la  Force,  de  recom- 
mander expressément  qu'on  ne  la  laisse  parler  à  per- 
sonne. » 

Lenoir  chargea  de  cette  mission  délicate  un  inspec- 
teur de  police  fort  expert  en  ces  sortes  d'expéditions, 
Quidor,  très  connu  et  très  choyé  dans  tous  les  théâtres 
de  la  capitale,  par  la  bonne  raison  que  c'était  presque 
toujours  lui  qui  était  chargé  d'appréhender  au  corps 
les  artistes  récalcitrants  :  ce  qu'il  faisait  d'ailleurs  avec 
la  meilleure  grâce  du  monde,  et  en  ayant  pour  eux  les 
plus  grands  égards.  Quidor  partit  sur  l'heure  et  fit 
grande  diligence  pour  arriver  à  Poinchy  avant  que  des 
amis  n'aient  pu  prévenir  la  danseuse  du  coup  qui  la 
menaçait.  Au  bout  de  quatre  jours,  il  était  de  retour  à 
Paris  avec  son  importante  capture,  qui,  du  reste,  ne 
lui  avait  pas  donné  grand'peine  à  prendre,  comme  il 
appert  du  rapport  qu'il  adresse,  le  23  juillet,  à  son 
chef: 

J'ai  déposé  cette  nuit  à  l'hôtel  de  la  Force,  avec  la 
consigne  du  secret,  la  demoiselle  Théodore  que  j'a- 
vois  trouvée  au  château  de  Poinchy.  Malgré  les  avis 
donnés  par  la  demoiselle  Guimard  à  sa  mère  et  ceux 
qui  lui  avoient  été  donnés  directement  par  la  poste, 
elle  étoit  dans  la  plus  grande  sécurité,  se  confiant  dans 
une  lettre  qu'elle  dit  avoir  de  M.  de  La  Ferté,  et 
écrite  au  nom  du  ministre,  dans  laquelle  en  lui  an- 
nonçant   qu'elle   n'est  plus    sur  l'état  des  sujets   de 


UN    MARIAGE    CHOREGRAPHIQUE  l83 

l'Opéra  ni  de  la  Cour,  on  la  rendoit  libre  de  contracter 
les  engagements  qu'elle  jugerait  à  propos.  Elle  a  reçu 
ma  visite  et  mon  compliment  avec  un  he'roïsme  roma- 
nesque et  paraît  disposée  à  faire  assaut  de  courage  et 
de  fermeté  contre  les  attaques  de  l'autorité. 

Pendant  le  peu  d'heures  que  j'ai  passées  à  Poinchy, 
j'en  ai  assés  vu  et  entendu  pour  pouvoir  vous  assurer 
que  la  demoiselle  Théodore  et  Dauberval  sont  mariés 
depuis  huit  jours,  que  c'est  pour  ce  grand  coup  de 
théâtre  que  la  demoiselle  a  hasardé  un  voyage  en 
France  et  à  Paris,  d'où  le  sieur  Dauberval  l'a  emme- 
née furtivement  à  sa  terre  où  s'est  faite  la  cérémonie. 
Quoique  j'aie  la  certitude  de  ce  que  j'avance,  comme 
c'est  encore  un  mistère,  je  vous  supplie,  monsieur, 
de  ne  pas  paroître  tenir  la  nouvelle  de  moi. 

Lenoir  envoyait  immédiatement  le  rapport  de  Qui- 
dor  au  ministre,  et,  le  lendemain  24,  il  lui  adressait 
le  «  mémoire  de  cet  officier  concernant  la  capture, 
conduite  et  emprisonnement  de  la  demoiselle  Théo- 
dore, réglé  selon  la  taxe  ordinaire.  » 


Mémoire  des  déboursés  faits  par  le  sieur  Qiiidor,  con- 
seiller du  Roi,  inspecteur  de  police,  dans  l'exécution 
de  l'ordre  du  Roi  contre  la  demoiselle  Théodore, 
qu'il  a  été  chercher  au  château  de  Poinchy,  près 
Chably^  et  qu'il  a  amenée  à  l'hôtel  de  la  Force  : 

Sçavoir  : 

De  Paris  à  Poinchy,  26  postes  et  demie  y  compris 
la  poste  Royale,  à  7  1.  10  s.  par  poste  pour  l'officier, 
et  3   1.   pour  l'homme   de    confiance,    fait  la  somme 


184  I.' OPÉRA    SECRET    AU    X  V  I  I  1  "   SIECLE 

de  deux-cent-soixante-dix-huit  livres  cinq 
sols,  cy 278' 

Pour  l'exécution  de  l'ordre  du  Roi  contre 
la  demoiselle  Théodore 46 

Pour  le  retour  à  Paris  avec  ladite  de- 
moiselle et  sa  femme  de  chambre,  la  quan- 
tité de  26  postes  et  demie  à  7  1.  10  s.  pour 
l'officier,  3  1.  pour  l'homme  de  confiance  et 
6  1.  pour  la  demoiselle  et  sa  fernme  de 
chambre,  font  16  1.  10  s.  par  poste,  la 
somme  de 437 

Plus,  pour  deux  jours  de  nourriture  des 
deux  demoiselles  à  5  1.  par  jour,  fait    ...       10 


Total 771  '  10* 

Voilà  ce  qu'il  en  coûtait  au  siècle  dernier  pour 
arrêter,  à  quarante  lieues  de  Paris,  une  danseuse  et  sa 
femme  de  chambre.  Les  moindres  chiffres  de  ce 
compte  sont  des  plus  curieux  à  examiner,  depuis  la 
poste  qui  coûtait  7  liv.  10  s.  pour  Quidor,  et  seule- 
ment 3  liv.  pour  «  l'homme  de  confiance  »  ou  chacune 
des  prisonnières,  jusqu'à  la  nourriture,  qui  revient  à 
5  liv.  par  jour  pour  deux  personnes.  Cela  met  le  repas 
de  chacune  à  25  sols,  mais,  eu  égard  à  la  valeur  de 
l'argent  à  cette  époque,  ces  25  sols  représentaient 
bien  3  francs  de  nos  jours  :  on  voit  donc  que  la  dan- 
seuse et  sa  camériste  n'étaient  pas  soumises  à  un  ré- 
gime trop  dur. 

Quand  le  bruit  se  répandit  dans  Paris  de  l'arresta- 
tion de  M""  Théodore,  ce  fut  un  mouvement  général 
de  tristesse  et  de  stupeur.  Tous  les  amateurs  brûlaient 
du  désir  de  la  revoir,  de  lui  témoigner  par  leurs  bra- 


UN    MARIAGE    CHORÉGRAPHIQUE  I  8 5 

VOS  qu'on  l'aimait  autant  à  Paris  qu'à  Londres  :  et 
voilà  que  la  pauvre  fille  était  enfermée  en  prison.  Le 
public,  l'esprit  mis  en  éveil  par  ce  vif  désappointement, 
ne  tarda  pas  à  deviner  la  véritable  raison  de  cette 
disgrâce.  La  seule  faute  de  M'"  Théodore,  ce  dont  le 
ministre  voulait  la  punir,  c'était  d'avoir  écrit  durant 
son  séjour  à  Londres  différentes  lettres  où  elle  s'ex- 
primait avec  une  liberté  par  trop  anglaise  sur  la  nou- 
velle administration  de  l'Opéra.  Le  comité,  qui  avait 
été  créé  par  le  ministre  en  1780,  et  qui,  depuis  le 
départ  de  Dauvergne  120  mars  1782),  dirigeait  seul  le 
théâtre  sous  l'influence  occulte  mais  toute-puissante 
de  Morel,  le  beau-frère  de  Papillon  de  la  Ferté,  avait 
fait  entendre  au  ministre  que  c'était  l'attaquer  indi- 
rectement lui-même  et  braver  son  autorité  que  de 
narguer,  de  tourner  en  ridicule,  un  pouvoir  qui  éma- 
nait de  lui*.  Et  le  ministre,  froissé  dans  son  amour- 
propre,  avait  résolu  de  sévir. 

Mais  Théodore  n'était  pas  femme  à  se  laisser  frapper 
sans  riposter,  et,  le  jour  même  de  son  incarcération 
elle  écrivit  à  M.  de  la  Ferté  une  lettre  de  la  bonne 
encre,  où  elle  le  raillait  avec  une  verve  impitoyable  : 

Je  ne  me  serois  jamais  attendu,  ni  vous  non  plus, 
j'en  suis  sûre,  —  écrit-elle  le  23  juillet,  —  à  ce  qui 
m'arrive  aujourd'hui;  vous  êtes  off'ensé  et  compromis 
plus  que  je  ne  suis  punie.  Puisque,  par  la  lettre 
ministérielle  '  que  j'ai  reçue  de  vous,  on  m'accorde  ma 
liberté,  et  que  vous  m'assures  même  qu'on  a  pourvu  à 
mes  places  de  la  Ville  et  de  la  Cour,  et  que  je  ne  suis 
plus  rien  sur  les  Etats  du   Roi.  ni  sur  ceux  de  l'Aca- 

•  Mémoires  secrets,  31  juillet  1782. 

24 


i86  l'opéra  secret  au  xviii^  siècle 

demie  royale  de  musique,  je  croyois  qu'on  n'avoit 
plus  de  droit  sur  les  gens  qu'on  avait  congédiés,  mais 
la  justice  de  cette  administration  n'est  pas  faite  comme 
cette  admirable  divinité  qui  tient  la  balance,  et  je  ne 
suis  plus  surprise  de  rien,  mais  vous,  monsieur,  vous 
pouvés  l'être,  si  de  ma  vie  je  fais  un  pas  sur  les 
théâtres  de  Versailles  et  de  Paris. 

Je  n'en  suis  pas  moins  reconnoissante  des  bonnes 
intentions  que  vous  avés  eu  pour  jnoi,  et  je  ne  vous 
en  rends  pas  moins  les  hommages  du  plus  respectueux 
attachement  et  de  la  plus  vive  reconnoissance  que  je 
dois  aux  bontés  et  à  l'intérêt  que  vous  m'avés  toujours 
témoignés. 

M"«  Théodore  avait  un  grand  avantage  dans  cette 
lutte  contre  le  ministre  et  l'intendant  des  Menus  :  elle 
avait  pour  elle  le  droit,  la  bonne  foi,  et  une  pièce 
écrite  qu'elle  citait  toujours  sans  se  départir  d'un 
mot.  Aussi  faut-il  voir  tous  les  efforts  de  La  Ferté 
pour  changer  le  sujet  de  la  discussion  et  attirer  la 
danseuse  sur  un  terrain  où  elle  ne  pourrait  plus  citer 
cette  malheureuse  lettre  à  tout  propos.  Au  reçu  de  ce 
papier,  La  Ferté  fut  presque  désarçonné,  mais  il  prit 
deux  jours  de  réflexion  pour  se  remettre,  et,  au  bout 
de  ce  temps,  il  adressa  à  la  danseuse  une  lettre  d'une 
remarquable  hypocrisie  : 

Comme  je  suis, mademoiselle,  malade  à  la  campagne, 
j'ai  appris  par  votre  lettre  votre  détention.  J'avois  lieu 
de  la  craindre  *  d'après  le  mécontentement  que  le  pu- 
blic avoit  marqué  lorsqu'il  a  appris  le  refus  que  vous 

'  Le  bon  apôtre  l'avait  bel  et  bien  conseillée  au  ministre. 


UN    MARIAGE    CHORÉGRAPHIQUE  187 

faisiés  de  revenir  dans  votre  patrie,  et  que  vous  pré- 
fe'riés  de  faire  jouir  les  pays  étrangers  de  vos  talents. 

Il  est  vrai  que  je  vous  ai  e'crit,  après  plusieurs  lettres 
que  j'avois  reçues  de  vous  et  dont  j'avois  rendu 
compte  au  ministre,  qu'enfin,  puisqu'il  falloit  renoncer 
à  l'espe'rance  de  vous  revoir  de  trois  ans  à  l'Opéra, 
vous  étiez  libre  de  faire  ce  qui  vous  feroit  plaisir  et 
qu'on  disposeroit  de  vos  places  ;  mais  en  même  temps 
je  ne  vous  ai  point  donné  le  conseil  de  venir  à  Paris  *, 
surtout  lorsque  vous  forciés  la  main  pour  vous  procu- 
rer la  liberté  de  rester  en  Angleterre.  Je  puis  vous  as- 
surer que  si  dans  cette  occasion  le  ministre  use  de 
quelque  sévérité  vis-à-vis  de  vous,  c'est  que  les  avis  de 
plusieurs  personnes  raisonnables**  se  sont  réunis  pour 
représenter  au  ministre  qu'il  étoit  important  de  faire 
un  exemple  qui  pût  au  moins  satisfaire  le  public,  sur- 
tout lorsqu'il  a  lieu  vis-à-vis  de  quelqu'un  qui  a  autant 
de  talent  que  vous.  Je  vous  connois  trop  d'esprit,  made- 
moiselle, pour  n'être  pas  convaincu  qu'intérieurement 
vous  penseriés  de  même,  si  la  chose  ne  vous  regardoit 
pas  personnellement.  Au  reste,  j'espère  que  M.  Amelot 
ne  sera  pas  longtemps  sans  vous  rendre  votre  liberté. 

Et  le  lendemain  26,  La  Ferté,  poursuivant  son 
double  jeu,  écrivait  au  ministre  : 

Monseigneur,  je  crois  devoir  avoir  l'honneur  de 
vous  envoyer  la  lettre  de  la  demoiselle  Théodore,  que 
vous  serés  sensé  ne  pas  connoître,  et  la  réponse  que  je 
lui  ai  faite,  afin  que  si  elle  la  montroit,  on  puisse  juger 
par  là  de  la  conduite  qu'elle  a  tenue;  la  punition 
qu'elle  éprouve  ayant  fait  actuellement  son  effet  à 
l'Opéra  et  dans  le  public,  je  pense  que  vous  voudrés 

*  Cette  distinction  n'est-elle  pas  merveilleuse? 
'*  L'excellent  homme  ne  se  maltraite  pas  trop. 


i8S         l'opéra  secrkt  au  xviii''  siècle 

bien  lui  rendre  sa  liberté,  en  lui  faisant  sentir  que  c'est 
une  grâce,  puisque  vous  pourries  la  retenir  de  manière 
à  l'empêcher  de  sortir  du  Royaume  pour  aller  exercer 
son  talent  ailleurs;  mais  il  faut  qu'elle  paye  les  frais 
de  l'inspecteur  de  police;  comme  c'étoit  une  mauvaise 
tête  et  qu'elle  pourroit  tenir  beaucoup  de  propos  à 
Paris  et  exciter  du  trouble  à  l'Opéra,  il  seroit  peut-être 
bon  de  ne  la  faire  sortir  de  prison  qu'au  moment  oii 
elle  seroit  prête  de  monter  en  voiture  pour  retourner 
à  Poinchy,  et  la  faire  prévenir  par  l'inspecteur  que 
c'est  une  des  conditions  de  sa  liberté,  et  que  si  elle  se 
prévaut  de  rester  à  Paris  et  d'y  voir  quelqu'un  d'ici  à 
deux  mois,  alors  il  ne  lui  sera  expédié  aucun  passe- 
port lorsqu'elle  en  aura  besoin  pour  passer  en 
Angleterre,  et  que  dans  deux  mois  elle  pourra  venir  à 
Paris,  si  elle  y  a  des  arrangements  à  prendre  pour  ses 
affaires;  comme  je  vois  qu'il  ne  faut  rien  écrire  avec 
elle,  je  crois  qu'il  faut  lui  faire  dire  tout  cela  verbale- 
ment par  le  sieur  Quidor. 

L'aveu  est  précieux  à  noter.  Il  paraît  que  le  pauvre 
La  Ferté  se  repentait  fort  d'avoir  écrit  cette  lettre  si 
précise  qui  rendait  à  M"°  Théodore  «  son  entière 
liberté,  »  et  qui  était  devenue  une  arme  terrible  dans 
les  mains  de  la  spirituelle  danseuse. 

Le  lendemain  matin  27  juillet,  Amelot  écrivait  à 
Lenoir  de  mettre  M"°  Théodore  en  liberté,  sous  con- 
dition qu'elle  payerait  les  771  liv.  10  s.  qu'avait  coiàté 
son  arrestation,  qu'elle  sortirait  de  prison  sans  voir 
personne  autre  que  sa  mère,  et  qu'elle  obéirait  sur 
l'heure  aux  ordres  du  roi  qui  l'exilaient  à  trente  lieues 
de  Paris.  «  Elle  reconnaîtra,  disait-il  en  finissant, 
qu'on  ne  nargue  pas  impunément  l'autorité  en  reve- 
nant  en    France  et   même   jusqu'à  Paris,  après  avoir 


UN    MARI  AGE    C  HORKGR  A  l'H  IQUE  189 

manqué  à  la  parole  d'honneur  et  par  écrit  qu'elle 
avoit  donnée  de  revenir  prendre  son  service  à  l'Opéra 
à  l'expiration  du  congé  limité  que  je  lui  avois  accordé, 
et  avoir  forcé  par  ses  prétentions  ridicules  et  indé- 
centes à  lui  donner  un  congé  absolu.  » 

Et  le  même  jour,  le  ministre,  mandant  à  La  Ferté 
qu'il  venait  de  faire  mettre  la  prisonnière  en  liberté, 
terminait  sa  lettre  par  ces  mots  qui  prouvent  combien 
il  redoutait  lui-même  la  malice  et  la  colère  de  son 
adversaire  :  «  A  votre  place,  je  n'aurois  pas  répondu  à 
la  lettre  qu'elle  vous  a  écrite.  Mais  il  n'y  a  pas  grand 
mal  »,  ajoute-t-il  comme  pour  se  rassurer  contre  sa 
propre  peur. 

Cependant,  la  veille  même  du  jour  où  elle  devait 
sortir  de  prison,  la  danseuse  avait  encore  adressé  à  La 
Ferté  une  lettre  narquoise  dont  chaque  mot  portait  et 
frappait  son  ennemi  en  pleine  poitrine.  Elle  commen- 
çait par  rappeler  avec  une  précision  impitoyable 
qu'avant  de  s'engager  à  Londres,  elle  avait  demandé 
qu'on  lui  rendît  sa  liberté  ou  qu'on  lui  donnât  la  place 
de  premier  sujet,  que  le  ministre  lui  avait  formellement 
promise  depuis  Pâques  1780.  Puis  elle  continuait  : 
«  Vous  avés  donc  été  chargé,  monsieur,  de  m'écrire  au 
nom  du  roi  et  du  ministre  que  j'étois  libre  et  qu'on 
avoit  pourvu  à  mes  places  tant  à  la  Ville  qu'à  la  Cour: 
il  est  vrai  que  vous  ne  m'aviés  pas  conseillé  de  revenir 
en  me  disant  que  peut-être  obtiendrais-je  difficilement 
un  passe-port,  mais  vous  ne  m'aviés  pas  dit  que  l'on 
me  mettroit  en  prison;  vous  avés  été  trompé,  mon- 
sieur, vous  êtes  cruellement  compromis,  et  je  suis  bien 
Certaine  que  vous  gémisses  sur  ce  qui  m'arrive.  Les 


!<)0  1  /  O  P  É  R  A    SECRET    AU    X  V  II  I  '    SIECLE 

personnes  raisonnables  qui  conseillent  le  ministre  sont 
plus  méchantes...  Je  n'ai  point  appris  mon  état  aux 
dépends  de  l'Académie  royale  de  musique.  Durant  mon 
service  à  ce  spectacle,  à  peine  si  j'ai  retiré  ce  que  mon 
talent  m'a  coûté  ;  je  n'emporte  pas  en  Angleterre  les 
pensions  de  la  France,  je  n'ai  servi  que  trois  ans,  et  je 
ne  dois  rien  à  l'Opéra,  car  mon  talent  étoit  fait  lorsque 
j'y  suis  entrée.  Le  public  seroit  injuste  de  me  blâmer, 
il  ne  paye  pas  les  sujets  comme  en  Angleterre  par 
l'argent  que  celui  de  ce  pays  apporte  à  leur  bénéfice; 
mais  ce  qui  doit  offenser  ce  même  public  dont  vous 
me  parlés  est  la  petite  méchanceté  de  quelques  enne- 
mis qui  s'opposent  à  ce  qu'un  sujet  aimé  obtienne  les 
places  qu'il  mérite.  Les  règles  de  la  justice  ne  sortiront 
jamais  de  mon  cœur,  je  ne  suis  pas  partiale  pour  mes 
intérêts,  et  si  j'avois  tort  je  me  condamnerois.  Mon 
talent  est  à  moi,  comme  Paris  est  au  roi.  L'Académie 
ne  l'a  point  acheté  comme  celui  du  jeune  Vestris  par 
la  pension  donnée  à  son  père  pour  former  des  sujets. 
Je  suis  pauvre,  je  n'ai  de  ressource  que  par  mon  talent, 
et  je  demande  une  grâce  dont  il  y  a  encore  un  exemple 
assés  récent  dans  M.  Vestris,  qui  a  obtenu  durant  sept 
années  consécutives  un  congé  pour  aller  h  Stmard 
fStuttgard).  » 

Il  fallait  du  courage  pour  parler  ce  fier  langage  au 
surintendant  des  Menus  et  au  ministre.  Cependant  on 
laissa  Théodore  sortir  de  prison  au  jour  dit,  le  27  juil- 
let, et  elle  partit  en  exil.  Mais  le  ministre  et  La  Ferté 
s'aperçurent  bien  vite  qu'ils  n'avaient  pu  donner  le 
change  au  public  sur  les  causes  de  leur  colère  contre 
la  danseuse  ;  la   faveur  générale  était  acquise   à  leur 


UN    MARIAGE    CHOREGRAPHIQUE  IQI 

adversaire,  et  chacun  s'étonnait  de  l'acharnement  qu'on 
mettait  à  la  poursuivre  en  l'empêchant  de  danser  à  la 
fois  à  Paris  et  à  Londres. 

Du  moment  qu'on  avait  fait  sentir  à  l'artiste  le  poids 
de  la  colère  ministe'rielle,  il  semblait  qu'il  fût  juste  de 
lui  donner  pleine  liberté  plutôt  que  de  l'éloigner  de 
Paris,  tout  en  refusant  de  la  laisser  sortir  de  France. 
Malheureusement  pour  elle,  son  honnêteté  ne  lui  avait 
procuré  aucun  protecteur;  elle  lui  avait,  au  contraire, 
aliéné  la  plupart  des  personnages  influents  qui  courti- 
saient des  vertus  plus  faciles.  De  plus,  son  grand  talent 
lui  avait  fait  beaucoup  de  jaloux  à  l'Opéra,  et  la  Gui- 
mard  passait  pour  être  à  la  tête  de  la  cabale  qui  la 
persécutait,  mais  elle  avait  pour  elle  l'appui  de  l'opi- 
nion, qui  se  traduisait  dans  les  gazettes  :  «  Si  elle  ne  peut 
rentrer,  elle  aura  la  consolation  d'emporter  non-seule- 
ment l'admiration,  mais  même  l'estime  publique  *.  » 

Cette  manifestation  du  sentiment  public  décida  le 
ministre  et  M.  de  la  Ferté  à  négocier  avec  la  dan- 
seuse qu'ils  retenaient  en  exil,  pour  la  décider  à  repa- 
raître. Mais  celle-ci  resta  inébranlable  dans  la  décision 
qu'elle  avait  prise  de  retourner  à  Londres,  et,  le  7 
août ,  M.  de  la  Ferté  était  contraint  d'annoncer  au 
ministre  l'inutilité  de  ses  eff"orts.  «  J'ai  reçu  une  nou- 
velle lettre  de  M"'  Théodore,  qui  persiste  toujours  à 
vouloir  faire  (dit-elle)  sa  fortune  en  Angleterre.  Ainsi, 
toutes  vos  tentatives   et    les  miennes  ne  pouvant  se- 


*  Mémoires  surets,  51  juillet  17S2.  L'accusation  portée  par  ces  mémoires  contre 
la  Guimard  parait  assez  mal  fondée,  puisque  nous  savons  par  le  rapport  de 
Quidor  que  M'^*  Guimard  avait,  au  contraire,  prévenu  sa  camarade  du  danger 
qui  la  menaçait  d"ètre  mise  en  prison. 


192  1,    OPKRA    SECRET    AU    X  V  I  1  1  "^    SIECLE 

conder  les  désirs  que  vous  avie's  de  conserver  ce  talent 
à  la  Cour  et  à  la  Ville,  il  faut  bien  prendre  le  parti  d'y 
renoncer  ;  je  lui  ai  en  vain  rappelle  les  paroles  d'hon- 
neur qu'elle  vous  avoit  données  par  écrit  de  ne  point 
abuser  du  congé  que  vous  aviés  bien  voulu  lui  donner 
pour  la  mettre  à  même  d'arranger  ses  affaires  ;  mais 
c'est  une  petite  cosmopolite  qui,  à  ce  que  l'on  m'a  dit, 
pour  faire  sa  cour  aux  Anglois,  n'habille  pas  bien  les 
François  en  Angleterre.  Au  reste,  l'engagement  que 
vous  avés  permis  que  l'on  fît  à  la  demoiselle  Dupré. 
qui  a  beaucoup  de  talents  et  qui  danse  différens 
genres,  joints  à  ceux  de  la  demoiselle  Gervais,  pour- 
ront rendre  la  perte  de  M'"  Théodore  moins  sensible.» 
Le  ministre  répondit  le  lendemain  8  août  à  La  Fcrté 
en  lui  envoyant  de  nouveaux  ordres  qui  faisaient 
cesser  l'exil  de  M"*  Théodore. 

La  danseuse  avait  donc  recouvré  son  entière  liberté. 
Elle  avait  payé  de  quelques  jours  de  prison  et  d'un 
court  exil  ses  trop  grandes  libertés  de  parole,  mais  les 
injustes  rigueurs  qui  la  frappaient  n'avaient  pu  aff"ai- 
blir  un  caractère  aussi  bien  trempé  que  le  sien  ;  et 
c'est,  à  vrai  dire,  le  ministre  et  l'intendant  des  Menus 
qui  avaient  eu  le- dessous  dans  cette  lutte  que  tous  les 
amateurs  de  Paris  et  de  Versailles  avaient  suivie  avec 
un  vif  intérêt,  en  faisant  des  vœux  pour  le  prompt 
retour  de  la  danseuse*. 

Mctra,  qui  s'était  dans  cette  affaire  montré  défavorable  à  la  danseuse,  exa- 
gère singulièrement  quand  il  écrit,  dés  le  21  août  1782  ,  «  que  la  demoiselle 
Théodore  est  déjà  oubliée  du  public,  éclipsée  par  une  demoiselle  Dupré  qui  ar- 
rive de  Londres  et  qui  a  cgnquis  d'emblée  tous  les  suffrages.  »  Si  inconstant  que 
soit  en  général  le  public,  il  n'oublia  pas  si  vite  Théodore,  et  put  accueillir  fa- 
vorablement M"=  Dupré  sans  perdre  le  souvenir  de  sa  devancière.  (Voir  le 
chapitre  suivant  :  Le  Congé  d'une  danseuse.) 


UN    MARIAGE    CHORÉGRAPHIQUE  I  gS 

Théodore  avait  assuré  dans  le  feu  de  la  discussion 
n  qu'elle  ne  ferait  plus  un  pas  de  sa  vie  sur  les 
théâtres  de  Versailles  et  de  Paris.  »  Elle  tint  parole 
(ce  fut  le  résultat  le  plus  clair  des  persécutions  minis- 
térielles) ;  bien  plus,  elle  décida  Dauberval  à  aban- 
donner aussi  l'Opéra.  Dès  le  mois  d'avril  suivant, 
Dauberval  manifesta  l'intention  de  se  retirer  sous 
le  prétexte  de  mauvaise  santé,  et  en  demanda  per- 
mission au  ministre  :  celui-ci  refusa  tout  net.  Trois 
mois  ne  s'étaient  pas  écoulés  que  Dauberval  revenait 
à  la  charge.  Au  commencement  de  juin  1783,  il  se  fit 
donner  quantité  de  certificats  de  médecins  et  chirur- 
giens (bien  que,  deux  mois  auparavant,  lors  de  la 
réouverture  après  Pâques,  il  eût  assuré  au  ministre 
qu'il  était  en  état  de  reprendre  son  service),  et  de- 
manda que  sa  retraite  lui  fût  accordée  et  qu'on  liqui- 
dât ses  pensions  à  partir  du  i"  avril.  Cette  requête 
surprit  vivement  le  ministre,  qui  la  rejeta  d'abord 
avec  colère  ;  mais  cette  fois  le  danseur  était  décidé, 
et  force  fut  de  céder  à  sa  demande.  On  fit  même 
contre  fortune  bon  cœur,  et,  par  grâce  particulière, 
on  lui  octroya  une  pension  à  laquelle  il  n'avait  pas 
tout  à  fait  droit;  ce  qui  porta  à  5, 000  liv.  la  somme 
totale  de  ses  pensions  de  retraite  de  danseur  de  l'O- 
péra, de  danseur  des  ballets  du  roi  et  de  maître  de 
ballets*. 

Il  faut  dire  que,   pendant  ces   longs  débats,  le  mi- 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  629.  Lettres  d'.\melot  à  M.  de  la 
Ferté  des  12,  16,  27  juin  et  3  juillet  1783.  Le  Calendrier  historique  des  théâtres  \\xi 
attribue  seulement  1,500  livres  de  pension  comme  maître  de  ballets,  et  2,000 
comme  premier  danseur,  mais  le  surplus  lui  était  payé  sur  les  fonds  de  la  cour 
comme  ancien  maître  des  ballets  du  roi. 

25 


194  I-' OPÉRA    SECRET    AU    XV III*   SIECLE 

nistre,  peu  au  fait  de  toutes  ces  subtilités  artistiques 
et  juridiques,  était  à  chaque  instant  dérouté  par  les 
prétentions  nouvelles  et  les  revirements  subits  de  ses 
administrés  récalcitrants.  Il  lui  aurait  même  été  bien 
difficile  de  répondre  sans  prendre  l'avis  de  La  Ferté, 
mieux  rompu  que  lui  à  ces  luttes  d'adresse,  à  ces 
batailleries  incessantes,  et  la  lettre  suivante  qu'Amelot 
écrivait,  le  22  juin,  à  son  conseiller  indispensable, 
montre  bien,  sous  une  forme  très  assurée,  très  ferme 
en  apparence,  quelle  indécision  régnait  dans  l'esprit 
du  ministre ,  quelles  craintes  l'agitaient  de  mal  faire 
et  combien  il  avait  besoin  d'avoir  toujours  La  Ferté 
derrière  lui  pour  le  soutenir. 

Je  n'ai  que  le  tems  de  vous  mander,  monsieur,  que 
j'approuve  la  lettre  que  vous  vous  proposés  d'écrire  au 
sieur  Dauberval  et  que  vous  pouvés  la  lui  envoler. 
J'aurais  voulu  que  vous  m'évitassiez  sa  visite,  mais 
puisque  vous  la  jugés  nécessaire,  j'y  consens;  vous 
voudrés  bien  seulement  avoir  la  complaisance  de  vous 
trouver  chez  moi  en  même  tems  que  lui,  au  surplus 
je  ne  crains  point  ses  démarches;  je  ne  crois  pas 
même  devoir  les  prévenir,  parce  que  je  sçaurai  ré- 
pondre si  je  suis  interpellé;  la  Reine  ne  fera  sûrement 
à  ses  mémoires,  si  on  les  lui  présente,  que  l'attention 
qu'ils  méritent... 

Comme  tout  ce  qui  s'est  passé  vis-à-vis  du  sieur 
Dauberval  est  éparpillé  dans  différentes  lettres,  je  vous 
serai  obligé,  si  le  tems  vous  le  permet,  de  m'en  faire 
un  petit  résumé  général,  pour  m'en  servir  au  besoin. 

La  Ferté,  de  son  côté,  ne  manquait  pas  une  occa- 
sion de  revenir  à  la  charge  auprès  du  ministre  et  d'en- 
venimer la  discussion. 


UN    MARIAGE    CHORÉGRAPHIQUE  igS 

M"'  Théodore,  dite  M""  Dauberval,  est  venue  me 
trouver  ce  matin  ici  avec  l'air  tout  à  fait  anglaise; 
elle  m'a  remis  une  lettre  de  son  mari,  ou  soi-disant; 
je  crois  devoir  la  joindre  ici.  J'ai  dit  à  M"'  Théodore 
qu'il  y  avait  à  parier  cent  contre  un  que  vous  ne  ha- 
zarderiez  pas  à  demander  au  Roi  ce  qu'il  désire,  parce 
que  vous  avez  eu  beaucoup  de  peine  à  obtenir  la  pen- 
sion de  maître  de  ballets  ,  quoiqu'il  y  eût  beaucoup 
plus  d'années  qu'il  exerce  cette  place  ;  et  qu'enfin  j'avais 
l'honneur  de  vous  être  trop  dévoué  pour  vous  pro- 
poser une  chose  aussi  peu  fondée  en  raison;  mais  que 
d'après  ses  demandes,  je  ne  vous  alléguerois,  monsei- 
gneur, aucune  raison,  si  tant  est  que  vous  en  eussiez 
besoin,  ce  qui  n'étoit  pas,  pour  vous  détourner  des 
dispositions  favorables  que  vous  pourriez  avoir  pour 
lui  * 

Enfin,  Théodore  et  Dauberval  partirent.  Sitôt  que 
les  deux  artistes  eurent  reconquis  leur  liberté,  ils 
s'en  firent  le  sacrifice  réciproque,  et  consacrèrent 
l'union  que  Théodore  poursuivait  depuis  si  longtemps, 
et  qui  n'était  pas  sanctionnée,  bien  qu'en  ait  pu  dire 
Quidor  lorsqu'il  avoit  arrêté  la  danseuse  à  Poinchy. 
Voici  en  quels  termes  les  Mémoires  secrets  annoncent, 
le  17  septembre  1783,  cette  nouvelle  qui  devait  porter 
le  deuil  dans  tant  de  cœurs  féminins  et  masculins  : 
«  Le  sieur  d'Auberval  s'est  enfin  rendu  au  goût  dé- 
cidé et  constant  de  M"'  Théodore  pour  lui,  et  il  vient 
de  l'épouser  depuis  qu'il  a  quitté  le  théâtre  de  l'Opéra." 

La  nostalgie  des  planches  ne  tarda  pas  à  tourmenter 
les  deux  exilés  volontaires,  puis  le  désir  de  reparaître 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  634.  Lettres  du  ministre  et  de  La 
Ferté  (22  juin  et  24  juillet  1783). 


196  l'opéra    secret   au    XVIII*    SIÈCLE 

sur  le  théâtre  de  leurs  succès.  Ils  en  vinrent  à  penser 
que  toute  cette  affaire  avait  été  surtout  une  querelle 
personnelle  entre  eux  et  Amelot,  et  sitôt  que  le  baron 
de  Breteuil  eut  remplacé  celui-ci  au  ministère  de 
la  maison  du  roi,  ils  lui  adressèrent  le  placet  suivant  : 

Monseigneur, 

Les  circonstances  de  l'Académie  royale  de  musique 
ayant  changé,  et  le  sort  des  sujets  qui  la  composent 
étant  plus  heureux,  depuis  que  Votre  Grandeur  la 
protège,  tout  doit  y  attirer  les  artistes  qui  chérissent  la 
gloire  de  leur  art  et  les  bontés  d'un  grand  ministre  ;  en 
conséquence  de  tous  ces  motifs,  monseigneur,  la  de- 
moiselle Théodore  et  le  sieur  Dauberval  seroient 
trop  heureux  que  vous  daignassiés  leur  accorder  votre 
bienveillance,  en  les  fixant  dans  leur  patrie,  par  leur 
rentrée  à  l'Opéra. 

Pour  peu,  monseigneur,  que  vous  vouliés  vous  faire 
instruire  de  la  nécessité  dont  ils  pourraient  être  à  ce 
spectacle  (sans  nuire  au  sort  d'aucuns  sujets),  ils  osent 
espérer  que  vous  les  métrés  dans  le  cas  de  ne  plus 
porter  leurs  foibles  talents  dans  les  cours  étrangères, 
et  que  vous  les  métrés  sous  l'appui  de  votre  protec- 
tion, ne  désirant  tous  les  deux  que  de  s'en  rendre 
digne,  en  obéissant  à  vos  ordres,  en  faisant  exacte- 
ment leurs  services,  et  en  cherchant  à  mériter  les  ap- 
plaudissement de  la  Cour  et  de  la  Ville  *. 

Le  ministre,  en  effet  «  se  fit  instruire  »  et  s'adressa 
pour  cela  à  M.  de  la  Ferté  ;  or,  celui-ci  avait  toujours 
sur  le  cœur  les  mordantes  répliques  de  Théodore. 
L'occasion  s'offrait  à  lui  de  s'en  venger,  il  la  saisit 
avec  bonheur.   Les     prétentions    du    couple    dansant 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  626. 


UN    MARIAGE    CHORÉGRAPHIQUE  IQJ 

n'étant  rien  moins  que  modestes,  il  n'eut  pas  de  peine 
à  les  faire  rejeter,  et  il  rédigea  à  cet  effet  un  mémoire 
où  il  les  réfutait  une  à  une.  M"*  Théodore,  disait-il  en 
substance,  demandait  de  rentrer  à  l'Opéra  avec  une 
place  de  première  danseuse;  mais  les  trois  places  de 
premières  danseuses  fixées  par  les  anciens  règlements 
étaient  remplies  et  l'on  ne  pouvait  vraiment  pas  en 
enlever  une  à  la  demoiselle  Gervais  dont  on  n'avait 
qu'à  se  loMer  pour  y  installer  Théodore.  Elle  deman- 
dait, en  outre,  qu'on  lui  octroyât  une  pension  de 
3,000  francs,  comme  on  avait  fait  jadis  pour  le  sieur 
Vestris  ;  mais  il  ne  fallait  pas  oublier  qu'elle  avait 
quitté  l'Opéra  sans  congé  et  que  pareille  faveur,  ac- 
cordée à  la  fugitive,  pourrait  être  réclamée  à  bien 
plus  juste  titre  par  tous  les  sujets  qui  avaient  fait  leur 
service  avec  exactitude  et  sans  interruption.  Théodore 
demandait  en  troisième  lieu  qu'on  accordât  à  son 
mari  «  une  place  de  maître  des  ballets,  pour  Texercer. 
soit  par  quartier,  soit  par  semestre,  ou  alternativement 
pour  chaque  opéra,  avec  le  sieur  Gardel.  »  Mais  il 
fallait  se  rappeler  qu'on  avait  déjà  tenté  cette  combi- 
naison, et  qu'elle  n'avait  pas  pu  durer  malgré  tous  les 
soins  qu'on  avait  pris  d'accorder  ces  deux  maîtres; 
que  de  plus,  Dauberval,  lors  de  sa  retraite,  avait  fait 
liquider  sa  pension  de  maître  de  ballets,  et  qu'enfin,  si 
sa  retraite  avait  peiné  les  administrateurs  de  l'Opéra  qui 
appréciaient  fort  son  talent,  elle  avait  été  au  contraire 
vue  avec  plaisir  par  ses  camarades  :  sa  rentrée  à  l'Opéra 
ne  pourrait  donc  que  susciter  des  tracasseries  sans  fin, 
et  même  décider  les  deux  frères  Gardel  à  se  retirer. 
Ce  rapport,  rédigé    avec  une   grande    réserve,   fait 


iqS  l'opéra  secret  au  xviii*  siècle 

honneur  à  la  politique  de  La  Ferte',  qui  avait  fort  bien 
su  profiter  d'un  moment  de  faiblesse  de  son  ennemie 
pour  la  frapper  au  de'faut  de  la  cuirasse.  «  Tel  est, 
conclut-il,  l'exposé  le  plus  vrai  que  l'on  puisse  faire  de 
cette  affaire.  On  n'a  point  cru  devoir  y  faire  entrer  la 
considération  d'une  augmentation  de  quatorze  mille 
livres  de  dépenses  pour  l'Opéra  par  les  appointements 
qu'il  faudroit  donner  au  sieur  et  à  la  dame  Dauberval, 
parce  que  s'il  n'y  avait  que  cette  difficulté  à  vaincre 
pour  leur  rentrée  à  ce  spectacle  et  pour  satisfaire  les 
personnes  qui  les  désirent,  ce  surcroit  de  dépense  ne 
pourroit  peut-être  pas  empêcher  que  l'on  n'enrichisse 
encore  l'Académie  royale  du  talent  de  ces  deux  sujets.» 

Mais  on  se  garda  bien  «  de  l'enrichir  »,  et  les  deux 
époux  en  furent  pour  leur  courte  honte  :  ils  apprirent 
à  leurs  dépens  que  le  surintendant  des  Menus  ne  pra- 
tiquait guère  le  précepte  évangélique  du  pardon  des 
offenses  et  durent  singulièrement  se  repentir  d'avoir 
fait  les  premiers  pas.  On  offrait  alors  à  Dauberval  la 
place  de  maître  de  ballets  au  théâtre  de  Bordeaux  :  il 
accepta,  et  les  deux  artistes  évincés  se  rendirent  dans 
cette  ville  où  ils  devaient  terminer  leur  carrière.  Ils  ne 
tardèrent  pas  à  y  conquérir  la  faveur  et  l'estime  pu- 
blique par  leurs  rares  talents  et  par  l'édifiant  spectacle 
de  leur  tendre  et  solide  union. 

M°"  Théodore  obtint  ses  principaux  triomphes  au- 
près des  Bordelais  en  dansant  les  ballets  que  compo- 
sait son  mari,  la  Fille  mal  gardée,  le  Déserteur,  l'É- 
preuve villageoise^  Télémaque  (où  Dauberval  tenait 
avec  beaucoup  de  dignité  le  rôle  de  Mentor),  le  Page 
inconstant,  écrit  lors  de  l'interdiction  du  Mariage  de  Fi- 


UX    MARIAGE    CHOREGRAPHIQUE  199 

garo  à  Bordeaux,  tous  charmants  ouvrages  que  l'Opéra 
de  Paris  se  hâta  d'emprunter  au  théâtre  de  Bordeaux. 

Des  pièces  de  vers,  des  acrostiches,  des  madrigaux 
enflammés,  et  jusqu'à  des  logogriphes  nous  ont  con- 
servé le  souvenir  des  succès  remportés  par  la  danseuse. 
L'intention  valait  souvent  mieux  que  la  forme  dans 
ces  poésies  d'amateurs;  voici,  comme  spécimen  du 
genre,  un  logogriphe  qui  est  un  véritable  casse-tête  : 

O  combien  Ton  doit  croire  à  la  métamorphose  ! 

Jadis  vierge  et  martyre  on  a  connu  mon  tout. 

Par  le  secours  heureux  de  la  métempsycose, 

Des  amateurs  charmant  et  les  yeux  et  le  goût, 

Je  suis  nymphe  aujourd'hui  captivant  les  suffrages. 

Jugez  si  je  dois  être  excellente  en  total, 

Puisqu'une  part  de  moi  fait  le  meilleur  métal. 

Je  puis  encor  fournir  un  nombre  de  sauvages, 

En  vers  un  peu  hardis  un  ouvrage  excellent, 

Mais  chef-d'œuvre  proscrit  d'un  homme  à  grand  talent. 

Après  cela  cherchez  une  note,  une  plante. 

Un  roi  de  la  Judée,  et  le  mot  est  nommé 

Or,  quoique  dans  huit  pieds  mon  nom  soit  renfermé. 
Ce  n'est  qu'avec  deux  que  j'enchante. 

Il  faudrait  un  dictionnaire  pour  expliquer  tous  les 
mots  qui  se  trouvent  indiqués  dans  ces  vers  :  thé^  or, 
horde,  ode.  Hérode,  ré,  etc.,  etc.  L'auteur  de  cette 
misérable  poésie,  un  M.  d'Orvigny,  la  signa  avec  fierté 
et  l'adressa  à  l'héroïne  avec  le  quatrain  suivant  : 

Du  logogriphe  en  désignant  l'objet. 
Au  public  par  ces  mots  je  ne  crois  rien  apprendre, 
Lorsque  l'on  applaudit  tous  les  jours  le  sujet, 

Il  ne  pouvoit  sur  le  nom  se  méprendre  *. 

*  Mémoires  surtls,  3  décembre  1785. 


200  L    OPÉRA    SECRET   AU    XVIH'   SIECLE 

M"'  Théodore  dut  bien  rire  en  recevant  ce  double 
envoi,  car,  pour  être  éloigne'e  de  la  capitale,  la  ma- 
licieuse fille  n'avait  rien  perdu  de  son  esprit,  de  sa 
verve  ironique  et  mordante.  Pierre  Gardel,  le  maître 
des  ballets  de  l'Opéra,  l'apprit  à  ses  dépens  par  la  lettre 
que  M"i*  Dauberval  adressa  un  jour  au  Mercure^  et 
où  elle  lui  reprochait  de  se  rencontrer  trop  souvent, 
dans  les  ballets  qu'il  imaginait^  avec  ceux  de  son  mari. 
Gardel  essaya  de  riposter.  Il  n'était  pas  loin  d'avoir 
raison,  mais  sa  réponse  était  si  longue  et  si  lourde, 
comparée  à  l'attaque  vive  et  légère  de  son  adversaire, 
que  les  amateurs,  beaux  esprits,  auteurs,  philosophes, 
lui  donnèrent  tort  et  entonnèrent  à  nouveau  les  louan- 
ges de  l'esprit  inépuisable  de  Théodore  *. 

Dauberval,  d'ailleurs,  ne  se  laissait  pas  tourner  la  tête 
par  ces  brillants  succès,  et  n'abordait  ce  sujet  qu'avec 
réserve  et  en  fort  bons  termes.  C'est  ainsi  qu'il  écri- 
vait à  un  ami  en  mars  lySS  :  «...  Je  ne  vous  parlerai 
point  de  mes  succès  n'y  de  ceux  de  mon  épouse.  MM.  les 
Bordelois  nous  accordent  plus  d'applaudissements  que 
nous  n'en  méritons  ;  mais  nous  tâchons  de  ne  pas 
suivre  tous  les  contre-sens  de  la  sublime  Académie 
Royale  de  musique,  car  les  artistes  (comme  vous  le 
savez)  y  sont  furieusement  persécutés  par  tous  les  sots 
qui  la  dirigent,  et  je  bénis  l'heureuse  étoile  d'être  loin 
d'un  tripot  où  le  faux  talent  ne  cesse  d'être  protégé**.» 

Cette  fière  déclaration  n'empêchait  pas  Dauberval  et 
se  femme  de  tenter,  deux  ans  après,  de  nouvelles  dé- 
marches pour  revenir  à  Paris,  car  voici  ce  qu'on  lit 

*  Mercure  de  France,  des  27  août  et  17  septembre  1785. 
'*  h' Amateur  d'autographes,  5=  année. 


UN    MARIAGE    CHOREGRAPHIQUE  201 

dans  le  Journal  de  Francœur  en  date  du  19  décembre 
1787  :  «  A  cette  assemble'e  générale,  il  fut  fait  lecture 
d'une  lettre  de  M""  Dauberval  qui  demande  pour  elle 
une  place  de  i''«  danseuse  et  la  place  de  maitre  de  ballets 
(au  détriment  de  M.  Gardel)  pour  son  mary.  Il  fut  fait  une 
délibération  à  cette  assemblée  en  faveur  de  M.  Gardel, 
dans  laquelle  on  refusa  les  demandes  de  la  dame  Dau- 
berval.  » 

Ce  nouvel  échec,  plus  grave  encore  que  le  premier, 
eut  au  moins  l'avantage  de  forcer  Dauberval  à  accorder 
ses  actes  avec  ses  paroles,  et  ce  qui  n'était  d'abord  de  sa 
part  qu'une  boutade  d'artiste  froissé  dans  son  amour- 
propre,  devint  chez  lui  une  idée  fixe  à  laquelle  on  ne 
put  jamais  rien  changer.  Ginguené  qui  fut,  de  1795  à 
1797,  directeur  général  de  l'Instruction  publique,  lui 
ayant,  en  cette  qualité,  proposé  de  revenir  à  Paris,  le 
chorégraphe  eut  le  bon  esprit  de  refuser  pour  s'en 
tenir  à  l'honorable  position  qu'il  avait  conquise  à 
Bordeaux.  Un  nouvel  établissement  à  Paris,  pouvait, 
à  son  sens,  entraîner  sa  ruine  complète,  tandis  que 
l'engagement  qui  le  liait  encore  à  Bordeaux  pour  dix- 
huit  mois,  suffisait  à  ses  besoins  et  à  ceux  de  sa  nom- 
breuse famille,  composée  de  sa  femme,  de  son  père,  de 
sa  mère,  d'une  tante  et  d'une  amie  d'enfance.  «  Il  ne  me 
reste,  ajoutait-il,  qu'une  chaumière  dans  le  départe- 
ment de  l'Yonne,  dernier  asile  de  mes  parents  vieux 
et  infirmes,  et  mes  faibles  talents,  dont  je  peux  m'enor- 
gueillir  aujourd'hui,  puisque  le  ministre  a  daigné  s'en 
souvenir  *.  » 


'  h' Amateur  d'autographes,   5=  année. 

26 


202 


L    OPERA    SECRET   AU    XVII]°   SIECLE 


Les  deux  époux  demeurèrent  donc  à  Bordeaux, 
jouissant  en  paix  de  leur  renom  artistique  et  de  la 
juste  considération  qu'ils  avaient  acquise,  mais  la  mort 
vint  bientôt  les  séparer  :  Théodore  mourut  en  1798. 
Dauberval  se  retira  peu  après  du  théâtre,  sans  pour- 
tant quitter  la  ville  qui  lui  avait  été  si  hospitalière  :  il 
faisait  volontiers  de  temps  à  autre  des  voyages  à  Paris 
pour  y  revoir  ses  amis  d'autrefois,  mais  il  revenait  tou- 
jours dans  sa  cité  adoptive.  C'est  au  retour  d'un  de  ces 
séjours  dans  la  capitale  qu'il  mourut  subitement  en 
route,  à  Tours,  le  14  février  1806. 


ÉBASTiEN  Gallet  et  Éléonore 
DuprJ  :  ainsi  s'appelaient  les 
deux  danseurs  qui  débutèrent 
de  compagnie  à  l'Opéra ,  le  tj 
août  1782  ,  dans  le  ballet  qui 
.terminait  le  troisième  acte  du 
Roland,  de  Piccinni.  Début  sans 
grande  importance ,  en  somme  ,  et  dont  la  presse 
et  le  public  s'émurent  peu.  L'homme  était  inconnu 
et  l'est  resté,  la  femme  était  une  élève  de  Noverre 
qui  avait  obtenu  des  succès  à  l'étranger,  et  qu'on 
avait  engagée  en  toute  hâte  pour  remplacer  M"'  Théo- 
dore qu'un  coup  de  tête  éloignait  à  jamais  de  l'Opéra. 
Et  voyez  un  peu  les  dangers  de  l'absence.  La  nou- 
velle venue  n'avait  pas  plutôt  débuté  que  Métra  lui 
consacrait  les  lignes  suivantes  ;  «  La  demoiselle  Théo- 
dore est  non-seulement  exilée ,  mais  encore  ou- 
bliée. Voilà  bien  le  public  !  Une  demoiselle  Dupré 
vient  de  débuter  dans  son  genre  de  danse  à  l'Opéra,  et 
l'y  a  remplacée  dans  l'opinion  dont  elle  jouissait  relati- 


20b  l'opéra    secret   au    XVIIlf^   SIÈCLE 

vement  à  son  talent.  Elle  n'est  pourtant  pas  sans 
défauts;  ses  bras  ne  répondent  pas  à  ses  jambes,  et  l'on 
ne  trouve  guère  en  elle  qu'une  danseuse  exercée,  sans 
grâce ,  sans  maintien  ;  mais  ce  sont  des  vices  de 
province  tolérés  sur  le  théâtre  de  Londres,  d'où  elle 
sort,  et  que  celui  de  Paris  corrigera  sans  doute*.  »  Il 
est  vrai  que  Métra  avait  toujours  assez  maltraité 
Théodore;  mais  en  mettant  même  les  choses  au  mieux 
et  en  faisant  très  forte  la  part  de  l'exagération  dans  son 
jugement,  le  public  n'était-il  pas  bien  prompt  à 
changer  et  n'oubliait-il  pas  trop  vite  une  artiste  de 
talent  pour  une  remplaçante  qui  ne  la  valait  pas? 

Les  débutants  furent  admis  tous  deux  comme  «  rem- 
placements »  et  leurs  droits  remontèrent  au  i"  août,  car 
ils  touchèrent  le  traitement  complet  de  leur  mois  : 
1 66  livres,  i3  deniers,  4  sols  (i25  livres  de  traitement 
et  le  reste  de  gratification  fixe),  soit,  pour  l'année 
entière,  2,000  livres  net.  Mais  voyez  comme  ces  états 
d'émargement  sont  indiscrets  à  près  d'un  siècle  de 
distance;  nous  n'y  cherchions  qu'un  chiffre,  et  voici 
qu'ils  nous  révèlent  une  situation  légèrement  scanda- 
leuse. Dès  le  second  mois  de  leur  séjour  à  l'Opéra,  c'est 
Gallet  qui  émarge  pour  M"'^  Dupré,  et  il  continue  ainsi 
de  mois  en  mois  ;  une  seule  fois,  les  rôles  changent,  et 
c'est  M"°  Dupré  qui  signe  pour  Gallet,  puis  tout  rentre 
dans  l'état  normal,  et  l'homme  revient  toucher  les 
deux  traitements.  Qu'étaient-ce  donc  que  ces  deux 
danseurs  qui  débutaient  le  même  soir,  dans  le  même 
pas,    obtenaient   le  même   grade,   palpaient   la  même 

*  Correspondance  iecrèti,  21  août  1782. 


LE   CONGÉ    D    UNE    DANSEUSE  2O7 

somme  et  faisaient  bourse  commune  ?  Assure'ment  un 
ménage  de  rencontre,  comme  il  s'en  forme  tant  entre 
artistes,  entre  gens  de  théâtre,  et  surtout  de  maître  à 
élève,  car  c'était  Gallet  qui  avait  enseigné  à  la  demoi- 
selle le  plus  clair  de  ce  qu'elle  savait.  Pour  la  forme  et 
les  convenances,  les  deux  ballerins  vinrent  le  premier 
mois  apposer  chacun  leur  signature  en  regard  de  leur 
nom,  mais  ils  trouvèrent  bientôt  plus  commode  qu'un 
seul  se  dérangeât,  et  la  chose  allait  tellement  de  soi, 
qu'on  néglige  à  la  fin  de  mentionner  pour  quelle 
danseuse  la  signature  masculine  de  Gallet  figure  tou- 
jours parmi  celles  des  demoiselles  du  ballet*. 

Au  mois  d'avril  lySS  et  comme  une  nouvelle  année 
théâtrale  allait  commencer,  le  pauvre  Sébastien  est 
subitement  congédié.  Pourquoi  Gallet  part-il  ?  pour- 
quoi Dupré  reste-t-elle ?  Probablement,  parce  que 
l'Administration  n'avait  que  faire  du  danseur  et  qu'elle 
avait  profité  de  la  première  brouille  survenue  entre  les 
deux  amants  pour  remercier  celui  dont  elle  payait  les 
services  bien  au-delà  de  leur  valeur.  Mais  M""  Dupré 
elle-même  ne  restait  à  l'Opéra  qu'à  son  corps 
défendant,  et  parce  qu'elle  était  liée  avec  l'Administra- 
tion jusqu'au  mois  de  juin.  Deux  mois  à  peu  près 
avant  l'expiration  de  l'année  théâtrale ,  on  avait 
cherché  à  l'engager  définitivement  à  l'Opéra  en  aug- 
mentant ses  émoluments,  mais  elle  avait  refusé  en 
alléguant,  en  prouvant   «  qu'elle  avait  des  off'res  plus 

"  Ce  Gallet,  d'ailleurs,  était  père  de  famille;- il  avait  de  nombreux  enfants, 
comme  nous  le  verrons  bientôt  s'en  vanter,  et  il  ne  vivait  pas  publiquement  avec 
son  élève,  car  les  almanachs  théâtraux  du  temps  le  portent  comme  demeurant 
rue  de  Poitou,  au  Marais  ;  tandis  que  M"-'  Dupré  habitait  rue  de  Bondy,  derrière 
l'Opéra,  qui  était  alors  à  la  Porte-S.iiut-Martin. 


208  l'opéra    secret    au   XVIII»   SIÈCLE 

avantageuses  pour  le  pays  étranger,  où  elle  était 
désirée  avec  le  sieur  Gallet.  »  Ses  prétentions  exorbi- 
tantes ayant  été  refusées,  elle  avait  cédé  à  son  tour 
sur  le  conseil  de  son  amie  la  Guimard.  Elle  consentait 
à  rester  momentanément  à  l'Opéra  avec  son  grade  ac- 
tuel de  remplacement,  auquel  on  ajouterait  i,ooo  livres 
de  gratification  à  la  fin  de  l'année  et  une  place  de 
600  francs  dans  les  ballets  du  roi  ;  mais  elle  demandait 
en  outre  un  congé  le  20  novembre  suivant  pour  aller 
remplir,  pendant  le  carnaval  à  Turin,  un  engagement 
de  3oo  louis  qu'elle  avait  contracté  depuis  longtemps, 
et  elle  voulait  être  assurée  d'obtenir,  avant  deux  ou 
trois  ans,  la  place  de  première  danseuse  dans  le  genre 
sérieux  sans  discussion  possible  avec  M"«  Torlay*,  qui 
la  primait  pourtant  comme  ancienneté,  mais  qui  ne 
paraissait  pas  avoir  l'étoffe  d'un  premier  sujet. 

En  transmettant  ces  offres  au  ministre,  M.  de  la 
Ferté  ne  peut  s'empêcher  de  les  juger  assez  raison- 
nables Il  conseillerait  même  de  les  accepter  tout  de 
suite,  si  l'on  n'avait  à  craindre  les  réclamations  et  les 
tracasseries  de  M""  Torlay,  qui  ne  manquerait  pas  de 
crier  à  l'injustice;  mais  qu'on  réponde  à  M"«  Dupré 
par  une  promesse  formelle  ou  par  des  paroles  dilatoires, 
—  ce  qui  équivaudrait  à  lui  rendre  sa  liberté,  —  il 
demande  qu'on  se  hâte  en  raison  du  peu  de  temps  que 
son  engagement  a  encore  à    courir.   Le    ministre  fit 

*  Il  s'agit  ici  de  M"'=  Dorlé,  —  je  ne  sais  pourquoi  La  Ferté  écrit  toujours 
Torlay  ou  Torlé,  —  une  des  b'onnes  danseuses  de  second  ordre  que  l'Opcra  ait 
eues  à  la  fin  du  siècle.  Elle  y  resta,  d'ailleurs,  plus  longtemps  que  M"'=  Dupré 
et  est  un  peu  plus  connue  qu'elle.  Reçue  comme  double  en  1799,  elle  monta  en 
1781  au  rang  de  «  remplacement  »,  qu'elle  ne  dépassa  jamais  jusqu'à  son  départ, 
qui  s'efifectua  sans  bruit  en  1786. 


LE   CONGÉ    D   UNE    DANSEUSE  2O9 

réponse  le  jour  même,  mais,  tout  en  reconnaissant  les 
mérites  de  M"^  Dupré,  et  en  lui  accordant  l'augmenta- 
tion pécuniaire  qu'elle  demande,  il  ne  veut  pas 
s'engager  avec  elle  pour  la  première  place,  avant  que 
M"°  Torlay,  qui  manquait  un  peu  de  force,  il  est  vrai, 
mais  qui  avait  le  triple  avantage  de  la  taille,  de  la 
noblesse,  de  l'ancienneté,  ne  fût  relevée  de  couches  et 
n'eût  montré  ce  qu'elle  pouvait  perdre  ou  gagner  en 
un  an  ou  deux  ;  donc,  rien  de  positif  qu'on  piJt 
promettre  à  M"'  Dupré.  Quant  au  sieur  Gallet,  nulle 
discussion  possible  h  son  égard  :  ministre,  intendant, 
comité  ,  tout  le  monde  est  d'accord  pour  le  laisser 
aller  occuper  ailleurs  les  «  excellentes  places  de  dan- 
seur et  de  maître  de  ballet  »  qu'il  se  disait  assuré 
d'obtenir*. 

Il  partit.  Mais  sitôt  qu'il  fut  en  sûreté  derrière  la 
frontière,  il  écrivit  une  lettre  d'incriminations  et  d'in- 
jures à  La  Ferté  :  ce  terrible  Gallet  n'écrivait  pas 
souvent,  mais,  quand  une  fois  il  avait  taillé  sa  plume, 
il  y  allait  de  tout  cœur.  L'épître  est  longue,  mais  elle 
mérite  d'être  lue,  d'abord  pour  les  intrigues  et  les 
passe-droit  qu'elle  dévoile,  puis  pour  apprécier  quelle 
influence  peut  exercer  sur  un  homme  sans  instruction 
cette  vie  factice  au  milieu  des  pompes  et  des  splendeurs 
de  l'Opéra ,  quelle  phraséologie  boursouflée  ,  quel 
pathos  théâtral  il  se  forge  avec  des  bribes  de  poésie 
lyrique,  quel  étrange  amalgame  de  faux  et  de  vrai  se 
forme  dans  cet  esprit  inculte,  et  comment  il  entremêle 


*  Notice  du  4  avril  17S3  et  lettre  du  ministre  du  même  jour.  (Archives  na- 
tionales. Ancien  régime.  O  i,  63S.) 


2IO  I.    OPERA    SECRET   AU    XVIIl'   SIECLE 

le  récit  le  plus  vulgaire  de  malédictions,  d'anathèmes, 
d'invocations  aux  dieux  infernaux. 

Monsieur, 

Il  est  temps  de  rompre  le  silence.  Si  je  le  gardois 
plus  longtemps,  vous  pourriez  croire  que  j'ai  été 
insensible  à  toutes  les  infamies  que  vous  avez 
souffert  qu'on  me  fît  et  dont  j'ai  été  si  cruellement 
la  victime  ;  ou  ce  qui  seroit  pire,  que  je  les  mé- 
ritois.  Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  suppositions  n'ayant 
de  réalité,  je  me  crois  obligé  de  vous  désabuser  de 
cette  erreur  dans  laquelle  vous  pourriez  être  tombé. 
Ce  que  je  ne  puis  mieux  faire  qu'en  vous  traçant  ici 
une  partie  du  mal  qu'on  n'a  que  trop  réussi  à  me  cau- 
ser. Vous  verrez,  par  le  souvenir  que  j'en  conserve,  à 
quel  point  mon  cœur  est  et  doit  être  ulcéré. 

Enlevé  à  une  carrière  brillante  dans  les  pays  étran- 
gers par  les  pressantes  sollicitations  de  cet  imposteur 
nommé  Doberval,  (lequel,  dans  ses  lettres,  ne  cessoit 
de  se  servir  de  votre  nom  et  de  m'assurer  de  votre  pro- 
tection), j'eus  la  faiblesse  de  me  laisser  entraîner  par  le 
prestige  de  ce  même  nom  que  j'avais  été  accoutumé  à 
chérir  et  à  respecter  dans  mon  enfance,  âge  où  l'on 
pense  aisément  que  ce  qui  est  puissant  est  juste;  et  mon 
malheur  voulut  que  vous  l'ayez  été  à  mon  égard  dans 
ce  temps,  car  vous  m'offrîtes  une  pension  de  la  cour, 
si  je  voulois  rester  à  Paris,  avec  la  promesse  d'être  de 
tous  les  voyages,  jusqu'à  ce  qu'elle  me  fût  accordée. 
Ce  souvenir  de  vos  bontés  passées  est  entré  pour  beau- 
coup dans  la  malheureuse  résolution  que  je  pris  de  les 
éprouver  de  nouveau.  Enivré  de  cette  perspective 
agréable,  je  me  laissois  donc  entraîner  et  charmer  par 
la  voix  enchanteresse  de  la  sirène  perfide  qui  me  repré- 
sentoit  tout  en  beau.  Je  fis  donc,  en  conséquence,  Ic 
sacrifice  d'un  engagement  de  6,000  livres  pour  le  car- 


L  ECONGKDUNEDANSEUSE  2ir 

naval  de  Gènes  et  d'un  de  2,000  pour  l'automme  de 
Florence  :  joignez  à  cela  la  même  somme  pour  le 
printemps,  et  vous  jugerez,  monsieur,  de  combien  de 
justes  regrets  je  dois  être  tourmenté  quand  je  me 
représente  qu'un  tel  sacrifice  m'a  valu  2,600  à  2,700 
livres  (dont  les  deux  tiers  ont  été  employés  pour  les 
frais  de  600  lieues  de  voyage  qu'il  m'a  fallu  faire)  et 
toutes  les  humiliations  que  j'ai  essuyées. 

Enfin,  arrivé  à  Paris,  j'apprends  que  cet  infâme 
Doberval  en  est  absent,  et  que,  loin  de  devoir  compter 
sur  aucun  des  secours,  conseils,  etc. ,  dont  il  n'avoit  cessé 
de  me  vanter  les  avantages  dans  ses  lettres,  je  ne  devois 
m'attendre  qu'à  être  la  victime  de  la  juste  haine  que 
tous  les  individus,  composant  le  corps  de  la  danse, 
avoient  pour  ce  fourbe.  Je  me  vis  donc  livré,  aban- 
donné à  la  cabale,  à  la  jalousie  de  mes  égaux  et  des 
subalternes.  Mais  un  autre  ennemi  plus  dangereux, 
c'est  la  crainte  pusillanime  du  maître  de  ballet,  auquel 
on  m'avoit  annoncé  comme  ayant  quelque  talent  dans 
cette  partie.  Les  femmes  mêmes  se  déchaînèrent  con- 
tre moi,  par  l'envie  que  leur  inspirèrent  les  talents  de 
M""  Dupré.  Il  est  vrai  que  vis-à-vis  de  toute  autre  Ad- 
ministration, ses  talents  étant  mon  ouvrage,  cette  seule 
considération  l'auroit  dû  engager  à  avoir  des  procédés 
plus  honnêtes  envers- moi.  Mais  on  n'a  pu  balancer  les 
basses  raisons  que  l'on  avoit  de  me  perdre,  et  l'on  n'a 
vu  en  moi  que  la  victime  sans  défense,  qu'il  falloit 
immoler  au  parti  prédominant. 

J'avoue,  à  la  hcnte  de  ma  bonne  foi,  que  je  m'étois 
formé  une  tout  autre  idée  de  ma  rentrée  dans  un  spec- 
tacle où  j'avois  été  élevé,  et  que  je  m'attendois  à  y  être 
aidé  par  les  mains  de  l'amitié  et  ses  doux  conseils,  au 
lieu  des  griffes  et  des  dents  meurtrières  avec  lesquelles 
on  m'a  impitoyablement  déchiré.  Même  après  la  certi- 
tude du  déchaînement  général  qu'il  y  avoit  contre  moi 
dans  ce  tripot,  je  comptois  encore  sur  les  connaissances 


212  I.    OPÉRA    SECRET   AU    XVII I*    SIECLE 

et  l'impartialité  des  personnes  nommées  par  le  souve- 
rain pour  réprimer  et  empêcher  les  sacrifices  que  les 
prêtres  de  l'envie  et  de  la  jalousie  sont  sans  cesse  occu- 
pés d'offrir  à  leurs  divinités  infernales  !  Mais  loin  de 
cela,  vous   n'avez  pas  rougi!  vous,  monsieur,   d'être 
l'écho  de  la  cabale  des  Vestris,  des  Gardelles,  etc.  ;  car 
vous  avez  eu  la  foiblesse  de  dire  à   M.  le  comte  de 
Duras  que,  si  je  voulois  rester  pour  figurant,  on  me 
garderoit.  Tous  les  jugements  désavantageux  que  l'on 
peut  porter  de  sur  nous  ont  droit  de  nous  affecter  quand 
ils  empruntent  au  moins  les  couleurs  de  la  vraisem- 
blance, mais  quand  ils  sont  aussi  visiblement  que  celui- 
là  dictés  par  la  passion,  la  mauvaise  foi  de  ceux  aux- 
quels vous  vous  en  étiez  rapporté  et  d'après  qui  vous 
parliez,  ils  ne  peuvent  inspirer  qu'un  rire  de  pitié,  et 
faire  gémir  sur  l'abus  que  ces  gens-là  font  de  la  con- 
fiance que  vous  avez  dans  leurs  impostures.    Voilà  , 
monsieur,  l'effet  que  cela  me  fit.  En  effet ,  comment 
me  faire  une  telle  proposition  ?  Dans  un  théâtre  où  il 
n'y  a  que  deux  danseurs,  Vestris  et  Gardelle,  le  reste 
n'étant,  à  mes  yeux  et  à  ceux  des  gens  de  goût,  qu'une 
quantité  de  personnages  très  médiocres  et  même  tachés 
par  la  nature  de  difformités  ou,  au  moins,  de  défauts 
essentiels  dans  leur  construction  !  Dans  un  théâtre  où 
vous  n'avez  pas  de  maître  de  ballet  !  à  moins  que  vous 
ne  regardiez  comme  tel  celui  qui  en  tient  la  place,  cet 
homme  sans  génie,  qui  n'a  encore  osé  que  suivre  ser- 
vilement et  épeler  quelques  poèmes  d'opéra-comique, 
ou  enfanter  des  romans   mal  digérés,  qu'il  a  encore 
grand  soin  d'étayer  de  tous  les  ponts  neufs  de  Paris, 
pour  expliquer  son  inintelligible  pantomime  (et  cela  à 
l'exemple  des  théâtres  du  boulevard)  ;  cet  homme  qui 
n'a  pas  rougi  de  donner  à  la  cour  de  France,  au  pas- 
sage du  comte  du  Nord,  lequel  venoit  de  voir  à  Turin 
des  spectacles  vraiment  magnifiques,  dans  lesquels  on 
avoit  fait  manœuvrer  jusqu'à  deux  cents  chevaux  sur 


L  E    C  O  N  G  É    D  '  U  N  E    D  A  N  s  F,  U  s  E  2  I  3 

le  théâtre,  quoi  ?...  son  mauvais  ballet  de  Ninette,  avec 
la  cavalcade  des  chevaux  de  carton,  assemblage  mons- 
trueux et  insipide  de  burlesque,  de  plates  bouffonneries 
et  de  froides  scènes  sérieuses  dont  le  tout  ensemble, 
malgré  le  fatras  d'habillements,  de  danse,  dont  il  Ta 
farci,  n'était  fait  que  pour  donner  l'idée  la  plus  désa- 
vantageuse, à  ces  illustres  étrangers,  des  spectacles  et 
du  goût  de  votre  cour  dans  ce  genre.  Je  ne  m'étendrai 
pas  davantage,  dans  cette  lettre,  sur  l'analyse  des  chefs- 
d'œuvre  de  cet  Aristote  de  la  danse  académique.  Je  lui 
garde  ce  petit  plat  de  mon  métier  pour  l'ouvrage  que 
je  compte  bientôt  faire  paroître  :  Sur  les  vices  de  l'ad- 
ministration présente  de  ce  spectacle,  les  cabales,  er- 
reurs et  menées,  par  lesquelles  les  gens  préposés  par 
le  roi  pour  le  régir  se  laissent  journellement  entraî- 
ner et  conduire:  lequel  sera  suivi  de  l'Analyse  des 
talents,  productions,  connaissances,  etc..  du  sieur  Gar- 
del  et  de  quelques  réflexions  sur  différents  sujets,  le 
tout  pour  servir  de  préface  à  une  vingtaine  de  pro- 
grammes de  ballets  de  ma  composition  que  je  prendrai 
liberté  de  vous  dédier,  monsieur,  comme  intendant 
des  Menus  Plaisirs  du  Roi,  atin  de  vous  éviter  le 
déplaisir  de  voir  que  ledit  sieur  Gardel  aille  piller  les 
tréteaux  de  Nicolet  pour  composer  les  ballets  qu'il 
donne  à  la  cour  sous  votre  direction,  comme  il  a  fait 
pour  l'Amour  quêteur. 

Douze  mille  livres  dépensé  du  mien,  une  année  de 
perdue,  le  tort  irréparable  qu'on  a  fait  à  ma  réputation 
et  les  jugements  absurdes  qu'on  a  portés  de  moi,  m'ont 
bien  acquis  le  droit  de  juger,  à  mon  tour,  ceux  qui 
l'ont  fait  si  impitoyablement  à  mon  égard.  Je  n'oubli- 
rez  pas  l'école  de  cet  ignorant  charlatan  de  Vestrispère 
et  la  pension  qu'il  reçoit  du  roi  pour  faire  des  élèves. 

Mais  revenons  à  notre  sujet.  C'étoit  donc  au  milieu 
de  ces  talents  si  rares  que  le  sénat  dansant  et  chantant 
m'avait  jugé  digne  d'occuper  une  place  de  figurant  1 


2  14  I-    OPÉRA    SECRE-T   AU    X  V  1  I  1  "^    SlÈCI.  E 

Dans  quel  moment  encore  !  Dans  celui  où  vous  dispo- 
siez de  la  place  d'adjoint  des  ballets  en  faveur  de 
M.  Gardel  le  jeune,  sujet  dont  j'admire  les  jambes; 
mais  des  jambes  à  la  tête  il  y  a  loin,  et  je  ne  vois  pas 
ce  qui  a  pu  vous  portera  ce  choix  prémature',  jusqu'à 
présent  ce  jeune  homme  n'ayant  donné  aucune  notion 
de  génie,  n'osant  encore  rien  hazarder  en  fait  de  com- 
position, sans  s'assujettir  à  la  férule  du  lourd  génie  de 
son  frère.  La  place  de  maître  des  ballets  à  l'Opéra  est- 
elle  donc  si  peu  conséquente,  ou  n'est-ce  pas  l'avilir 
que  d'en  disposer  ainsi  par  cabale  et  par  prévention 
en  faveur  d'un  sujet  qui  n'a  donné  aucune  preuve  de 
capacité  dans  cet  emploi  important  du  théâtre  lyrique  ? 
C'est  une  question  que  je  compte  développer  dans 
l'ouvrage  ci-dessus  annoncé  *. 

Je  ne  puis  vous  taire,  monsieur,  que  cette  place, 
ainsi  donnée,  sur  la  fin  de  mon  séjour  à  Paris,  a  mis 
le  comble  à  tous  les  torts  que  l'on  a  eu  envers  moi, 
car  j'étois  la  seule  personne  à  qui  vous  deviez  penser, 
et  le  seul,  sans  égoïsme,  capable  de  la  remplir.  Outre 
cela,  monsieur,  en  jetant  un  coup  d'œil  sur  ma  situa- 
tion, un  peu  de  sensibilité  et  d'honnêteté  vous  en 
eussent  fait  un  devoir.  Oui,  j'ai  encore  (malgré  la  du- 
reté avec  laquelle  vous  m'avez  traité)  trop  bonne 
opinion  de  votre  cœur  pour  croire  qu'il  eût  vu,  sans 
gémir,  le  père  d'une  famille  considérable  enlevé  à  son 
état,  sacrifié,  dont  on  a  terni  la  réputation,  et  qu'on  a 
forcé,  par  ce  déplacement  cruel,  de  dissiper  ce  que 
ses  sueurs  et  son  économie  lui  avoit  déjà  ménagé  de 
ressource  pour  cette  même  famille.  Non,  monsieur,  je 
suis   sûr  que  vous,  ne    l'eussiez  pas  souffert,   et  loin 


Comme  il  le  dit  plus  haut,  Galltt  avait  effectivement  commencé  sa  carrière 
i  rOpéra  de  Paris,  où  il  était  resté  comme  simple  danseur  figurant  Je  1767  à 
177;,  et  il  avait  eu  poui  camarade  ce  même  Gardel  cadet,  qu'on  venait  de  lui 
préférer  et  qu'il  drape  si  bien  sans  digérer  son  liumili.\tion. 


LE    CONGE    DUNE    DANSEUSE  21:" 

d'écouter  et  de  répéter  le  langage  de  mes  ennemis, 
vous  m'eussiez  soutenu,  protégé.  Et  j'ose  le  dire,  mes 
talents,  tout  faibles  qu'ils  peuvent  être,  vous  seroient 
devenus  utiles.  Mais  une  fatalité  inconcevable  a  voulu 
que  l'on  oubliât  pour  moi  et  que  l'on  violât  tous  les 
procédés  que  la  justice  et  l'honnêteté  prescrivoient. 

C'est  avec  ce  tableau  déchirant,  profondément  gravé 
dans  mon  âme,  de  la  manière  barbare  dont  j'ai  été 
traité  par  mes  compatriotes,  que  je  suis  forcé  de  cher- 
cher chez  l'étranger  à  réparer  (s'il  est  possible)  le  coup 
funeste  qu'ils  m'ont  porté.  Vous  ne  pouvez  douter, 
d'après  cet  exposé,  que  mes  motifs  de  vengeance  ne 
soient  que  trop  justes.  Ne  soyez  donc  pas  étonne  si 
j'emploie  tous  les  moyens  licites  de  faire  repentir  mes 
ennemis  de  m'avoir  forcé  à  démasquer  leur  ineptie  et 
leur  turpitude. 

C'est  avec  ces  sentiments  que  je  suis,  monsieur, 
votre  très  humble  et  obéissant  serviteur, 

Sébastien  Gallet. 
De  Milan,  ce  2  aoust  1783*. 

Si  tout  ce  qu'il  dégoise  ici  était  exact,  s'il  y  en  avait 
seulement  la  moitié  de  vraie,  certes  Gallet  avait  quelques 
raisons  d'en  vouloir  à  La  Ferté  et  à  Morel,  au  minis- 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  629.  —  Gallet  ne  produisit  ja- 
mais l'ouvrage  dont  il  menaçait  ses  ennemis,  et  c'est  fort  heureux,  à  en  juger 
d'après  l'échantillon  de  son  style  ;  mais  il  a  publié  différents  ballets  :  Pizzaro, 
ossia  la  Conquisia  del  Verti,  à  Milan  (1786),  il  Ratio  delU  Sabine,  puis  Bacchus 
et  Ariane,  ballet  héroïque  en  un  acte,  à  Paris  (1791),  ou  à  Bordeaux  (1796), 
réimprimé  à  Vienne  en  1806,  et  enfin  Acis  et  Galalée,  autre  ballet  héroïque  en 
trois  actes,  en  1800,  à  Bordeaux.  Il  est  à  remarquer,  d'après  ces  dates,  que 
Gallet  avait  attendu  la  Révolution  pour  rentrer  en  France,  et  c'était  prudent  à 
lui  après  son  épitre  à  La  Ferté  :  s'il  avait  l'âme  fière,  il  avait  aussi  conscience 
du  danger  et  savait  l'éviter. 


2i6         t.  'opéra  secret  au  xviii^  siècle 

tre  et  au  comité,  à  tout  le  tripot  lyrique  enfin  ;  mais  il 
se  pourrait  qu'il  y  eiit  plus  qu'un  de'saccord  pécuniaire  : 
une  rivalité  personnelle  entre  Gallet  et  La  Ferté.  Et 
cela  même  expliquerait  pourquoi  l'irascible  danseur 
avait  attendu  près  de  quatre  mois  depuis  son  départ 
avant  d'exhaler  sa  bile,  pourquoi  enfin  il  avait  choisi 
La  Ferté  de  préférence  à  tout  autre,  à  Morel,  à  Lasalle, 
à  Gardel,  pour  déverser  sur  lui  tant  d'injures  et  de  ma- 
lédictions. La  Ferté,  qui  se  targuait  d'une  impartialité 
inflexible  à  l'égard  de  toutes  ses  sujettes  et  qui  d'ail- 
leurs n'était  rien  moins  qu'insensible,  —  on  le  sait  de 
reste,  —  paraît  singulièrement  mollir  quand  il  s'agit  de 
M"'  Dupré,  dont  il  approuve  toutes  les  demandes  et 
qu'il  défend  auprès  du  ministre  avec  une  insistance 
suspecte.  A  voir  comme  il  revient  à  la  charge  en  faveur 
de  sa  protégée,  à  remarquer  même  quelques  mots  dou- 
teux qui  lui  échappent  dans  ses  lettres  administratives, 
il  paraîtrait  que  le  volage  Papillon  avait  dû  profiter  du 
départ  de  Gallet  pour  tenter  auprès  de  la  belle  un 
assaut  peut-être  assez  mal  repoussé  ;  elle  avait  tant 
besoin  de  consolations  après  une  séparation  aussi 
cruelle  ! 

Un  beau  jour  enfin,  La  Ferté  se  décide  à  enle- 
ver la  chose  de  haute  lutte,  et  s'il  prend  cette  résolu- 
tion énergique,  c'est  qu'il  y  a  péril  en  la  demeure, 
c'est  que  M""  Dupré  a  écrit  à  Morel,  qui  fait  la  pluie  et 
le  beau  temps  à  l'Opéra,  une  lettre  catégorique  oîi  elle 
refuse  les  offres  dilatoires  qu'on  lui  avait  faites  par 
l'intermédiaire  de  Gardel.  «  Si  l'on  ne  me  donne  une 
première  place  pour  Pasques  prochain,  je  me  regar- 
derai comme  libre.  Mon  traitement  est  particulier,  et 


LE    CONGÉ    D  UNE    DANSEUSE  217 

ne  l'ayant  fait  que  pour  un  an,  je  ne  scaurais  accepter 
le  congé  que  vous  m'offrez  pour  l'année  prochaine... 
Ne  vivant  que  de  mes  talents,  vous  êtes  trop  juste, 
monsieur,  pour  blâmer  mes  demandes  qui  sont  :  Une 
première  place  et  mon  congé  pour  le  carnaval... 
N'ayant  pas  besoin  de  vous  rappeler  que  mon  congé 
commencera  dans  quinze  jours  et  que  n'acceptant  pas 
mes  offres,  je  devrais  hâter  les  préparatifs  de  mon  dé- 
part pour  aller  remplir  les  engagements  que  j'ai  con- 
tractés, qui  me  rapporteront  près  de  dix  mil  livres,  j'ai 
l'honneur,  etc.  *  »  La  forme  était  un  peu  roide  et  il 
fallait  être  Morel  pour  recevoir  en  face  de  pareilles 
épîtres  sans  broncher. 

Il  la  porte  simplement  à  La  Ferté  et  celui-ci  ne  l'a 
pas  plutôt  lue  qu'il  taille  sa  meilleure  plume  et  qu'il 
en  réfère  au  ministre.  Vous  croyez  peut-être  qu'il  va 
attirer  sur  la  rebelle  les  foudres  ministérielles,  comme 
il  ne  manquerait  pas  de  le  faire  avec  telle  autre  artiste 
pour  un  pareil  manque  de  respect  ;  bien  au  contraire, 
il  passe  du  côté  de  la  danseuse  avec  armes  et  bagages. 
Il  écrit  au  ministre  que  la  négociation  par  lui  proposée 
a  échoué,  qu'étant  connu  le  caractère  entier  de  la  de- 
moiselle, elle  ne  changera  jamais  d'avis  dans  la  cir- 
constance actuelle,  qu'on  va  se  trouver  dans  le  plus 
grand  embarras  pour  le  service  de  Paris  et  de  Fontai- 
nebleau, si  elle  part  dans  quinze  jours  comme  elle 
projette  de  le  faire,  tandis  qu'il  serait  très  simple  de  la 
retenir  en  lui  assurant  la  place  vacante  de  M"^  Heinel, 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  629.  Lettre  de  M"=  Dupré  à  Mo- 
rel, du  13  août  1783. 

28 


2l8  l'opéra    secret    au    XVIII'"    SIÈCLE 

à  laquelle  elle  a  des  droits,  dit-il,  de  l'aveu  unanime 
du  public  et  de  tout  l'Opéra.  Cette  fois,  le  ministre 
cède  à  moitié  et  il  promet  de  s'en  rapporter  à  ce  que 
M.  de  la  Ferté  jugera  «  nécessaire  et  convenable*  ». 

Le  nécessaire  et  le  convenable,  aux  yeux  de  La 
Ferté,  c'était  qu'Éléonore  restât  auprès  de  lui.  Et 
comme  il  plaide  bien  sa  cause  dans  une  nouvelle  lettre 
au  ministre  :  «  J'ai  été  hier  à  l'Opéra,  où  M.  de  Vou- 
gny  m'a  parlé  de  M""  Dupré  :  je  ne  me  suis  pas  expli- 
qué, mais  il  m'a  dit  qu'il  regardait  comme  injuste  de 
lui  donner  une  place  de  premier  sujet  au  préjudice  de 
M"<=  Torlai  ;  j'avais  prévu  cela,  ainsi  que  j'ai  l'honneur, 
monseigneur,  de  vous  le  dire  ;  mais  l'ancienneté  de 
Ml'"  Torlai,  qui  surtout  n'a  pas  dansé  depuis  plusieurs 
mois,  peut-elle  l'emporter  sur  le  talent  de  M"^  Dupré 
et  sur  la  satisfaction  du  public  et  enfin  sur  ce  que  ses 
camarades  en  pensent  ?  Peut-on  risquer  le  service  de 
Paris  et  de  la  Cour,  si  elle  se  retire  **  ?  »  Puis  il  recom- 
mande encore  qu'on  se  dépêche  ;  la  demoiselle  doit 
partir  dans  neuf  jours  si  l'on  n'accède  pas  à  ses  désirs, 
et  en  sa  qualité  de  maître  des  ballets,  Gardel  veut 
savoir  à  quoi  s'en  tenir  pour  l'employer  ou  non  dans 
l'opéra  d'Alexandre  qu'on  va  donner  le  mardi  suivant. 
Enfin  il  renvoie  de  nouveau  au  ministre,  comme  der- 
nier argument,  une  lettre  que  la  demoiselle  Dupré  lui 
a  adressée  et  qui  est  assez  bien  tournée  pour  qu'on  la 
lise  en  entier. 


*  Lettre  du  13  août  1785.  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  634. 
C'est  dans  ce  carton  que  se  trouvent,  sauf  indication  contraire,  toutes  les  pièces 
ayant  trait  au  congé  de  W^'  Duprc. 

'"  Lettre  du  20  août  178^. 


LE    CONGÉ    DUNE    DANSEUSE  2ig 

A  Paris,  ce  i8  aoust  1783. 

Monsieur, 

Je  suis  très-reconnaissante,  monsieur,  de  l'inte'rest 
et  des  peines  que  vous  avez  bien  voulu  prendre  pour 
moi.  C'est  avec  plaisir  que  j'accepterai  la  première 
place  pour  la  ville  et  pour  la  cour  qui  se  trouve  va- 
cante par  la  retraite  de  M"^  Heinel,  si  toutefois  l'on 
peut  m'accorder  le  congé  pour  le  carnaval  de  Turin, 
qui  commencera  à  la  fin  de  novembre,  et  finira  la 
première  semaine  de  carême;  sans  cela,  avec  la  meil- 
leure volonté  possible,  il  faudroit  que  je  parte.  J'ose 
me  flatter  que,  tel  temps  que  je  reste  à  Paris,  vous  ne 
trouverez,  monsieur,  aucune  diff"érence  dans  ma  con- 
duite, et  que  vous  serez  persuadé  que  mon  plus  grand 
plaisir  est  celuy  de  faire  mon  devoir;  le  rôle  de  la 
Rosière,  que  je  danse  maintenant,  est  une  preuve  non 
équivoque  de  ma  bonne  volonté  et  du  zèle  que  j'ai  à 
mériter  les  bontés  du  public. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  la  plus  parfaite  considé- 
ration, de  vous,  monsieur,  la  très-humble  et  très- 
obéissante  servante, 

DUPRÉ. 

Gardel  put  être  tranquille  et  M"''  Dupré  dansa  dans 
V Alexandre  aux  Indes,  de  Méreaux,  qui  fut  joué  le 
mardi  26  août;  ce  fut  même  avec  le  Renaud,  de  Sac- 
chini,  presque  le  seul  opéra  où  elle  ait  dansé  d'ori- 
ginal. C'est  que  dans  l'intervalle  elle  avait  reçu  deux 
lettres  de  La  Ferté  :  l'une,  très  aimable  et  qu'elle  de- 
vait tenir  secrète,  où  l'on  accédait  à  toutes  ses  de- 
mandes, gratification  particulière,  congé  pour  tout  le 
carnaval,  promesse  de  la  place  de  premier  sujet  dans 
les  ballets  de  l'Opéra  et  à  la  cour  :  l'autre,  très  sévère  et 


220  l'opéra    secret   AU    XVIII^    SIÈCLE 

qu'elle  pouvait  montrer  à  tout  le  monde,  où  il  lui 
était  enjoint  de  rester  sans  qu'on  lui  accordât  rien  et 
qui  se  terminait  par  cette  phrase  menaçante  :  «  Si  par 
hazard  l'on  vous  conseilloit  (par  le  désir  que  l'on  a  de 
vous  avoir  dans  le  pays  étranger)  de  partir,  vous  feriez 
une  tentative  inutile,  puisque  vous  n'auriez  pas  de 
passe-port,  et  vous  resteriez  sur  la  frontière  ;  mais 
vous  êtes  sûrement  trop  prudente  pour  vous  y  exposer 
et  pour  mettre  par  là  un  obstacle  à  la  justice  que  le 
ministre  est  disposé  à  rendre  à  vos  talents.  » 

Et  La  Ferté,  tout  fier  d'avoir  si  bien  mené  cette 
négociation  importante,  tout  heureux  de  garder  la 
belle  auprès  de  lui,  grâce  à  ce  système  des  doubles 
lettres  qu'il  maniait  dans  la  perfection ,  écrivait  le 
même  jour  au  ministre  Amelot  : 

Ce  23  aoust  lySS. 
Monseigneur, 

Puisque  vous  avez  la  bonté  de  vous  en  rapporter  a 
moi,  au  sujet  de  M"«  Dupré,  que  je  ne  connois  pas, 
et  pour  laquelle  je  ne  suis  sollicité  par  personne,  je 
crois  qu'il  est  juste  de  lui  accorder  la  première  place 
de  danseuse,  oîi  elle  est  appelée  par  son  talent,  par  le 
vœu  du  public  impartial  et  par  ses  camarades;  d'autant 
mieux  que  vous  avez  jugé  vous-même,  à  Pasques  der- 
nier, que  M"*5  Torlai  n'étoit  pas  encore  en  état  d'ob- 
tenir une  pareille  place,  et  qu'elle  l'est  sûrement  encore 
moins  aujourd'hui,  vu  son  absence;  d'ailleurs,  elle 
n'étoit,  il  y  a  deux  ans,  qu'en  troisième;  ainsi  l'on  ne 
peut  faire  valoir,  à  cet  égard,  le  droit  d'ancienneté;  si 
quelques  intérêts  particuliers  faisoient  naître  des  tra- 
casseries sur  cet  arrangement,  j'ose  espérer,  monsei- 
gneur,  que   vous  voudrez  bien  dire    que   vous  l'avez  ' 


LE   CONGE    D    UNE    DANSEUSE  221 

jugé  nécessaire  pour  le  bien  et  la  sûreté  du  service; 
d'ailleurs,  si  les  projets  ont  lieu  pour  Pasques  prochain, 
M"'  Torlai  aura  lieu  d'être  contente  de  son  sort,  ainsi 
que  M""  Dorival;  je  joins  ici  les  lettres  que  j'écris  à 
M"^  Dupré,  dont  l'une  ostensible,  afin  qu'elle  ait  l'air 
d'avoir  été  forcé  de  rester  ;  ce  qui  est  même  indispen- 
sable, car  je  sçai  que  M.  D'Albaret  vouloit  la  faire  éva- 
der pour  Turin,  et  qu'il  le  lui  a  conseillé  ;  l'autre  lettre 
lui  assure  son  sort,  mais  qu'il  faut  qu'elle  tienne  secret 
dans  ce  moment-cy,  ainsi  qu'elle  en  est  elle-même  d'avis. 
Voilà,  monseigneur,  ce  que  j'ai  crii  devoir  faire  pour 
le  mieux,  dés  que  vous  voulez  bien  y  avoir  confiance; 
j'espère  que  votre  voyage  à  Versailles  ne  nuira  pas  à 
votre  rétablissement. 

J'ay  écrit  que  l'opéra  n'aura  lieu  que  vendredi. 

Je  suis  avec  respect,  monseigneur,  etc. 

Pourquoi  donc  l'impeccable  intendant  des  Menus  se 
croyait-il  obligé  de  déclarer  qu'il  ne  connaissait  en 
aucune  façon  la  requérante,  que  personne  non  plus  ne 
la  lui  avait  recommandée  ?  Et  comme  il  était  habile  de 
vouloir  se  masquer  derrière  le  ministre  en  cas  de  ré- 
clamations embarrassantes  et  de  rejeter  sur  celui-ci 
toute  la  responsabilité  des  décisions  qu'il  lui  avait 
conseillées  sans  trêve  et  presque  imposées  ! 

Tout  à  coup  un  orage  éclate  dans  le  ciel  serein  de  La 
Ferté  et  M"'  Dupré  prend  la  fuite  :  avait-elle  cru  qu'on 
se  jouait  d'elle  ou  quelque  envie  folle  l'avait-elle  prise 
tout  à  coup  ?  Mais  la  police  était  bien  faite,  la  rebelle  est 
arrêtée  sur  la  route  d'Italie,  ramenée  à  Paris  et  mise 
sous  les  verrous.  Elle  n'y  resta  qu'un  jour,  il  est  vrai, 
et  quand  elle  sortit  de  prison,  elle  écrivit  au  tyranneau 
Morel  la  lettre  la  plus  impertinente  qui  se  pût  voir. 


222  L    OPÉRA    SECRET   AU    XYIII*-"   SIECLE 

Ce  5  septembre  1783. 
Monsieur, 

J'ai  l'honneur  de  vous  informer,  monsieur,  que  le 
tout  a  été  on  ne  peut  pas  mieux;  je  n'ai  d'autres  re- 
grets que  celuy  de  n'avoir  resté  renfermée  que  vingt- 
quatre  heures;  le  raclement  des  barreaux  et  le  train 
des  verroux  étoit  très-amusant  et  faisoit  une  armonie 
délicieuse;  j'y  avois  déjà  fait  porter  bien  des  paquets 
et  provisions,  comptant  faire  un  plus  long  séjour  dans 
ces  lieux  charmants  où  néantmoins  j'aurai  beaucoup 
soufert  d'ennuys  et  de  tristesse,  comme  vous  pouvez 
bien  vous  l'imaginer.  Enfin,  voilà  la  pièce  jouée  au 
parfait  ;  il  ne  me  reste  qu'à  m'occuper  sérieusement 
de  mes  affaires.  Je  vous  prie,  monsieur,  de  vouloir 
bien  engager  M.  de  La  Ferté  à  me  donner  un  mot 
d'écrit,  au  moyen  duquel  on  puisse  comencer  à  me 
payer  les  appointements  du  mois  échu  sur  le  nouveau 
pied  convenu;  bien  entendu  que  je  continuerai  à  si- 
gner sur  l'état,  comme  cy-devant;  je  ne  me  trouve  pas 
à  même  de  laisser  passer  un  quartier,  et  j'aurai  besoin 
de  toucher  régulièrement  mes  appointements  à  chaque 
mois.  J'espère  que  tout  cela  ne  soufrira  aucune  diffi- 
culté ;  le  secret  sera  toujours  gardé  soigneusement,  et 
j'attendrai  votre  réponse  avec  impatience,  vous  priant 
de  me  marquer  par  la  même  occasion  le  jour  que  je 
pourrai  aller  remercier  M.  de  La  Ferté  de  toutes  les 
bontés  qu'il  a  pour  moi;  je  ne  seroi  pas  moins  recon- 
naissante pour  tous  vos  bons  offices,  et  j'ai  l'honneur 
d'être,  avec  la  plus  parfaite  estime,  monsieur,  etc. 

DUPRÉ. 

P. -S.  Pour  la  comédie  jouée,  j'ai  déboursé  environ 
72  livres,  ayant  dû  payer  partout  ;  je  compte,  monsieur. 


LECONGEHUNEDANSEUSK  22  3 

que  vous  voudrez  bien  me  faire  rendre  cet  argent  le 
plutôt  possible,  et  vous  m'obligerez  infiniment*. 

A  dater  de  ce  jour  la  belle  fugitive  fut  surveillée  de 
près,  et  l'amour  fit  bonne  garde  autour  d'elle  sous  la 
forme  de  policiers  envoye's  par  La  Ferté,  qui  croyait 
cependant  ne  jamais  prendre  assez  de  précautions.  Le 
1 1  septembre,  par  exemple,  il  avise  le  ministre  qu'on 
agit  toujours  très  fort  pour  enlever  la  danseuse  à  l'O- 
péra, qu'il  serait  possible  que  l'ambassadeur  de  Sar- 
daigne  en  parlât  à  la  reine  et  que,  tout  en  pensant  que 
Sa  Majesté  ne  se  mêlera  pas  d'une  affaire  aussi  peu 
importante,  il  serait  peut-être  bon  d'en  toucher  deux 
mots  au  ministre  des  affaires  étrangères,  car  enfin, 
dit-il  pour  conclure,  le  service  du  roi  est  préférable  à 
celui  de  Turin.  Ce  fut  l'avis  d'Amelot,  qui  répondit  le 
jour  même  en  demandant  qu'on  rédigeât  un  projet  de 
lettre  à  M.  de  Vergennes  ;  et  eff"ectivement  quelques 
jours  après,  le  14,  le  ministre  des  aff"aires  étrangères 
recevait  la  note  suivante  de  son  collègue  à  la  maison 
du  roi  : 

Leservicedu  roy  pour  les  spectacles  de  Fontainebleau, 
monseigneur,  ayant  absolument  exigé  que  je  fisse 
rester  la  demoiselle  Dupré,  danseuse  de  l'Opéra,  qui 
avoit  tenté  de  s'évader  pour  aller  remplir  un  engage- 
ment à  Turin,  il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  pourrait 
solliciter  M.  l'ambassadeur  de  Sardaigne  pour  vous 
forcer  de  lui  faire  accorder  un  passe-port;  dans  ce  cas, 
je  vous  prierois,  monseigneur,  de  vouloir  bien  repré- 
senter à  M.  l'ambassadeur  que  cette  danseuse  est  indis- 
pensablement  nécessaire,   tant   pour  la  sûreté  du  ser- 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  629. 


224  I-    OPKRA    SECRET    AU    XVIIlf    SIECLE 

vice  de  la  Cour  que  pour  celui  de  Paris,  dans  la 
circonstance  de  la  maladie  de  la  demoiselle  Guimard 
qui  vient  d'avoir  la  petite  vérole  et  qui,  conse'quem- 
ment  est  hors  d'état  de  paroître  sur  le  théâtre  du  roi  ; 
mais  je  consentirai  volontiers,  pour  ne  pas  priver 
Turin  de  M"°  Dupré,  de  lui  accorder  un  congé  pour 
y  aller  vers  la  fin  de  décembre,  qui  est  le  temps  où 
commence  le  carnaval. 

Volte-face  subite  le  lendemain.  La  lettre  précédente 
n'était  pas  plutôt  expédiée,  que  La  Ferté  en  écrivait 
une  autre  au  ministre,  où  il  lui  racontait  que  M^'" 
Dupré  était  venue  chez  lui  pleurer  toutes  les  larmes  de 
ses  beaux  yeux  et  qu'il  n'y  avait  plus  guère  moyen  de 
la  retenir,  car  elle  était  dans  un  état  à  fendre  l'âme  et 
ne  pourrait  presque  plus  rendre  de  services.  Cette 
scène  intime  n'est  qu'effleurée  dans  le  récit  de  La 
Ferté,  mais  on  peut  suppléer  aisément  à  ses  réticences 
en  se  rappelant  que  si  la  danseuse  refusait  obstinément  les 
offres  si  tentantes  de  son  puissant  protecteur,  c'est  sû- 
rement qu'elle  voulait  aller  retrouver  le  beau  Gallet 
au  pays  où  fleurit  l'oranger. 

Ce  lundi  soir,  i5  septembre  lySS. 

Monseigneur , 

Aussitôt  mon  arrivée  à  Paris,  je  viens  d'être  assailli 
par  la  demoiselle  Dupré,  qui  est  venue  me  trouver,  à 
ce  qu'elle  m'a  dit,  d'après  le  conseil  de  M.  de  Vougny*, 

■  Ce  M.  de  Vougny  était  sûrement  le  protecteur  heureux  de  M"'^  Dorlé, 
puisque,  autant  il  réclamait  pour  elle  lorsqu'on  voulait  faire  un  passe-droit  en 
faveur  de  M"«  Dupré,  autant  il  encourageait  celle-ci  à  partir  plutôt  que  de  cé- 
der, afin  qu'en  partant  elle  laissât  le  terrain  libre  à  M"'=  Dorlé.  Cousin-germain 
d'Amelot,  très  lié  avec  le  comte  et  la  comtesse  de  Maurepas  (d"où  le  surnom  de 


LE    CONGE    D    UNE    DANSEUSE  223 

pour  que  j'aie  l'honneur  de  solliciter  près  de  vous  sa 
liberté  pour  aller  remplir  son  engagement  ;  le  re'sultat 
d'une  conversation  d'une  heure  et  demie  a  e'té  qu'elle 
se  de'siste  de  la  place  de  premier  sujet,  et  qu'elle  pro- 
met, si  on  a  besoin  d'elle,  de  revenir,  dans  le  mois  de 
janvier,  pour  danser  même  en  remplacement  pendant 
un  an,  après  quoi  elle  demande  sa  liberté  entière  ;  dans 
le  cas  oîi  elle  seroit  refusée,  il  me  paroît  qu'on  ne  peut 
faire  grand  fond  sur  elle  pour  le  voyage  de  Fon- 
tainebleau ,  car  elle  m'a  dit  qu'elle  succomberait  au 
chagrin  ;  et,  en  effet,  elle  étoit  dans  un  état  que  je  ne 
pourrois  guère  vous  représenter.  Cependant,  j'ai  exigé 
qu'elle  dansât  demain,  ce  qu'elle  a  promis  de  faire  ; 
d'après  le  sacrifice  qu'elle  fait  d'une  première  place  et 
l'offre  de  revenir  faire  une  année,  il  faut  qu'elle  ait  de 
bien  fortes  raisons  pour  prendre  ce  parti  ;  car  j'ai  été 
jusqu'à  lui  dire  que  l'on  payeroit  son  dédit,  mais  rien 
n'a  pu  la  faire  changer.  D'après  cela,  monseigneur, 
c'est  à  vous  à  décider;  mais  les  choses  étant  à  ce  point 
et  ne  pouvant  compter  sur  son  service  pour  Fontaine- 
bleau, je  crois  que  le  parti  le  plus  sage  seroit  de  pren- 
dre ses  précautions  d'avance,  en  la  faisant  remplacer 
par  M"^  Torlai  qui  doit  danser  incessamment,  et  en  se 
servant  le  plus  que  l'on  pourra  de  M"^  Dorival,  qui 
auroit  peut-être  quitté,  si  elle  eut  sçu  que  M"«  Dupré 
avoit  une  première  place  ;  je  conclurois  donc,  monsei- 

Vougny-Maurepas) ,  grand  coureur  de  filles,  très  propre  à  discuter  sur  le  mérite 
des  figurantes,  des  «  espaliers  »,  très  délicat  sur  le  choix  des  minois,  mais  ne 
connaissant  rien  à  la  partie  des  talents.  M.  de  Vougny,  un  jour  qu'il  arrivait 
en  retard  à  l'enterrement  de  M""'  Legendre,  belle-mère  d'Amelot,  ne  vit  pas  la 
fosse  ouverte  sur  son  chemin,  tomba  dedans  et  se  cassa  la  jambe  :  heureusement 
que  le  fossoyeur  était  là,  qui  le  retira  du  troi:.  Ce  funeste  événement  fut  bientôt 
su  de  tout  Paris;  les  princes  du  sang  envoyèrent  chez  l'estropié,  les  ministres  y 
allèrent,  et  plus  de  quatre  cents  personnes  s'inscrivirent  à  sa  porte,  parmi  les- 
quelles les  femmes  les  plus  distinguées  de  la  cour  et  quantité  de  Laïs  dont  il 
était  le  protecteur  naturel,  M"=^  Heynel  et  Guimard  en  particulier,  qui  le  vin- 
rent voir  en  députation  de  la  part  des  «  consœurs  »  de  l'Opéra.  {Mémoires  secrets, 
passim.  ) 

29 


220  l'opéra   secret   AU    XVIH''  SIÈCLE 

gneur,  à  laisser  partir  la  demoiselle  Dupré,  à  ne  point  dis- 
poser de  la  place  de  premier  sujet;  je  crois  que,  ne  pou- 
vant faire  autrement,  c'est,  monseigneur,  le  parti  le  plus 
sage,  et  qui  évitera  même  beaucoup  de  sollicitations. 

Amelot,  qui  avait  peine  à  suivre  les  évolutions  de 
pensée  de  son  conseiller,  mais  qui  se  serait  bien  gardé 
déjuger  autrement,  approuva  cette  décision  avec  autant 
d'empressement  qu'il  en  avait  mis,  la  veille,  à  signer  la 
lettre  à  M.  de  Vergennes  pour  retenir  la  danseuse  à 
Paris.  0  Nul  doute,  écrit-il  le  i6,  à  laisser  toute  liberté 
à  la  demoiselle  Dupré  de  partir  pour  Turin.  »  Mais  en 
même  temps  qu'il  la  libère  aux  conditions  posées  par 
La  Ferté,  il  fait  à  celui-ci  deux  recommandations  capi- 
tales :  la  première  est  de  se  faire  rendre  ces  fameuses 
doubles  lettres  qui  seraient  assez  compromettantes  pour 
l'Administration,  en  restant  entre  les  mains  de  la  dan- 
seuse ;  la  seconde  est  de  «  n'oublier  pas  de  faire  préve- 
nir M.  Lenoir  de  la  liberté  qu'on  donne  à  la  demoi- 
selle Dupré  de  s'en  aller,  afin  qu'il  ne  fasse  plus  veiller 
sur  elle,  et  qu'il  ne  lui  refuse  pas  de  passe-port  si  elle 
lui  en  demande.  » 

Sitôt  dit,  sitôt  fait.  Nouvelle  scène  attendrissante 
entre  la  danseuse  et  l'intendant  des  Menus,  et  le  len- 
demain 17,  nouvelle  lettre  de  celui-ci  au  ministre  : 

Monseigneur, 

M"^  Dupré  et  moi,  nous  nous  sommes  rendu  lettres 
et  portraits  ;  elle  a  signé  un  engagement  pour  être  ren- 
due à  Paris  à  la  fin  du  carnaval,  et  pour  occuper  une 
place  de  premier  remplacement  pendant  un  an  ,  sur  le 
pied  du  traitement  qui  lui  a  été  fait  lorsqu'on  l'a  fait 
venir;  je  crois  que  ce  sera  très  bien  fait  de  ne  disposer- 


LE    CONGE   D    UNE   DANSEUSE  227 

de  longtemps  de  la  première  place,  pour  n_-  la  donner 
qu'à  celle  que  le  public  avouera  et  placera  lui-même. 

Pour  le  coup  La  Ferté  se  trahit  bel  et  bien  :  le  mi- 
nistre lui  recommandait  simplement  de  rattraper  ses 
dangereuses  lettres,  et  lui,  dans  tout  l'émoi  d'une  sépa- 
ration tellement  soudaine,  il  parle  aussi  des  portraits, 
comme  si  la  restitution  réciproque  de  ces  images  plus 
ou  moins  gracieuses  avait  la  moindre  importance  admi- 
nistrative et  qu'elle  dût  beaucoup  préoccuper  Amelot. 
Il  espérait  bien  cependant  que  la  belle  reviendrait ,  et 
quant  à  celle  que  le  public  devait  «  avouer  et  placer  lui- 
même  »,  il  ne  faisait  pas  doute  à  ses  veux  que  ce  ne  fût 
M"*  Dupré.  Aussi,  autant  il  montrait  de  hâte,  aupara- 
vant, pour  la  faire  passer  sur  le  dos  de  ses  camarades, 
en  lui  attribuant  la  première  place,  autant  il  s'empresse, 
autant  il  insiste  pour  qu'on  laisse  ce  poste  longtemps 
vacant,  aussi  longtemps  qu'elle-même  sera  absente.  Il 
croyait  si  bien  qu'Eléonore  reviendrait,  qu'adressant,  à 
la  fin  de  cette  année  1783,  un  rapport  détaillé  sur  le 
personnel  de  l'Opéra  au  nouveau  ministre  de  la  maison 
du  roi,  M.  de  Breteuil,  il  portait  sur  les  deux  danseuses 
en  concurrence  pour  la  première  place  un  jugement 
qu'on  peut  résumer  ainsi  :  «  L'une,  M"°  Dorlé,  n'est 
pas  assez  forte;  l'autre,  M^''  Dupré,  est  absente  et  doit 
revenir  vers  le  i5  février;  attendons*,  y 

Elle  ne  revint  pas  cependant,  et  ce  ne  fut  pas  M"" 
Dorlé  qui  monta  au  premier  rang.  Elle  était  partie  dès 
lafinde  septembre,  et  depuis  le  mois  d'octobre  ijSS  jus- 


Voir  les  propres  termes  de  ce  rapport  dans  notre  premier  chapitre  :  Un  Roi 
aV  Coulisses,  p.  44. 


228  l'opéra   secret   au    XVIII»   SIÈCLE 

qu'en  mars  suivant,  elle  est  portée  sur  les  états  «  pour 
mémoire  »,  c'est-à-dire  sans  être  payée  pour  cause  de 
congé,  mais  comme  devant  toucher  2,000  fr.  par  an, 
comme  ses  trois  camarades  du  même  grade  :  M""  Dori- 
val,  Dorlé  et  Pérignon.  Elle  ne  revint  pas  et  La 
Ferté  se  consola  en  «  papillonnant  »,  elle  ne  revint 
pas  et  on  la  raya  définitivement  du  personnel  aux  va- 
cances de  Pâques  1784.  Au  même  moment,  M"°  Péri- 
gnon devenait  premier  sujet  dans  le  genre  comique, 
et  les  deux  danseuses  remplaçantes  qui  restaient, 
M""  Dorival  et  Dorlé,  voyaient  leurs  appointements 
augmentés  de  plus  du  double,  en  touchant,  pour  l'exer- 
cice suivant,  5, 000  livres  au  lieu  de  2,000.  La  différence 
valait  qu'on  réfléchît  avant  de  lâcher  pied ,  mais  il 
était  trop  tard  pour  que  M"'  Dupré  rentrât  en 
grâce  à  Paris.  Et  d'ailleurs  elle  ne  voulait  pas  seule- 
ment de  l'argent,  elle  briguait  aussi  l'honneur  du  pre- 
mier rang.  Et  puis  n'avait-elle  pas  retrouvé  au  pays 
du  soleil,  peut-être  à  Turin,  peut-être  à  Milan,  le  sé- 
duisant Gallet,  qui  ne  lui  donnait  ni  honneur  ni  for- 
tune, et  n'oubliait-elle  pas  auprès  de  lui  les  compétitions 
de  l'Opéra  de  Paris,  les  vexations  de  Morel  et  la  protec- 
tion intéressée  du  volage  Papillon  'f 


■^.^ 


URANT  la  semaine  qui  suivit 
■  /  lincendie  de  l'Opéra  en  octo- 
bre 1873,  pas  un  journal  ne 
manqua  de  rappeler  le  de'sastre 
pareil  de  1781  et  la  rapide 
^'"^^  construction  du  théâtre  de  la 
~"  ^' "'-^^  Porte-Saint-Martin  par  Lenoir, 
mais  nul  ne  sortit  des  ge'néralités  rebattues  et  ne  donna 
le  moindre  renseignement  inédit.  Il  n'y  avait  pourtant 
qu'à  chercher  pour  trouver  force  pièces  originales 
n'offrant  pas  seulement  un  intérêt  de  métier,  mais 
visant  l'art,  l'administration,  la  politique,  et  montrant 
bien  comment  le  ministre  de  la  maison  du  roi  enten- 
dait et  remplissait,  envers  l'Opéra,  son  double  rôle  de 
directeur  et  de  protecteur. 

Le  ministre  avait  sur  le  théâtre  et  le  monde  lyrique 
un  pouvoir  absolu.   S'il  n'en  usait  pas  toujours  avec 


232         l'opéra  secret  au   xvui'  siècle 

modération,  comme  dans  le  cas  de  M"''  Théodore,  il 
montrait  au  moins  un  rare  empressement  à  faire  le 
bien,  quand  le  bien  était  possible,  à  réparer  le  mal, 
quand  un  désastre  arrivait.  Moins  de  huit  jours  après 
l'incendie  qui  avait  anéanti  l'Opéra,  le  8  juin  1781,  on 
avait  déjà  décidé  de  donner  des  représentations  sur  le 
petit  théâtre  des  Menus-Plaisirs  du  Roi,  en  attendant 
la  construction  d'une  salle  provisoire  ;  le  choix  de 
l'emplacement  et  la  désignation  de  l'architecte  étaient 
choses  trop  compliquées  pour  être  décidées  à  la  légère, 
et  les  trois  ministres,  Amelot,  Maurepas  et  Joly  de 
Fleury,  avaient  à  ce  propos  des  conférences  journa- 
lières. Mais  comme  la  salle  même  des  Menus-Plaisirs 
'  devait  être  aménagée  pour  l'Opéra,  et  qu'on  n'y  pou- 
vait pas  jouer  avant  les  premiers  jours  d'août,  le 
ministre  de  la  maison  du  roi  voulut  organiser  jusque- 
là  des  concerts,  dont  le  produit  aiderait  l'État  à  payer 
intégralement  les  appointements  de  tous  les  artistes  et 
employés  du  théâtre. 

Amelot  se  fît  alors  adresser  par  M.  de  Caumartin 
un  état  des  dépenses  et  recettes  du  concert  établi  pro- 
visoirement aux  Tuileries  après  l'incendie  de  1763,  et 
il  en  transmit  copie  à  La  Ferté,  en  lui  faisant  remar- 
quer que  la  dépense  n'avait  monté  qu'à  6,274  livres  19 
sols  6  deniers,  et  en  le  priant  de  veiller  «  à  ce  qu'on  y 
apportât  également  toute  l'économie  possible.  »  Les 
28  concerts  de  1763  avaient  donné  une  recette  de 
53,986  livres,  ce  qui  était  magnifique,  comparé  à  la 
dépense  rapportée  par  le  ministre.  Mais  ces  6,274  li- 
vres ne  représentaient  que  les  frais  d'installation,  et 
quand  on  y  ajoute  la  dépense  ordinaire  (appointements   ' 


LES    PAUVRES    ET    l'oPÉRA  233 

des  directeurs,  acteurs  et  employés)  pour  les  dix  mois 
qu'avait  duré  l'interruption  des  spectacles,  on  arrive 
au  total  de  143,000  livres  en  chiffres  ronds,  c'est-à-dire 
à  une  dépense  presque  triple  de  la  recette  produite  par 
les  28  concerts.  On  voit  par  là  que  les  concerts  qu'on 
songeait  à  organiser  ne  pouvaient  servir  qu'à  diminuer 
les  débours  de  l'État,  et  Amelot  s'ingéniait  à  leur  faire 
rapporter  le  plus  possible.  Certain  jour  enfin,  il  croyait 
avoir  trouvé  un  moyen  infaillible,  et  il  écrivait,  le  16 
juin,  à  La  Ferté  : 

Ne  penseriez-vous  pas  qu'il  seroit  utile  que  j'écrivisse 
dans  ce  moment  à  MM.  les  premiers  gentilshommes  de 
la  Chambre  pour  les  engager  à  recommander  aux  Co- 
médiens français  et  italiens  de  ne  pas  donner  leurs 
meilleures  et  nouvelles  pièces  les  jours  que  nous  don- 
nerons des  concerts  aux  Tuileries,  afin  d'augmenter  un 
peu  l'affiuence  du  monde  aux  dits  concerts;  c'est,  je 
l'avoue,  un  petit  moyen,  mais  il  n'en  faut  négliger  au- 
cun, et  j'ai  lieu  de  croire  que  les  comédiens  qui  natu- 
rellement doivent  profiter  de  la  malheureuse  circons- 
tance, se  prêteront  volontiers  à  cette  légère  complai- 
sance, et  que  MM.  les  gentilshommes  de  la  Chambre 
y  concourront  aussi  avec  plaisir;  en  ce  cas  je  vous  serai 
obligé  de  m'envoyer  le  projet  de  lettre  à  leur  écrire. 

La  Ferté  répondait  le  jour  même  au  ministre  une  lettre 
où  il  montre  certains  scrupules  d'employer  ces  moyens 
autoritaires,  au  moins  à  l'égard  de  la  Comédie-Fran- 
çaise, et  où  il  soulève  certaines  objections  contre  les 
concerts  projetés. 

Je  reçois  les  deux  lettres  dont  vous  m'avez  honoré  ; 
je  crois  qu'il  pourroit  peut-être  y  avoir  de  l'inconvé- 

3o 


2  34        l'opéra  secret  au  xviii^  siècle 

nient  de  faire  recommander  aux  comédiens  français  de 
ne  point  donner  leurs  bonnes  pièces  les  mardis  et 
vendredis  ;  parce  qu'indépendamment  que  cela  pour- 
roit  indisposer  le  public,  c'est  qu'hier  même  qu'ils  ont 
donné  de  très  bonnes  pièces  ils  n'ont  eu  absolument  per- 
sonne, et  ils  sont  encore  aujourd'hui  dans  le  même  cas; 
d'ailleurs  les  maladies  et  autres  événements  imprévus  peu- 
vent forcer  de  donner  même  une  de  leurs  meilleures  piè- 
ces ,  qu'ils  n'auroient  pas  été  dans  l'intention  de  jouer 
effectivement  un  mauvais  jour;  mais  il  n'en  est  pas  de 
même  des  Italiens,  ils  avoient  hier  un  monde  affreux, 
et  je  crois  que  l'on  peut  les  restraindre  à  ce  qui  leur  est 
permis  de  jouer  seulement  les  mardis  et  vendredis, 
c'est-à-dire  aux  pièces  vaudevilles  ;  je  joins  en  consé- 
quence ici  un  projet  de  lettre  pour  M.  le  maréchal  de 
Richelieu. 

L'on  fera  du  mieux  possible  pour  faire  en  sorte  que 
les  concerts  payent  partie  des  appointements,  mais  le 
goût  est  si  changé  que  je  crains  bien  que  cette  res- 
source soit  peu  considérable  ;  vous  avez  remarque  que 
les  28  concerts  de  1763  n'ont  produit  que  53,986  livres. 
Les  appointements  d'alors  n'étoient  pas  la  moitié  de  ce 
qu'ils  sont  aujourd'hui,  puisque,  y  compris  les  traite- 
ments particuliers  de  M"'  Le  Vasseur,  Larrivée  et  les 
nouvelles  pensions,  cette  dépense  est  de  près  de  28,000 
par  mois  ;  ainsi  l'on  ne  peut  faire  de  trop  grands 
efforts  pour  avoir  le  plus  promptement  possible  une 
salle  provisoire ,  ce  qui  diminuera  plutôt  la  charge 
du  Roi. 

A  la  suite  de  cette  lettre  se  trouve  un  projet  de  lettre 
pour  le  maréchal  de  Richelieu.  Le  ministre  y  dit,  par 
la  plume  de  La  Ferté,  «  que  le  Roi  a  ordonné  de  faire 
donner  deux  concerts  par  semaine,  les  mardis  et  ven- 
dredis, pour  diminuer  au  moins  en  partie  les  dépen.ses 


LES    PAUVRES    ETl'opÉRA  235 

qu'il  était  forcé  de  faire  pour  payer  les  appointements 
des  sujets  ;»  et  qu'il  priait  le  mare'chal  d'ordonner  aux 
comédiens  italiens  o  de  se  renfermer  pour  la  circons- 
tance, dans  les  bornes  de  leur  bail  avec  l'Opéra  pour  les 
pièces  qu'il  leurest  permis  de  jouer  ces  jours-là  et  qui  doi- 
vent se  borner  aux  vaudevilles.  Je  suis  persuadé, 
disait-il  pour  finir,  qu'ils  ne  feront  aucune  difficulté  et 
qu'ils  chercheront  au  contraire  tous  les  movens  de 
contribuer  au  succès  de  l'Opéra.  »  Le  ministre  et  La 
Ferté  avaient  trop  compté,  en  cette  circonstance,  sur 
la  condescendance  des  gentilhommes  de  la  Chambre  , 
qui  se  montraient  forts  jaloux  de  l'autorité  qu'ils  exer- 
çaient sur  les  deux  Comédies,  comme  le  ministre  sur 
l'Opéra,  et  qui  défendaient  avec  zèle  les  intérêts  de  ces 
théâtres.  Ils  ne  se  départirent  pas  cette  fois  de  leur 
rôle  de  protecteurs,  comme  le  prouve  la  note  suivante 
écrite  par  le  ministre  en  marge  de  la  lettre  projetée  : 
(i  Cette  lettre  n'a  pas  été  écrite  parce  que  MM.  les  pre- 
miers gentilhommes  que  j'ai  pressentis  n'ont  pas  paru 
bien  disposés.  » 

Repoussé  de  ce  côté,  le  ministre  imagina  un  procédé 
aussi  simple  qu'expéditif  pour  diminuer  un  peu  la  dette 
de  rOpera,  et  il  écrivit,  le  12  juillet,  au  lieutenant 
général  de  police  Lenoir  : 

Comme  il  est  nécessaire,  monsieur,  dans  la  malheu- 
reuse circonstance  où  se  trouve  l'Académie  royale  de 
musique,  d'user  de  toutes  les  ressources  pour  tâcher 
de  l'alimenter  en  ménageant  en  même  temps  les  finan- 
ces du  Roy,  j'ai  pensé  qu'un  des  moyens  les  plus 
naturels  et  les  plus  justes  serait  d'augmenter  les  rede- 
vances des  spectacles  forains  qui  nécessairement  pro- 


236  l'opéra   secret   au    XVIII*   SIKCLE 

firent  de  la  suspension  de  l'Opéra;  je  vous  prie  en 
conséquence  de  vouloir  bien  envoyer  chercher  les 
différents  entrepreneurs,  les  prévenir  que  Sa  Majesté, 
sans  avoir  égard  aux  traités  qui  ont  pu  être  passés  avec 
eux  et  qu'elle  casse  et  annule  de  sa  pleine  autorité,  a 
fixé,  à  commencer  du  premier  de  ce  mois,  la  redevance 
du  spectacle  du  sieur  Nicolet  à  48  livres  pour  chaque 
jour  de  représentation,  celle  pour  le  spectacle  du  sieur 
Audinot  et  pour  celui  des  Variétés  amusantes  à  36  livres 
chacun,  et  celle  de  la  Redoute  chinoise  à  24  livres  ;  le 
tout  payable  à  la  fin  de  chaque  semaine  et  qu'en  con- 
séquence ils  ayent  à  signer  chacun  leur  soumission  de 
payer  cette  redevance,  lesquelles  soumissions  je  vous 
serai  obligé  de  m'envoyer.  Si  le  simple  ordre  que 
vous  leur  donnerés  ne  suffit  pas,  ce  que  j'ai  de  la  peine 
à  présumer,  je  vous  prie  de  m'indiquer  la  forme  que 
vous  croirez  la  meilleure  à  employer. 

Cette  rupture  de  traités  librement  consentis  était  un 
abus  criant  d'autorité.  Les  entrepreneurs  réclamèrent, 
comme  on  pense  bien,  mais  Amelot  repoussa  leurs  pro- 
positions et  écrivit  à  Lenoir,  le  21  juillet,  de  faire  exé- 
cuter en  toute  rigueur  les  prescriptions  de  sa  première 
lettre.  Les  malheureux  forains  revinrent  encore  à  la 
charge,  et  firent  observer  au  ministre  que  cette  nouvelle 
redevance  augmenterait  d'un  quart  leurs  charges  <»  si 
elle  n'était  pas  prélevée,  avant  tout,  sur  la  recette  qui 
doit  supporter  le  quart  des  pauvres».  Amelot  se  laissa 
fléchir  cette  fois,  et  écrivit,  le  2  5  juillet,  à  M.  Henry,  ad- 
ministrateur général  des  hôpitaux,  une  lettre  où  ifexpo- 
sait  la  question  et  qu'il  terminait  ainsi  :  «  J'estime  qu'il 
est  de  la  justice  de  l'administration  des  hôpitaux  de  con- 
sentir à  ce  que  ces  redevances  soient  prises  sur  le  produit. 


LES   PAUVRES    ET   L    OPÉRA  2J7 

des  recettes  avant  le  partage  du  surplus  qui  doit  ope'rer 
la  distraction  d'un  quart  au  profit  des  pauvres.  » 

La  demande  des  forains,  appuye'e  par  le  ministre, 
tendait  donc  à  faire  prélever  cette  redevance  excep- 
tionnelle avant  même  le  quart  des  pauvres^  de  façon 
que  l'Administration  des  hôpitaux  supportât  avec  eux, 
sur  son  quart,  la  diminution  résultant  de  cette  aggra- 
vation d'impôts.  M.  Henry  fut  fort  étonné  de  voir  un 
ministre  soutenir  une  prétention  aussi  audacieuse  , 
aussi  subversive ,  et  il  répondit  à  Amelot,  le  i"  août, 
qu'il  avait  communiqué  sa  lettre  à  M.  Dupont,  lieute- 
nant particulier  au  Châtelet,  administrateur  de  l'Hôtel- 
Dieu  et  chargé  par  son  bureau  de  veiller  particulière- 
ment à  la  rentrée  du  quart  des  pauvres.  M.  Dupont  et  lui 
avaient  pensé  que  cette  proposition  ne  pouvait  être  portée 
qu'aux  bureaux  généraux  de  leurs  administrations  qui  se 
tenaientàl'Archevèché;  mais,  commecesbureaux  ne  de- 
vaient se  réunir  qu'à  la  fin  du  mois,  ils  n'hésitaient  pas  à 
soumettre  par  avance  au  ministre  les  observations  qu'on 
ne  manquerait  pas  de  lui  adresser.  Ils  avançaient  donc 
la  décision  à  prendre  et  lui  envoyaient  un  mémoire  pour 
défendre  auprès  de  lui  la  franchise  absolue  du  quart  des 
pauvres,  et  le  préparer  au  refus  très  probable  des 
bureaux.  «  Nous  vous  prions.  Monseigneur,  disaient- 
ils  pour  finir,  de  nous  faire  savoir  vos  dernières  ins- 
tructions à  ce  sujet,  avant  la  tenue  des  bureaux  géné- 
raux ,  afin  que  nous  puissions  leur  présenter  cette 
nouvelle  demande  des  entrepreneurs  si  vous  le  désirez 
et  s'ils  persistent  à  la  faire.  »  Cette  simple  phrase  en 
dit  long,  —  comme  on  verra  tout  à  l'heure. 

Suit  le  Mémoire  instructif  sur  le  quart  qui  se  perçoit 


238         l'opéra  secret  au  xviii"  siècle 

en  faveur  de  l'Hôpital  général  et  de  l'Hôtel-Dieu  sur 
le  produit  de  tous  les  spectacles  de  Paris.  La  lecture 
de  cette  pièce  prouvera  que  l'administration  des  hôpi- 
taux, —  qui  se  montre  de  nos  jours  si  âpre  au  gain  , 
qui  méconnaît  l'art  pour  l'argent,  et  ruinerait  les 
entreprises  qu'elle  pressure  et  dont  elle  vit,  plutôt  que 
de  leur  accorder  la  moindre  remise,  —  était  déjà,  il  y 
a  un  siècle,  aussi  avide,  aussi  rapace.  Je  regrette  de  ne 
pouvoir  donner  en  entier  ce  long  rapport,  un  chef- 
d'œuvre  d'argumentation  chicanière,  mais  j'en  veux 
citer  au  moins  la  fin,  qui  dut  bien  surprendre  Amelot. 
Après  avoir  fait  l'historique  du  quart  des  pauvres., 
après  avoir  établi,  par  des  textes  et  des  faits  précis,  que 
ce  droit  devait  primer  tout  autre,  et  que,  par  consé- 
quent, la  prétention  des  forains  était  absolument  in- 
soutenable, M.  Henry,  par  une  manœuvre  très  habile, 
porte  la  lutte  sur  le  terrain  de  son  adversaire,  et  fait  en- 
tendre au  ministre  qu'au  lieu  de  détendre  les  entrepre- 
neurs, il  ferait  mieux  de  se  défendre  lui-même,  et  que  les 
hôpitaux  pourraient  bien  lui  réclamer  une  part  dans 
la  redevance  exceptionnelle  qu'il  imposait  aux  forains. 

Le  feu  de  l'Opéra,  en  mettant  l'Académie  royale  de 
musique  hors  d'état  de  se  soutenir,  fait  perdre  aux  hô- 
pitaux une  somme  annuelle  de  60,000  livres,  pour 
laquelle  ce  spectacle  est  abonné  *.  Si  le  ministre  a  cru 
juste  d'augmenter  la  redevance  des  spectacles  forains, 

■  Henry  exagère  singulicrement  Les  hospic;;s  perdirent  beaucoup  moins  sur 
l'Opéra,  comme  il  résulte  de  cette  mention  de  la  Recette  extraordinaire  de  lySi-Si: 
11  Porté  icy  en  recette  les  cinq  mois  de  remises  du  quart  des  pauvres  qui  n'ont 
iMS  été  payés  pour  les  mois  du  juin,  juillet,  aoust,  septembre  et  octobre  lySt, 
montants  à  la  somme  do  24,000  livres.  » 'Archives  nationales.  Ancien  régime. 
01,634.) 


LES   PAUVRES    ET    l'opÉRA  239 

SOUS  le  prétexte  qu'ils  profitent  de  la  suppression  de 
l'Opéra,  il  semble  que  l'esprit  de  justice  qui  l'a  déter- 
miné à  autoriser  cette  augmentation  de  redevance,  ne 
peut  pas  lui  faire  croire  que  les  hôpitaux  doivent  y 
entrer  pour  quelque  chose.  Et  dans  le  fait,  si  les  en- 
trepreneurs de  ces  spectacles  réussissaient  à  faire  sup- 
porter aux  hôpitaux  une  portion  de  la  redevance  forcée 
dont  on  vient  de  les  grever,  il  en  résulterait  que  le  feu 
de  l'Opéra  doublerait  la  perte  des  hôpitaux:  i°  par  la 
privation  de  60,000  livres  d'abonnement  ;  2°  et  par  la 
contribution  dans  la  redevance  exigée  par  l'Académie 
royale  de  musique.  Ce  qui  seroit  d'autant  plus  extraor- 
dinaire que  le  même  motif  qui  sert  de  prétexte  pour 
l'augmentation  de  la  redevance  devroit ,  par  la  même 
raison,  opérer  une  indemnité  en  faveur  des  hôpitaux, 
bien  loin  de  leur  occasionner  une  double  perte. 

Et  sous  ce  dernier  point  de  vue,  cette  redevance 
elle-même  devroit-elle  peut-être  être  assujettie  au  quart 
des  pauvres^  à  la  charge  de  l'Académie  royale  de  mu- 
sique. Elle  n'a  lieu  qu'en  raison  du  privilège  exclusif 
de  l'Opéra  et  sous  le  motif  que  les  spectacles  forains 
profitent  de  sa  suppression.  L'Opéra  devant  le  quart 
du  produit  de  son  spectacle,  ne  pourrait-on  pas  dire 
que  quand  il  cède  quelque  portion  de  son  privilège,  le 
prix  de  cette  cession  doit  être  regardé  comme  produit 
de  son  spectacle  et  que,  sous  cette  considération,  il 
doit  être  sujet  au  quart  des  pauvres  :  on  ne  pourroit 
pas  anéantir  cette  prétention  en  disant  que  les  hôpi- 
taux percevant  le  quart  sur  le  produit  de  ces  spectacles 
forains,  ne  peuvent  pas  le  percevoir  sur  le  prix  de  la 
cession,  que  ce  serait  percevoir  deux  droits  ;  le  prix  des 
places  de  ces  petits  spectacles  n'étant  que  de  3o  sols  . 
n'a  aucune  proportion  avec  celles  de  l'Opéra  qui  vont 
à  7  livres  10  sols  et  même  à  dix  livres  ;  ainsi  le  pro- 
duit du  quart  des  pauvres  dans  ces  petits  spectacles 
ne  peut  jamais  être  mis  en  comparaison  avec  ce  qu'il 


240  l'opéra  secret  au  xviii^  siècle 

produirait  dans  les  grands,  et  ne  doit  pas  être  regardé 
comme  un  dédommagement  suffisant  de  la  cession 
faite  par  l'Opéra  d'une  portion  de  son  privilège. 

Le  raisonnement  était  habilement  déduit ,  et  la 
phrase  citée  plus  haut  prenait,  en  la  rapprochant  de 
ce  paragraphe,  un  sens  menaçant.  Elle  signifiait,  pour 
tout  bon  entendeur,  que  si  le  ministre  persistait  à  sou- 
tenir les  forains,  l'Administration  des  hôpitaux  porte- 
rait ses  nouvelles  prétentions  sur  l'Opéra  devant  le 
Conseil  du  Roi ,  où  elle  avait  déjà  un  procès  pendant 
contre  les  Comédiens  français  et  italiens;  Henry  avait 
pris  grand  soin  de  le  rappeller  au  ministre  .dans  son 
rapport.  Amelot  le  comprit  bien  ainsi,  car  on  ne  trouve 
plus  rien  dans  les  pièces  suivantes  sur  cette  affaire  ;  il 
aura  sans  doute,  pour  sauvegarder  les  intérêts  de  l'O- 
péra, abandonné  les  forains  à  l'avidité  des  hôpitaux, 
et  l'on  peut  tenir  pour  assuré  que  le  quart  des  pauvres 
aura  été  prélevé  avant  tout  autre  impôt. 

Amelot  avait  d'autant  plus  souci  de  ne  pas  voir  di- 
minuer la  redevance  extraordinaire  payée  à  l'Opéra, 
que  la  situation  pécuniaire  à  la  fin  de  juillet  était  peu 
brillante.  La  recette  pour  tout  le  mois  avait  été  : 

Recette  à  la  porte.  ''^'■"   soisden. 

8  concerts  depuis  le  3  jusqu'au  27  juillet.     7,2ir>    »     » 

Redevances. 
Opéra-Comique  ,   pour    le 

mois  de  juillet 1,666   134)     -     o,-     o 

Spectacles  forains,  id.  .  .  .     4,320   »    »  j 
Remise  des  fournisseurs  pour  le  paiement 

au  comptant 19    »    » 


Total 1 3,221    i3  4 


LES    PAUVRES    ET    I,  OPERA  24I 

La  dépense  ordinaire  s'était  élevée  à  32,255  1.  14s. 
10  d.,  et  celle  extraordinaire  à  6,727  1.  9  s.  8  d.  ;  en- 
semble 38,983  1.  4  s.  6  d.  La  dépense  du  mois  de  juillet 
excédait  donc  la  recette  de  25,762  1.  o  s.  2  d. ,  à  quoi 
il  fallait  ajouter  l'excédant  de  la  dépense  de  juin,  soit 
20,257  1.  II  s.  9  d.  ;  ce  qui  donnait  comme  déficit  jus- 
qu'à ce  jour  46,0191.  1 1  s.  1 1  d.  Il  fallait  encore  une 
somme  de  4,900  livres  pour  le  quartier  des  acteurs  et 
autres  retirés  ,  et  l'on  trouvait  ainsi  le  chiffre  de 
50,919  1.  1 1  s.  II  d.  comme  total  du  fonds  à  faire  pour 
payer  tous  les  traitements  et  dépenses  de  l'Opéra  : 
c'était  un  joli  denier. 

Après  avoir  examiné  les  rapports  du  ministre  ayant 
l'Opéra  dans  ses  attributions,  avec  les  Comédies  Fran- 
çaise ou  Italienne  et  les  gentilshommes  de  la  Chambre, 
avec  les  spectacles  forains  et  l'Administration  des  hos- 
pices, nous  allons  voir  comment  il  agissait  avec  la 
presse  quand  elle  parlait  un  peu  trop  librement  des 
affaires  ministérielles.  C'était  alors  dans  tout  Paris  une 
préoccupation  extrême  de  savoir  où  se  transporterait 
l'Opéra,  et  dans  quelles  conditions  pécuniaires  on  en 
opérerait  la  reconstruction.  Le  Journal  de  Paris,  qui 
était  réputé  à  la  fois  pour  sa  forme  légère  et  la  siàreté 
de  ses  renseignements,  eut  l'imprudence  de  publier, 
le  3i  juillet,  un  article  où  il  exposait  les  principales 
clauses  de  la  convention  conclue  avec  l'architecte 
Lenoir.  Le  jour  même,  La  Ferté  s'étonnait  «  que  vu 
l'exposé  faux  qu'il  contient,  on  en  ait  permis  l'impres- 
sion, »  et  signalait  cet  écrit  à  la  sévérité  du  ministre. 
Celui-ci  prenait  connaissance  de  l'article  et  écrivait 
aussitôt  au  lieutenant  de  police  : 

3i 


242  L    OPERA    SECRET    AU    XVIH'   SIECLE 

Le  rédacteur  du  Journal  de  Paris,  monsieur,  a  mis 
dans  celui  d'hier  un  article  concernant  la  salle  provi- 
soire de  l'Opéra,  sur  lequel  suivant  l'usage  il  n'a  con- 
sulté aucune  des  personnes  chargées  de  cette  adminis- 
tration. En  conséquence,  il  y  a  inséré  des  erreurs  qu'il 
est  très  essentiel  de  rectifier.  Il  dit  que  le  sieur  Lenoir 
s'est  engagé  de  construire  cette  salle  pour  3oo,ooo  liv., 
tandis  qu'il  n'en  a  demandé  et  qu'on  ne  lui  en  donne 
que  200,000,  avec  le  privilège,  lorsqu'on  ne  fera  plus 
usage  de  cette  salle  pour  l'Opéra,  de  pouvoir  y  donner 
pendant  dix  ans  des  fêtes  dans  le  genre  du  Vauxhal  de 
Torré.  Je  vous  prie  d'envoyer  chercher  le  rédacteur,  de 
lui  ordonner  de  rétablir  les  faits  tels  qu'ils  sont,  de 
communiquer  le  nouvel  article  à  M.  de  La  Ferté 
avant  de  l'insérer  dans  le  journal,  et  d'être  attentif, 
toutes  les  fois  qu'il  y  mettra  quelque  article  relatif  à 
l'Opéra,  à  consulter  toujours  auparavant  ou  M.  de 
La  Ferté  ou  M.  Dauvergne. 

Lenoir  envoya  chercher  Corancez,  le  principal  ré- 
dacteur du  Journal  de  Paris,  et  lui  transmit  les  ordres 
du  ministre  ;  Corancez  s'excusa  sur  ce  «  qu'il  n'a- 
voit  recueilli  les  faits  qu'à  la  suite  d'une  conversa- 
tion avec  Dauvergne.  »  Lenoir  lui  fit  alors  observer 
qu'il  n'aurait  rien  dû  insérer  sur  les  spectacles  sans  le 
lui  avoir  communiqué,  «  surtout  d'après  un  prétendu 
récit  vague  et  sur  lequel  il  avoit  pu  se  méprendre  ;  »  il 
lui  dit  enfin  d'apporter  un  article  rectificatif  qu'on 
soumettrait  d'abord  à  La  Ferté  ou  à  Dauvergne.  Cet 
article,  qui  corrigeait  le  premier,  parut  dans  le  Journal 
de  Paris  du  4  août*.  Il   est  vraiment  plaisant  de  voir 

*  Lettres  de  Lenoir  au  ministre,  des  i,  2  et  4  août.  (Archives  nationales.  An- 
cien régime.  O  i,  640.)  C'est  dans  ce  registre  que  se  trouvent  toutes  les  pièces 
citées  jusqu'ici. 


LES    PAUVRES    ET    l'oPÉRA  243 

le  ministre  s'inquiéter  à  ce  point  qu'on  n'augmente 
pas,  même  de  100,000  liv.,  le  chiffre  de  la  somme  as- 
sure'e  à  Lenoir,  quand  on  sait  que  la  construction  du 
théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin  s'éleva  au  chiffre 
énorme  de  1,253,671  livres  9  sous  i  denier. 

Cette  censure  ministérielle  ne  s'exerçait  pas  seule- 
ment sur  les  articles  de  journaux  ayant  trait  à  l'admi- 
nistration du  théâtre,  mais  aussi  sur  ceux  où  il  n'était 
question  que  d'art  et  de  musique.  Lisez  plutôt  la 
lettre  qu'Amelot  écrivait  à  Lenoir,  le  i^""  décembre 
1780  : 

L'auteur  des  paroles  de  l'opéra  d'Echo  et  Narcisse^ 
monsieur,  ainsi  que  le  sieur  Gluck,  auteur  de  la  mu- 
sique, m'ont  porté  des  plaintes,  il  y  a  déjà  quelque 
tems,  des  termes  peu  mesurés  dont  s'étoit  servi  l'auteur 
du  journal  de  Monsieur,  en  parlant  de  cet  ouvrage.  Je 
n'ai  pu  m'empêcher  de  trouver  leurs  plaintes  fondées  ; 
cependant  je  me  suis  opposé  à  ce  que  dans  aucun  écrit 
périodique  ils  témoignassent  leur  mécontentement,  re- 
gardant comme  dangereux  de  laisser  entamer  une 
querelle  ouverte  entre  les  journalistes  et  l'Académie 
royale  de  musique;  mais  j'ai  cru  devoir  leur  pro- 
mettre protection  pour  l'avenir.  En  conséquence,  je 
vous  serai  obligé  d'envoyer  chercher  l'auteur  du  jour- 
nal de  Monsieur,  de  lui  faire  sentir  le  tort  qu'il  a  eu 
de  se  livrer  à  une  critique  trop  amère  sur  l'opéra 
d'Echo  et  A\7rcisse,  et  de  l'engager  ainsi  que  les  autres 
journalistes  et  particulièrement  l'auteur  du  Journal  de 
Paris,  a  parler  en  des  termes  plus  mesurés  de  l'effet 
que  les  nouveaux  opéras  pourront  produire  sur  le 
public,  afin  de  ne  pas  décourager  les  auteurs  tant  des 
paroles  que  de  la  musique,  et  de  ne  point  décrier  un 
spectacle  qui  est  particulièrement  sous  la  protection 


244         l'opéra  secret  au  xviii*  siècle 

de  Sa  Majesté,  qui  opère  une  aussi  grande  "circulation 
d'argent,  et  pour  le  soutien  et  le  succès  duquel  il  faut 
tant  d'efforts  réunis*. 

On  voit  par  là  que  la  critique  musicale  ne  jouissait 
pas  alors  d'une  liberté  exagérée.  Il  est  vrai  qu'il  s'agit 
ici  de  la  reprise  solennelle  d'Écho  et  Narcisse  que 
l'Administration  avait  faite,  le  8  août  1780,  pour  tâ- 
cher de  fléchir  Gluck  et  le  décider  à  revenir  en  France. 
Malgré  le  succès  bruyant  de  la  première  soirée,  dû  à 
l'ardeur  du  parti  gluckiste,  cette  reprise  n'avait  pu 
aller  au  delà  de  neuf  représentations,  et  la  neuvième 
recette  avait  été  de  1,344  li"^'-  1°  s.,  tandis  que  les 
cinquième  et  sixième  étaient  tombées  au-dessous  de 
700  livres.  Ce  résultat  n'avait  rien  de  bien  flatteur 
pour  Gluck,  et  les  articles  défavorables  des  journaux 
avaient  dû  augmenter  encore  l'éloignement  qu'il  éprou- 
vait pour  Paris.  L'administration,  ayant  échoué  dans 
son  projet,  faisait  donc  retomber  sur  les  journalistes  le 
poids  de  sa  mauvaise  humeur. 

Tout  en  dépouillant  ces  liasses  et  ces  registres,  j'ai 
rencontré  dans  le  nombre  quantité  de  mémoires  adres- 
sés au  ministre,  et  dont  quelques-uns  m'ont  paru 
curieux  à  noter,  à  la  fois  pour  leur  forme  drolatique  et 
pour  les  idées  bizarres  qu'on  soumettait  à  qui  de  droit: 
je  vais  rapporter  les  plus  singuliers.  C'est  d'abord  un 
projet  non  signé,  mais  écrit  de  la  main  de  Dauvergne, 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  629.  Les  chanteurs  provoquaient 
parfois  eux-mêmes  ces  réprimandes  aux  journaux;  c'est  ainsi  qu'on  lit  dans  le 
rapport  du  18  novembre  1782  :  «  Le  comité  a  l'honneur  de  supplier  le  ministre 
d'ordonner  aux  journalistes  d'être  plus  circonspects  dans  le  compte  qu'ils  ren- 
dent du  spectacle.  »  (Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  63S.) 


LES    PAUVRES    ET    l'oPÉRA  2^.5 

directeur  de  l'Opéra  (son  écriture  est  caractéristique), 
où  il  expose  le  moyen  le  plus  prompt  et  le  moins  dis- 
pendieux, à  son  sens,  pour  augmenter  le  nombre  des 
sujet  chantants,  qui  allait  chaque  jour  diminuant.  Ce 
serait  «  de  faire  annoncer  dans  toute  l'étendue  du 
royaume  que  les  maîtres  de  musique  de  province  et 
de  Paris  qui  procureroient  des  sujets  chantants  (en 
hommes  et  femmes)  à  l'Académie  royale  de  musique 
aux  conditions  cy-dessous  auroient,  pour  chaque  sujet 
qu'ils  procureroient,  9,000  liv.  de  pension  viagère  sur 
la  ditte  Académie,  payable  de  trois  en  trois  mois.  » 
Cette  façon  de  faire  tambouriner  les  chanteurs  comme 
on  faisait  des  objets  perdus  n'était  pas  absolument 
mauvaise  (un  professeur  aurait  pu  en  effet  se  faire 
ainsi  des  rentes  considérables  en  fournissant  plusieurs 
sujets),  mais  il  faut  lire  les  conditions  imaginées  par 
Dauvergne  : 

1°  Il  faudroit  que  les  sujets  présentés  fussent  assés 
musiciens  pour  apprendre  seuls  leurs  rôles; 

2°  Qu'ils  ne  fussent  âgés,  tout  au  plus,  que  de  iS  à 
24  ans,  mais  qu'ils  eussent  au  moins  cet  âge,  pour  évi- 
ter les  inconvénients  de  la  mlie  ; 

3°  Qu'ils  eussent  de  la  voix ,  de  la  figure  et  de  la 
taille,  surtout  les  femmes; 

4°  Que  les  hommes  chantans  la  haute-contre  fussent, 
au  moins,  de  la  taille  de  5  pieds  3  à  4  pouces;  ceux 
chantans  la  basse-taille,  de  celle  de  5  pieds  5  à  6  pou- 
ces au  plus; 

5°  L'Académie  payeroit  le  voyage  du  maître  et  du 
sujet  qui  seroit  accepté  par  elle  et  le  retour  du  maître 
suivant  le  prix  des  voitures  publiques  *. 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  633. 


246  l'opéra    secret   au    XVHl-   SIÈCLE 

L'article  4  est  surtout  original ,  et  cette  façon  de 
juger  un  chanteur  d'après  sa  taille  est  au  moins 
bizarre.  Les  basses  devaient  avoir  d'abord  3  centimè- 
tres de  plus  que  les  ténors  ;  une  haute-contre  ne 
devait  pas  avoir  moins  de  i  met.  70  cent,  ni  plus  de 
T  met.  73  ;  les  basses  ne  pouvaient  varier  qu'entre 
I  met.  76  et  79  cent.  Au-dessous  et  au-dessus  de  ces  li- 
mites, on  aurait  renvoyé  les  postulants,  même  s'ils 
avaient  possédé  la  plus  belle  voix  du  monde  :  Dau- 
vergne  était  vraiment  par  trop  exigeant. 

C'est  ensuite  la  singulière  requête  d'un  chirurgien 
que  voici  : 

Le  sieur  Fontaine  ,  chirurgien  extraordinaire  de 
S.  A.  S.  Monseigneur  le  prince  de  Conty,  a  obtenu 
depuis  plusieurs  années  son  entrée  à  l'Opéra. 

L'art  qu'il  professe  le  rendit  bientôt  nécessaire  et 
utile  à  ce  spectacle,  où  il  ne  comptoit  trouver  d'abord 
qu'un  délassement  à  ses  courses  et  à  ses  travaux  ordi- 
naires ;  il  s'est  voué  avec  autant  d'empressement  que 
de  désintéressement  à  donner  des  secours  à  ceux 
atteints  par  des  accidens  subits,  dont  les  occasions  sont 
fréquentes.  De  ces  soins  a  dû  nécessairement  résulter 
une  confiance  plus  étendue,  et  le  sieur  Fontaine  se 
voit  insensiblement  chargé  d'administrer  des  secours 
jusques  dans  l'intérieur  du  domicile  d'une  grande 
partie  des  sujets  de  l'Académie  Royale  de  Musique, 
auxquels  la  modicité  de  leurs  appointements  interdit 
toute  autre  démonstration  de  reconnaissance  que  celle 
de  la  sensibilité  et  des  remercîments. 

Comme  cependant  il  ne  peut  se  dissimuler  que  les 
soins  qu'il  donne  sont  pris  sur  un  tems  qu'il  pourroit 
employer  également  au  service  de  l'humanité  et  au 
bénéfice  de  sa  fortune,  il  a  l'honneur  de  vous  prier, 


LES    PAUVRES    ET    L    OPERA  247 

monsieur,  d'examiner  attentivement  les  principes  de  la 
demande,  et  lui  accorder  un  traitement  proportionné 
à  ses  peines  et  ses  soins  :  pour  lors,  il  se  trouvera  plus 
en  état  de  sacrifier  son  tems  tant  à  l'Opéra  que  dans 
les  maisons  particulières  de  tous  les  membres  du  spec- 
tacle, lesquels  voudront  continuer  à  lui  accorder  leur 
confiance,  et  il  s'eff"orcera  toujours  de  la  conserver  par 
son  exactitude  et  son  désintéressement  *. 

Le  procédé  est  ingénieux  pour  obtenir  une  fonction, 
de  commencer  par  la  remplir  gratis  sans  en  être  prié , 
puis  de  demander  un  traitement  pour  une  tâche  qu'on 
s'est  créée.  Il  était  bien  simple  de  répondre  au  sollici- 
teur qu'il  n'avait  qu'à  ne  plus  soigner  les  sujets  de 
l'Opéra,  ou  bien  à  se  faire  payer  par  eux  s'il  ne  voulait 
pas  se  contenter  de  leurs  témoignage  de  sensibilité^  — 
ce  qui  n'était  pas  absolument  à  dédaigner  de  la  part 
des  sujets  féminins. 

Le  comité  des  artistes  en  jugea  ainsi  et  représenta 
au  ministre,  dans  son  rapport  du  2  décembre  1782, 
que  si  l'on  accordait  ce  titre  à  M.  Fontaine,  même 
sans  appointements^  cette  innovation  d'une  telle  place, 
sans  être  à  charge  pour  l'Opéra,  «  pourroit  éloigner 
des  chirurgiens  d'un  mérite  reconnu,  MM.  Pipelet 
Idirecteur  de  l'Académie  de  chirurgie),  Capdeville  et 
autres  qui,  depuis  vingt  ans,  se  sont  fait  un  plaisir  de 
venir  assidliement  au  spectacle,  d'y  administrer  les  se- 
cours de  leur  art,  de  se  transporter  chez  les  malades 
qui  n'avoient  pas  de  chirurgiens  attitrés  et  de  suivre 
gratuitement  les  accidents  arrivés  au  spectacle  jusqu'à 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  633. 


248        l'opéra  secret  au  xviii'^  siècle 

parfaite  guérison....  D'après  les  observations  ci-dessus, 
le  comité,  malgré  tout  le  désir  qu'il  a  d'être  agréable  à 
M"°  Guimard,  ne  peut  se  dispenser  de  supplier  le  mi- 
nistre de  ne  point  adhérer  à  la  demande  de  M.  Fon- 
taine, auquel  elle  paroît  prendre  le  plus  vif  intérêt  *.  » 

D'autre  part,  La  Ferté,  en  transmettant  cette  déli- 
bération au  ministre,  ajoutait  :  «  Quoique  le  comité 
en  dise,  je  crois  que  ce  ne  serait  pas  une  chose  mal 
faite  que  d'avoir  attaché  cet  homme  à  l'Opéra  ;  il  y  est 
toujours  ;  il  soigne  tous  les  gens  des  chœurs  et  autres 
gratuitement  ;  et  souvent  même  il  lui  en  coûte  de  son 
argent,  pour  fournir  du  bouillon  à  la  plus-part  de  ces 
gens,  qui  meurent  de  faim  ;  c'est  ce  que  ne  fait  certai- 
nement pas  le  sieur  Capdeville ,  et  encore  moins 
M.  Pipelet,  qui  a  trop  d'affaires  pour  venir  perdre  son 
temps  à  l'Opéra  *...  »  En  présence  de  ces  avis  contra- 
dictoires, Amelot  ajourna  sa  décision,  se  réservant 
d'en  causer  avec  le  surintendant....  Il  est  bien  impro- 
bable que  les  observations  du  comité  aient  pu  tenir 
contre  la  protection  de  la  Guimard  et  l'argument  «  du 
bouillon  »  de  La  Ferté. 

C'est  enfin  un  mémoire  adressé  au  ministre  par  le 
sieur  Randier,  dentiste,  une  page  de  haut  style,  où  l'art 
musical  et  l'art  dentaire  forment  un  étrange  salmi- 
gondis. 

De  tous  les  spectacles  qui  excitent  la  curiosité  et 
l'admiration  non-seulem_ent  de  cette  capitale,  mais 
même  de  toute  l'Europe,  il  n'en  est  point  qui  soit  plus 
digne  que  l'Opéra.  Tout  semble  concourir  à  y  faire 

*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  i,  638. 


LES    PAUVRES    ET    L    OPERA  24g 

remarquer  la  noblesse  et  le  bon  goût  de  la  nation  fran- 
çaise. Sa  Majesté,  par  une  protection  singulière,  a 
daigné  étendre  ses  bontés  jusqu'à  établir  une  Académie 
et  des  fondations  qui  réunissent  tous  les  artistes  pro- 
pres à  perfectionner  ce  spectacle,  en  développant  et 
cultivant  les  germes  de  talents  des  jeunes  élèves  qui 
s'y  destinent.  On  ne  peut  assez  se  louer  du  bon  ordre 
qui  y  règne,  par  la  vigilance  et  les  soins  des  ministres 
et  autres  personnes  respectables,  à  qui  l'administration 
en  est  confiée  :  ils  ont  porté  la  prévoyance  et  l'huma- 
nité jusqu'à  y  attacher  des  chirurgiens  pour  prévenir 
et  réparer  les  accidents  qui  peuvent  y  arriver  ;  mais 
parmi  les  différentes  incommodités  qui  affligent  l'es- 
pèce humaine,  il  en  est  une  que  l'on  n'a  pas  prévue,  et 
qui  est  notablement  contraire  à  l'embellissement  de 
ce  spectacle.  C'est  celle  des  dents. 

Personne  ne  peut  disconvenir  que  les  dents  ne  soient 
un  des  principaux  organes  de  la  voix  et  qu'elles  ne 
contribuent  essentiellement  à  la  beauté  et  à  la  santé 
du  corps  ;  or,  comme  les  élèves  destinés  à  l'Opéra  ont 
besoin,  plus  que  tout  autre,  de  réunir  tous  les  agré- 
ments, il  est  presque  impossible  que  celui-ci  se  trouve 
naturellement  dans  des  jeunes  gens  qui,  la  plupart  nés 
sans  fortune,  négligent  totalement  le  soin  de  leur 
bouche,  pour  ne  s'occuper  uniquement  que  des  moyens 
les  plus  propres  pour  y  être  admis.  Si  dans  le  grand 
nombre  de  ceux  qui  entrent  dans  cette  carrière,  il  s'en 
trouve  d'assez  heureux  pour  parvenir  par  leurs  talents 
à  se  faire  une  réputation,  l'aisance  leur  permet  alors 
de  s'occuper  de  leur  personne,  mais  malheureusement 
il  est  presque  toujours  trop  tard  pour  réparer  entière- 
ment les  difformités  qui  n'auroient  point  paru  si  elles 
eussent  été  soignées  à  temps,  toutes  leurs  peines  de- 
viennent infructueuses,  et  il  leur  reste  pour  la  vie  le 
regret  de  ne  pouvoir  atteindre  à  une  plus  haute  per- 
fection, soit  dans  l'articulation  ou  dans  l'harmonie  du 

3-2 


25o  l'opéra    secret   au    XVIII''    SIÈCLE 

chant,  par  la  privation  de  quelques  points  essentiels  à 
la  parfaite  conformation  de  leur  bouche. 

Pour  éviter  ce  désagrément ,  il  suffiroit  d'attacher  à 
cet  établissement  si  intéressant,  un  expert-dentiste  qui, 
en  visitant  attentivement  et  fréquemment  la  bouche 
de  tous  les  élèves  de  l'un  et  l'autre  sexe,  préviendrait 
et  réparerait  tous  les  accidents  que  causent  à  cet  âge 
la  négligence  ou  l'insuffisance  des  moyens. 

Le  sieur  Randier,  chirurgien-dentiste  de  Madame  la 
comtesse  d'Artois,  désireroit  être  à  portée  de  prouver 
en  cette  occasion  son  zèle  pour  le  bien  public,  il  se 
chargerait  de  soigner  toutes  les  maladies  de  bouche  et 
de  fournir  ce  qui  est  nécessaire  pour  cela  à  tous  les 
élèves,  moyennant  qu'on  les  obligeât  de  venir  chez  lui 
une  fois  par  semaine  ou  de  se  réunir  quelque  part  où 
il  pût  les  voir.  Les  avantages  qui  en  résulteroient  pour 
l'agrément  du  public,  et  le  bien  des  sujets  qui  en 
éprouveroient  les  bons  effets,  seroient  plus  sensibles  et 
plus  remarquables  dans  quelques  années,  qu'au  com- 
mencement du  traitement.  Le  sieur  Randier  n'aura 
qu'à  s'applaudir  si,  ayant  démontré  la  nécessité  et  l'u- 
tilité de  ce  surcro  t  de  bontés  du  Gouvernement,  il 
peut  mériter  l'honneur  et  la  confiance  des  dignes 
chefs  de  cette  Administration  et  le  titre  de  chirurgien- 
dentiste  des  Menus-Plaisirs  du  Roi  *. 

Cette  requête  ne  rappelle -t- elle  pas  l'excellente 
caricature  oii  l'on  voit  un  maître  de  pension  disant  à 
son  économe  :  «  Monsieur  l'économe,  pour  couvrir  les 
frais  de  mon  bal  de  dimanche  dernier,  le  dentiste  vien- 
dra visiter  toutes  les  bouches  de  la  pension;  chaque 
élève  paiera  deux  francs.  Vous  donnerez  cinq  francs 


*  Archives  nationales.  Ancien  régime.  O  l,  655. 


LESPAUVRESETL"  OPÉRA  25l 

au  dentiste  :  il  n'en  a  pas  pour  plus  d'une  heure.  » 
C'est  ainsi,  sans  doute,  que  le  sieur  Randier  entendait 
la  chose  :  il  n'en  aurait  pas  eu  pour  plus  d'une  heure 
et  il  aurait  tout  empoché.  Par  malheur,  l'administra- 
tion ne  se  laissa  pas  gagner  à  ses  the'ories  philantro- 
piques,  et  il  n'y  eut  jamais  de  dentiste  spécial  préposé 
aux  bouches  de  l'Opéra. 

Voici,  pour  finir,  la  réclamation  écrite  ab  irato  par 
un  spectateur  pour  se  plaindre  «  du  peu  de  police  ob- 
servée pendant  les  représentations,  »  réclamation  qui 
montre  quel  désordre  régnait  sur  la  scène  de  l'Opéra, 
par  suite  du  manque  d'autorité  du  directeur  combattu 
sous  main  par  le  comité  des  artistes. 


Messieurs  les  administrateurs,  guidés  par  un  zèle 
trés-louable,  se  sont  sagement  expliqués  dans  un 
article  du  règlement,  concernant  la  police  au  théâtre, 
en  deffendant  aux  sujets  de  ne  jamais  se  montrer  au 
public  en  avançant  trop  hors  des  coulisses,  même  sous 
l'habit  des  roUes,  et  encore  moins  sous  l'habit  de  la 
ville  ;  la  raison  de  cette  deffense  est  motivée  sur  le 
besoin  où  est  le  spectacle  de  conserver  son  illusion  et 
de  le  rendre  si  vraisemblable  aux  yeux  des  spectateurs 
que  rien  ne  puisse  l'en  distraire;  mais  comment  cet 
article  du  règlement  est-il  observé  aujourd'hui  ?  Il  ni 
a  pas  un  instant,  dans  la  représentation  d'un  opéra,  où 
Ton  ne  voie  dans  les  coulisses  une  infinité  de  gens  qui 
s'avancent  assez,  pour  que  l'on  puisse  aisément  les 
distinguer  et  les  nommer  ;  on  voit  des  femmes  en 
mantelets  noirs ,  d'autres  en  peignoirs ,  s'avancer 
effrontément  et  faire  des  mines  et  des  gestes  d'un  côté 
a  l'autre  du  théâtre,  on  voit  des  hommes  en  habits 
verd,  rouge,  d'autres  en  camisoUes  blanches,  s'avancer 


252         l'opéra  secret  au  xviii^  siècle 

et  badiner  au  bord  des  coulisses  ;  d'autres  plus  loin  et 
dans  le  même  e'quipage,  dansent  et  semblent  lutter  à 
qui  sautera  le  plus  haut;  et  dans  quel  moment  tout 
cela  arrive-t-il,  c'est  lorsqu'il  y  a  deux  interlocuteurs 
en  scène,  et  dans  les  moments  les  plus  intéressants.  Si 
du  milieu  de  la  salle,  on  voit  tous  ces  pantins  faire 
leur  singerie,  à  plus  forte  raison  des  côte's,  etc.*. 

Le  rédacteur  anonyme  de  cette  note  devait  jouir 
d'un  certain  crédit  auprès  du  ministre  ou  du  surinten- 
dant des  Menus,  car,  contrairement  à  ce  qui  arrive  le 
plus  souvent  pour  ces  sortes  de  réclamations,  celle-ci 
eut  un  effet  immédiat.  Quelque  temps  après,  le  comité 
prenait  une  délibération  dans  laquelle,  après  avoir 
reproduit  en  termes  modérés  et  officiels  les  griefs 
ci-dessus  énoncés,  il  disait  «  qu'il  était  indispensable 
de  faire  un  règlement  sur  cet  objet,  afin  d'empêcher 
que  qui  que  ce  soit,  excepté  le  directeur  et  les 
premiers  sujets,  ne  puisse  rester  dans  les  coulisses  sous 
aucun  prétexte,  et  que  les  personnes  qui  dansent  dans 
les  ballets  ne  parussent  au  théâtre  que  dans  les  actes 
où  elles  seront  employées  ainsi  que  les  acteurs  des 
chœurs  **  ». 

Ce  rapport,  adressé  au  rninistre  comme  tous  ceux 
des  séances  du  comité ,  était  signé  de  Dauvergne , 
directeur,  Gossec,  sous-directeur,  Legros ,  Durand, 
Noverre ,  Dauberval,  Gardel,  Vestris,  et  semblait 
émaner  de  l'initiative  de  ces  artistes.  Mais,  pour  qui 
connaît  la  façon  dont  fonctionnait  cette  machine  si 
compliquée  de  l'Opéra  sous  l'Ancien  Régime,  il  est  hors 

'  "  Archives  uationales.  Ancien  régime.  O  i,  634  et  652. 


LES    PAUVRES    ET    l'oPÉRA  23:) 

de  doute  que  le  comité,  qui  était  en  hostilité  cons- 
tante avec  le  directeur,  n'aurait  jamais  proposé,  de  son 
propre  mouvement,  quelques  mesures  contre  les 
artistes  qu'il  représentait  et  dont  il  partageait  l'anti- 
pathie pour  toute  discipline.  Il  est  donc  à  croire  que  ce 
fut  le  surintendant  des  Menus,  ou  même  le  ministre, 
qui  transmit  cette  plainte  au  comité,  en  lui  enjoignant 
de  la  prendre  au  sérieux  et  d'attirer  l'attention  du 
ministre  sur  ce  côté  défectueux  des  représentations. 
Les  délégués  le  firent  de  bonne  grâce,  mais  cela  dut 
singulièrement  froisser  leur  amour-propre,  que  de  sou- 
tenir contre  eux-mêmes  les  plaintes  d'un  quidam 
qui  les  traitait  de  singes  et  de  pantins. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-Propos Page  ix 


UN     ROI    DE    COULISSES 

PAPILLON  DE   LA  FERTK 

La  carrière  d'un  intendant  des  Menus-Plaisirs.  —  Un 
homme  habile  à  louvoyer.  —  Quatre  ministres  pour  un  in- 
tendant. —  Diverses  façons  de  Hatter  un  supérieur.  —  Un 
ministre  porté  sur  sa  bouche  —  Zeie  intempestif  et  rebuf- 
fades. —  Un.  courtisan  courtisé.  —  Les  compliments  de  Poin- 
sinet  payés  comptant.  —  Un  intendant  qui  succombe.  — 
M""  Cécile  Dumesnil  :  sa  danse  et  son  chant.  —  Ses  coups 
de  tête  et  sa  mort.  —  Un  intendant  qui  se  range.  —  Deux 
beaux-frères  qui  se  valent.  —  Un  intendant  qui  se  dérange. 

—  M"'' Maillard  et  M™"  Saint-Huberty.  —  Questions  de  disci- 
pline et  questions  d'argent. — .N^'^iJorival  prise  de  boisson. 

—  La  maîtresse  d'un  ambassadeur.  —  M""  Guimard,  chef 
de  rebelles.  —  Un  rapport  au  ministre  :  états  de  service 
et  portraits.  —  L'Opéra  refuge  légal  des  filles  et  femmes 
avides  de  liberté.  —  Une  fille  peu  honteuse,  un  père  éhonté. 

—  Une  épouse  persécutée  :  la  fille  de  Sophie  Arnould.  — 
Triste  ménage ,  heureuse  union.  —  Une  algarade  à  la 
cour  :  Sedaine  et  La  Ferté.  —  La  Ferté,  homme  de  science 
et  artiste.  —  Un  homme  qui  défend  sa  tête.  —  Condamna- 
tion à  mort.  —  Une  intendance  héréditaire i 

l'opéra  en  1788 

Situation  trouble  à  l'Opéra  :  bascule  de  la  Ville  à  l'Etat. 

—  Les  artistes  admis  à  gouverner.  —  Le  comité,  Morel  et  La 


2  56  TABLEDESiMATiÈRES 

Ferté.  —  Régime  de  plus  en  plus  défectueux.  —  Départ 
force  de  Dauvergne.  —  Intrigues  et  grandeur  d'un  inspec- 
teur de  voitures.  —  Morel  chansonne.  —  Désarroi  complet 
à  rOpéra.  —  Vaine  intervention  du  roi.  —  Retour  triom- 
phal de  Dauvergne.  —  Un  directeur  qui  dirige  :  états  de 
service  et  portraits.  —  Indispositions  feintes  et  maladies 
réelles.  —  Singulière  façon  de  juger  une  danseuse.  —  Un 
hiver  exceptionnel  :  gros  déficit  à  l'Opéra  —  Suppression 
àtsfeux  et  partage  des  bénéfices  —  A  qui  travaillerait  le 
moins.  —  Rétablissement  dtsfeux.  —  Retraite  volontaire  de 
Dauvergne. —La  Révolution  :  le  comité  mis  au  pas.    .  .     b'j 

ART,    ARGENT   ET   POLITIQUE 

LAINEZ,  LAVS,   CHÉRON 

Trois  débutants  d'avenir.  —  Deuxième  incendie  de 
l'Opéra.  —  Trois  artistes  prêts  à  fuir  :  un  seul  y  réussit.  — 
Quatre  lettres  simultanées.  —  Un  policier  courtois.  —  La 
saisie  d'une  malle.  —  Emprisonnement  et  soumission  de 
Lays.  —  Pourparlers  diplomatiques  au  sujet  d'un  ténor  : 
échec  des  mmistres  français.  —  Ce  qu'il  en  coûte  pour 
ravoir  Rousseau.  —  Trois  mauvaises  têtes  dans  un  bonnet: 
orgueil  d'artistes  et  questions  d'argent.  —  Trois  rhumes 
concertés.  —  Les  rebelles  bien  vus  a  la  cour.  —  Dauvergne 
et  La  Ferté  pressent  le  ministre  de  sévir.  —  Un  directeur 
sur  le  gril.  —  Prétentions  ouvertement  formulées  :  un  mi- 
nistre embarrassé  — Dauvergne  enrhumé.  —  Rapport  dé- 
taillé au  ministre  :  idée  de  publier  ce  rapport.  —  Embarras 
d'un  journaliste  et  précaution  de  l'abbe  Aubert;  abandon  du 
projet.  —  Dauvergne  turlupine.  —  Triple  convocation  chez 
le  ministre  et  triple  déception,  —  Lays  et  Lasalle.  —  Les 
courbettes  et  les  offrandes  d'un  pied-plat.  —  Trois  soumis- 
sions d'un  coup 87 

MADAME   SAINT-HUBERTY 

Une  répétition  à  l'Opéra.  —  Madame  la  Ressource.  —  En- 
fance misérable  et  déplorable  union.  —  Un  début  non 
avenu  —  Grand  cœur  au  travail.  —  Premiers  succès.  — 
VElectre  de  Lemoine  :  une  élève  reconnaissante.  —  Nu- 
dites  artistiques,  scrupules  administratifs.  —  L'Embarras 
sans  embarras.  —  Sacchini  sauvé  de  la  déroute.  —  Aug- 
mentation d'appointements  :  démarches  et  lettres  échan- 
gées. —  Gluck  et  Piccinni.  —  Piccinni  découragé  et  récon- 
forté. —  Origines  de  Didun.  —  Une  chanteuse  reformatrice. 
—  Requête  du  peintre  Moreau,  —  Retour  offensif  de  la 
Saint-îkuberty,  succès  complet.  —  Nouveaux  costumes  et 
nouveaux  frais.  —  Didon  à  Fontainebleau  :  une  reine  de. 


TABLE    DES    MATIERES  25j 

théâtre  dans  les  coulisses.  —  Une  chanteuse  qui  joue  au 
piquet.  —  Une  demi-heure  de  musique  en  trop.  —  Une 
lettre  de  la  Saint-Huberty.  —  Didon  à  Paris  :  Bachaumont 
et  Guinguené.  —  Une  couronne  aujourd'hui,  des  pommes 
cuites  demain.  —  Chefs-d'œuvre  oubliés,  une  partition  de 
premier  ordre.  —  Recettes  d'un  jour  et  d'un  mois  compa- 
rées dans  les  trois  théâtres.  —  Quatre  grands  rôles  en  cinq 
mois.  —  Echec  de  Pénélope.  —  Les  med  culpd  de  Marmontel. 

—  Un  ouvrage  lentement  apprécié.  —  Gratitude  d'élève  à 
maître  :  Lernoine  et  Sacchini.  —  Un  ami  dans  la  police.  — 
Tournée  triomphale  en  province,  —  Un  madrigal  dont  on 
abuse.  —  Exercices  féminins.  —  Un  amour  sérieux  sur 
le  tard.  —  Une  lettre  d'ardent  amour.  —  Le  bonheur  en- 
trevu :  double  assassinat.  —  Ce  qui  reste  d'une  grande 
artiste 121 

UN    MARL\GE    CHORÉGRAPHIQ.UE 

m"'^    THÉODORE   ET   DAUBERVAL 

Un  danseur  à  la  mode.  —  Débuts  de  Dauberval.  —  Un 
hôtel  bien  machiné  et  bien  fréquenté.  —  Double  attaque 
matrimoniale.  —  Dauberval  et  la  Dubarry.  —  Les  dettes 
d'un  danseur,  l'offrande  d'une  favorite.  —  Epître  imperti- 
nente et  galante.  —  Un  tyran  des  cœurs  en  danger  de  mort. 

—  Débuts  de  M"""  Théodore.  —  Une  danseuse  philosophe. 

—  Lettre  édifiante  de  Jean-Jacques.  —  Un  duel  au  pistolet 
entre  femmes  —  La  danseuse-ballon.  —  Un  glaçon  qui 
brûle.  —  Une  saison  à  Londres.  —  Long  congé  ou  liberté 
complète.  —  Congé  définitif  accordé  par  lettre.  —  Du  dan- 
ger d'être  trop  confiant.  —  Une  expédition  délicate.  —  Coût 
d'une  arrestation  en  1782.  —  Correspondance  édifiante 
entre  une  prisonnière  et  ses  geôliers.  —  De  l'inconvénient 
de  trop  écrire.  —  Mise  en  liberté  :  les  adieux  d'une  femme 
d'esprit.  —  Négociations  nouvelles  pour  plaire  au  public, 
échec  définitif.  —  Le  mari  doit  suivre  sa  femme.  —  Un  mi- 
nistre ennuyé  par  un  danseur.  —  Une  union  légitimée.  — 
Nostalgie  des  planches,  démarche  inconsidérée.  —  La  ran- 
cune de  La  Ferté.  —  Le  mari  compose  et  la  femme  danse. 

—  Pièces  de  vers  :  un  auteur  satisfait. —  Coups  de  griffes 
féminins.  —  Un  artiste  presque  modeste.  —  Nouvelle  dé- 
marche et  nouvel  échec.  —  Carrière  achevée  en  province. 

—  L'un  meurt  à  Bordeaux  et  l'autre  à  Tours i63 

LE    CONGÉ    d'une    DANSEUSE 

m""  dupré  et  gallet 

Les  débuts  d'un  couple  dansant.  —  Les  révélations  d'un 
registre  :  le  maître  et  l'élève.  —  La  femme  gardée  et  l'homme 

33 


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3900  3  00 19^0  58 3b 


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CE  ML   1727  . 

.P2J88  1880 
CÛO   JULLIEN, 
ACC#  1169512 


ADO     177Û-1790.